𝟙 | Chapitre XXI - Celui qui avait fané

Margaret

Les bruits de pas étouffés par les tapis trop épais avaient le don de l'irriter. Margaret avait beau se raisonner, il détestait ça. Il n'entendait rien venir. On l'assourdissait pour qu'il ne tentât pas de se défendre si, par hasard – ou par chance –, un assassin mandaté par un quelconque riche, un complotiste antireligieux ou un noble sur les nerfs décidait d'attenter à sa sécurité. Il ressemblait à une chandelle, cliquetait autant qu'un carillon dans le vent, empestait la rose à cause des savons fournis dans les salles d'eau, et malgré ça, Fülle s'acharnait à le réduire davantage à un pauvre individu inutile.

Il ne se faisait pas d'illusion ; il était un pauvre individu. Et inutile, ça, il n'en savait rien. Priel semblait avoir besoin de lui. Mais lui ou un autre... Il suffisait d'une lame capable de frapper une haute personnalité sans hésiter. C'était en tout cas ce qu'il avait conclu des informations succinctes de son employeur. Seule la Puissance avait décidé que la lame de Margaret éliminerait la cible de ce noble trop sûr de lui. Il n'était d'ailleurs pas certain de considérer cela comme une chance. Il se précipitait un peu plus dans le péché.

Il n'en doutait pas : la Puissance ne l'enlacerait pas lorsque sa fin sonnerait. Il mourrait isolé et fermerait les yeux sur un monde puant, sale, laid, mais un monde qu'il ne méritait pas, malgré tout. Le glas retentirait et il n'y aurait personne pour le pleurer.

« À quoi penses-tu ? », dit Priel en levant un sourcil.

Comment décrire à un presque inconnu que la mort obsédait ses pensées ? Comment exprimer qu'il se demandait s'il existait, dans le monde, un être qui comprendrait qu'il n'était plus et qui verserait une larme en son souvenir ? Comment expliquer que s'il devait reposer dans une tombe, aucune fleur ne fleurirait ? Margaret et ses pétales mornes tomberaient en miettes, balayés par le vent, oubliés dans l'immensité du temps. Une fois la fleur fanée, on aurait beau l'arroser, plus rien ne changerait.

La fleur de Margaret avait fané des années plus tôt. Dans une ruelle mal éclairée, quand il avait dit oui pour la pièce d'or. Sa jolie fleur que personne ne lui avait dit de préserver parce qu'on n'avait jamais envisagé qu'il pût la perdre. À Georges et à Achille, ses sœurs cadettes, sa mère avait répété qu'il ne fallait pas laisser la petite fleur se faner. À Margaret, rien. Margaret ignorait qu'il avait une fleur. Il ignorait qu'il était une fleur. Il mit longtemps avant de comprendre qu'il l'avait perdue.

Comment décrire la fleur vendue à un noble qui méprise les prostitués ? Comment avouer qu'à trente-cinq automnes, il se sentait pareil à un gamin désemparé, parce qu'il n'avait pas eu l'occasion d'être un gamin au bon moment ?

« Je me disais que vous deviez rencontrer quelqu'un et que vous ne l'aviez toujours pas fait, dit-il enfin, en regardant à peine Priel.

— Tu surveilles mes activités ?

— Nous sommes là depuis quatre jours. J'aurais pensé qu'il était aisé de rencontrer des gens, ici.

— Garde ta langue dans ta poche, dit Priel en retroussant les lèvres.

— Pourquoi ? Avez-vous peur que je m'en serve autrement ? »

La grimace prude du jeune homme ne suffit pas à lui tirer un sourire. Il pensa juste que lui n'avait jamais grimacé de la sorte, quel que fût son âge.

« Je dois le voir en fin d'après-midi, dit Priel en marchant quelques pas devant lui.

— Vous m'en voyez comblé.

— Tu n'auras pas à rester avec moi. Tu seras libre dès cinq heures.

— Parfait, dit Margaret avec une voix neutre.

— Tu pourrais paraître plus heureux de gagner une journée de congé. »

Il ne rétorqua rien. Il avançait sans entrain ni fausse légèreté. Le poids du monde paraissait élire domicile sur ses épaules. Il fatiguait, à porter le fardeau de sa vie et de celle des autres sans l'avoir demandé. Il aurait donné beaucoup – peut-être l'une des pièces d'or reçue la nuit passée avec l'ancien maître d'armes de la Marquise et de l'héritier Crochemort – pour ne plus être responsable de la vie ou de la mort d'un autre. Mais il ne pouvait formuler pareille promesse.

* * *

Priel le quitta peu avant cinq heures, comme il l'avait annoncé. Il ne dit rien de vive voix, mais Margaret devina dans la tension de son corps, dans les doigts qui martelaient la cuisse, dans les phalanges blanches autour de la canne, qu'il n'était pas serein. Était-ce l'appréhension d'une rencontre qui apparaissait essentielle ou l'angoisse qui le prenait dès qu'il se retrouvait seul ? Dans le doute, il ne proposa pas de l'accompagner. S'il s'était agi de la seconde option, il aurait essuyé un refus sec, assorti du regard méprisant que les nobles servaient aux sans-noms lorsqu'ils osaient prendre la parole.

Il fixa la silhouette boiteuse qui s'éloignait dans la foule.

Il se retrouva seul pour la première fois en trois jours. Il passa une main dans sa nuque : il était désœuvré. Son temps gravitait autour de Priel depuis qu'il l'avait tiré de la prison. L'odeur de la mer ne collait plus à ses narines et il avait cessé d'avoir froid. Il s'habituait à son corps libre, aminci et plus faible qu'avant. Il renouait avec les sensations d'avant, avec l'espace, avec le chaud, le sucre. Avec la liberté dont il n'avait jamais compris qu'il la possédait avant d'en être privé.

Margaret manquait de tout mais il était libre. Il avait tant perdu qu'il n'avait plus rien à perdre ; il avait tant subi qu'il n'avait plus rien d'inconnu à subir ; il avait tant souffert qu'il n'avait plus peur. Margaret-sans-fleur pouvait crier sur tous les toits : « Je suis libre ».

Il tourna dans un couloir où la foule s'éclaircissait. Il aperçut un homme aux cheveux blonds bouclés. Il n'apercevait que son profil, un nez droit et des lèvres fines. Plusieurs colliers entouraient son cou et les bijoux qui couvraient son corps maigre témoignaient d'un raffinement certain. Son sourire discret le dérouta. Derrière le contrôle de l'écartement des lèvres, il lui sembla voir le sourire de son frère, sincère mais réservé. Il dévisagea ce jeune homme qui ne devait pas avoir trente ans.

Il s'approcha.

« Saule... ? » dit-il en s'arrêtant près de l'homme.

Il sursauta et pivota vers Margaret, les yeux verts écarquillés. Il ouvrit la bouche, fronça les sourcils, se tut. Il toisa l'assassin des pieds à la tête, l'air perplexe. Un éclat traversa son regard lorsqu'il croisa les iris blancs.

« C'est Sorin, maintenant, dit-il avec un sourire froid.

— Ton nom évoque toujours le soleil, répondit Margaret en plissant les yeux. Mais tu as effacé l'Automne.

— Cette tradition est démodée, de nos jours. »

Margaret ne sut comment interpréter l'expression de Sorin. Il comprenait déjà mal son cadet quand ils étaient enfants. Il hocha la tête.

« Tu n'es pas très habillé, Sorin. »

Un nom étranger sur sa langue, pour désigner un homme devenu étranger, lui aussi. Il ne l'avait plus vu depuis douze ans.

« Toi non plus, répondit Sorin d'une voix piquante.

— Je suis l'aîné, c'est mon rôle d'exercer la mauvaise profession.

— Un aîné est supposé revenir, aussi. »

Son visage ovale se teinta de ressentiment.

« Toi, t'es pas revenu, ajouta-t-il en haussant le menton.

— J'aurais aimé vous revoir, mais...

— On t'a cherché quand Achille est morte. T'étais pas là. Pas là non plus pour grand-père, ni pour le mariage de Georges. T'étais jamais là. Tu es parti, Maggie. T'as couru après l'or de l'Été et t'as abandonné ta famille. »

Il empoigna les colliers dorés qui pendaient à son cou.

« Tu sais, dit-il en les agitant, moi non plus, j'ai pas eu le choix.

— Je suis désolé, tellement désolé...

— C'est tout toi, ça. »

Sorin ricana. Margaret ne le reconnaissait pas. Il n'y avait plus de trace du petit garçon qui tapait des pieds pour faire fuir les serpents et qui ne s'endormait que quand il lui caressait les cheveux.

« T'agis comme si t'étais un modèle à suivre, dit l'homme en soutenant son regard. Sauf que personne veut t'imiter. T'es qu'un raté, comme moi, comme Georges, comme maman et papa, comme toute notre famille et comme tous les sans-noms d'Ôton.

— Moi peut-être, mais pas eux...

— T'es mignon, tu le sais ? dit Sorin avec un rictus condescendant. T'as quoi ? Trente-cinq automnes ? T'as l'âge d'être père, pourtant tu te comportes comme un gosse qui découvre que le monde est merdique. Tu es pathétique, Maggie. Et le pire, c'est que tu le sais pertinemment mais que tu refuses de l'admettre. »

Margaret déglutit. Il contracta la mâchoire pour l'empêcher de frémir. L'homme face à lui imitait les riches. Il jugeait, écartait, intriguait. Son frère, né dans les mêmes conditions que lui, avait opté pour la foule plutôt que pour le meurtre. Sa conscience était sale mais il aurait une place dans les bras de la Puissance.

Sorin aiguisait ses mots pour les muer en poignards. Il tailladait Margaret. Le sang perlait des plaies ouvertes. Il ne mobilisait pas la force nécessaire pour l'endiguer. Il le laisserait dégouliner pour se laver de ses péchés. Sorin avait raison, il était indigne de sa famille. Il s'élançait à la poursuite de quelques pièces d'or, parce qu'il ne savait pas ce qu'il pouvait vouloir d'autre. Son cœur était sobre et ses désirs inertes.

« Vous êtes le serviteur d'Annelise de Ver. »

Priel surgit à la droite de Margaret. Il retint un juron de surprise. Maudits tapis qui dissimulaient l'arrivée des autres ! Hors du palace du Baron, la canne de Priel l'aurait trahi bien avant qu'il ne parlât.

Sorin acquiesça. Margaret comprit alors pourquoi il avait acquis autant de venin tout en craignant les serpents. Il travaillait à la Cour du Printemps, au service de l'héritière du Comté.

« Vous portez le deuil, dit Priel, les yeux rivés sur la petite pierre noire autour de son cou.

— Oui, pour Syth de Ver, dit Sorin d'un ton glacial. Lâchement assassiné par un individu indigne d'être qualifié d'homme. »

Margaret se décomposa. Il devina le coup d'œil de son employeur. S'ils avaient été seuls, il se jura qu'il l'aurait giflé.

« J'ai entendu dire que le meurtrier croupissait en prison, dit Priel, mielleux.

— J'espère qu'il y restera jusqu'à la fin de ses jours. Et lorsque l'heure sera venue pour lui de retourner à la nature, j'ose espérer que la Puissance le délaissera et qu'il errera dans les limbes.

— Tu blasphèmes, Sorin », dit une femme vêtue d'un élégant costume frappé d'un papillon.

Annelise de Ver passa un bras autour de la taille de l'homme, qui murmura des excuses. Elle ne s'attarda pas sur Margaret, préférant contempler Priel, qui s'inclina.

« Je n'ai pas le plaisir de vous connaître, messire.

— Priel Aestas.

— Vraiment ? Je ne l'aurais pas deviné, dit-elle d'un timbre léger.

— J'ai entendu dire que vous reveniez de guerre, ma Dame ? »

L'atmosphère entre eux parut se rétracter. Elle lâcha son serviteur pour s'approcher de Priel.

« Le Baron a l'oreille fine, mon ami. Ce conflit n'a pas sa place ici, il nous en a avertis. »

Elle se pencha vers lui.

« Peut-être devrions-nous trouver un endroit plus... intime, pour en discuter ? »

Sa langue paraissait rouler les mots contre le palet et les dents pour les susurrer à l'oreille de Priel, qui ne réagit pas.

Les yeux marrons de l'héritière de Ver se posèrent sur la boucle d'oreille de Margaret.

« À moins que votre serviteur n'y voit un inconvénient ? Sorin ne s'en préoccupe pas, mais peut-être que vous n'êtes pas dans cette situation.

— Mon garde du corps n'a pas son mot à dire, ma Dame, répondit Priel avec le sourire faux qui lui seyait tristement bien. J'accepte votre invitation avec plaisir.

— Parfait. Sorin viendra vous chercher demain soir, dans ce cas, après les sorties d'usage avec le Baron, dit-elle en glissant une mèche de cheveux châtains derrière son oreille. À demain, messire. »

Elle se détourna avec un sourire qui ne plissait pas ses yeux. Sa main reposait sur la taille de Sorin. Il ne portait pas de boucle d'oreille. Margaret les suivit du regard. Dès qu'ils eurent disparu de son champ de vision, il se tourna vers Priel avec une expression scandalisée.

« Vous n'allez pas accepter ?

— N'est-ce pas ce que je viens de faire ? »

Il écarquilla les yeux et écarta les bras.

« Vous n'êtes rien et elle est l'héritière de Ver, dit-il, une grimace d'incompréhension sur le visage. Comment peut-elle ne serait-ce que vous regarder ?

— Tu m'offenserais presque.

— Vous êtes à peine noble, en plus de ça. Vous avez acheté votre nom !

— Margaret, l'interrompit Priel en claquant la langue, je penserais que tu es jaloux si je ne commençais pas à connaître sa bêtise.

— Jaloux ? Moi ?

— Tout à fait. Jaloux que je puisse rencontrer la femme qui a séduit ton frère. »

Margaret retroussa les lèvres. Il retint un haut-le-cœur.

« Vous êtes répugnant. »

Face à lui, Priel sourit, l'air satisfait.

« N'est-ce pas ? Devrions-nous arrêter cette conversation là ? »

Voilà l'un des problèmes majeurs de Margaret. Sa famille. Elle avait déjà été évoquée de façon superficielle ; il y est désormais confronté. Qu'en pensez-vous ? Quelle est votre opinion sur la réaction de Sorin ? 

En passant, Saule est un prénom féminin traditionnel kazakh et d'Asie centrale signifiant soleil. Sorin est un prénom masculin roumain signifiant soleil également. D'où la réponse de Margaret et sa remarque sur l'absence d'Automne dans son prénom (car je le rappelle, la tradition veut que les hommes portent des prénoms féminins et les femmes des prénoms masculins). 

Prochain chapitre : « Chapitre XXII - Celui qui voulait courir »

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