𝟙 | Chapitre XVII - Celui qui conversait peu
Priel
Priel somnolait, enfoncé dans son fauteuil. Le tissu était doux contre son dos. Il battait des paupières et, chaque fois, les soulever était plus difficile. La femme en noir se tenait au pied du lit, accroupie et muette. Ses lèvres s'ouvraient, comme toujours, mais elle ne disait rien d'audible. Priel la regardait, elle lui rendait son regard. Il ne parvenait à se détourner, aspiré par la tête sans visage, indistincte, une face dont il ne voulait pas se souvenir. Il s'obligeait à l'oublier, que jamais son visage ne revînt dans sa mémoire.
L'horreur le traversait. Il n'y avait plus que la chaleur et cette peur atroce cramponnée à ses entrailles. La peur d'une mort dressée face à lui. Mort muette et sourde, aveugle et insensible, là pour toujours, inscrite dans son génome et dans son âme. La femme en noir avait agité la main, soufflé quelques mots ; elle l'avait tué. Trois syllabes, peut-être quatre, cinq ou six, et il avait perdu la vie. Il sombrait dans un gouffre de feu et de flammes. Les langues rougeoyantes l'entouraient, l'emportaient, la femme trônait, elle souriait, créature faite d'ombres.
Elle se dégageait des flammes. Lui ne pouvait bouger. Il était paralysé sur le sol, entouré par le brasier. Au loin, des cris, des pleurs, l'effroi à l'état pur, des hurlements en résonnance avec ceux éperdus poussés par son cœur. Les battements l'assourdissaient. La femme sans yeux le fixait et il ne pouvait s'extraire de sa surveillance acharnée. Sa malédiction le poursuivait. Il aurait beau fuir, fuir, fuir encore, elle le retrouverait.
L'Hiver te retrouvera.
Il avala une goulée d'air, respira comme s'il avait été en apnée pendant des siècles. Il plongea la main dans sa veste, tira les deux enveloppes récupérées dans le couloir, un peu plus tôt, grâce à un échange convenu avec le Baron. L'avantage de porter un nom.
Je retrouverai l'Hiver avant qu'il ne m'élimine.
Ses yeux se fermaient. Il avait beau les cligner, tout autour de lui devenait flou, même la femme en noir. Aveugle les yeux ouverts, il ne distinguait plus les enveloppes, plus les murs, plus le fauteuil. Il ne se distinguait plus lui-même. Il rangea les documents dans la poche de sa veste, contre sa poitrine, puis se laissa sombrer. Enivré par le sommeil, il s'abandonna à la sécurité éphémère d'un monde où il régnait en maître. Un monde imaginaire où nul autre que lui ne pouvait agir. Un monde de cauchemars, parce qu'il ne concevait pas la vie autrement, désormais, que comme une existence faite des pires affres que quiconque pouvait inventer.
* * *
« Si vous ne vous réveillez pas, je verse le contenu de cette cruche sur votre tête. »
Une voix moqueuse résonna dans son monde solitaire. Il ouvrit les yeux et tomba aussitôt sur le visage de Margaret, trop proche de lui pour qu'il eût pu s'y préparer. Il tenait une cruche dans la main gauche, qu'il inclinait dangereusement vers lui. Priel ne réagit pas, abasourdi par la vision hors norme d'un minable sous son nez. De sa vie, jamais un serviteur n'avait osé l'approcher d'aussi près.
« Dommage, dit Margaret en se redressant, et la cruche avec lui, j'aurais préféré que continuiez à dormir. »
Il plissa les yeux et posa enfin son arme de fortune sur une commode.
« Que veux-tu, Margaret ?
— Moi ? Rien, répondit l'autre en haussant les épaules. Vous êtes celui qui m'a donné une heure et demie. Je ne fais qu'obéir à vos ordres, mon cher. »
Priel lui décocha un regard excédé et se leva en soupirant. Ses jambes lui accordaient un répit éphémère, ce jour-là. Il jouissait des minutes qui s'écoulaient sans qu'il ne souffrît de leurs élancements. Il savait cependant que cette paix ne durerait pas. Rien ne durait. La paix la plus douce s'achevait irrémédiablement dans la guerre la plus brutale. Les hommes se délectaient de la violence. Ils s'y complaisaient. La paix était un interlude conçu dans le seul but de préparer la guerre à venir.
La paix du Continent aussi, avait été une douce période dont on ne pouvait plus que se souvenir.
Il précéda Margaret dans le couloir. Le cliquetis de ses bijoux dans son dos l'apaisait. Il l'écoutait comme une mélodie discrète. Les chaînes s'entrechoquant à chaque pas rappelaient que l'homme était là, derrière, toujours. Il avançait dans ses pas, à sa suite, selon ses ordres. Il obéissait, il le protégerait. Margaret l'accompagnait ; Margaret le vengerait. Margaret le sauverait.
Priel n'errait plus seul, lui qui n'avait plus vu ses proches depuis dix ans. Quand bien même il côtoyât un sans-nom, il n'était plus seul. Il préférait mille fois la compagnie d'un assassin mal luné à celle oppressante de la femme en noir.
Les deux hommes s'installèrent au fond d'une immense salle bondée. Les convives s'amoncelaient autour des chaises, des tables, des plus riches, des plus nobles. Ça brillait partout, sur les peaux nues des esclaves et serviteurs. Les prostituées se terraient dans des coins, à l'écart de la foule, dénudées comme le voulait les coutumes, vulgaires au possible.
Ça riait, ça jacassait, on vantait ses mérites et ses hauts-faits, exhibait ses trophées, partageait des souvenirs flatteurs. On se présentait sous son meilleur jour pour attirer l'attention des autres. Fülle méritait sa réputation. Une ville où l'apparence faisait tout.
Lui partait perdant. Personne ne regardait les infirmes.
Il y eut un mouvement de foule. On s'écarta brusquement. Un homme d'une soixantaine d'années révolue, suivi de Jennès, fendit les flots d'un pas assuré. Sa peau noire luisait de paillettes d'or, mise en valeur par une élégante tunique blanche. Un diadème cerclait sa tête et révélait son identité. Le Baron Vimma d'Aestas, troisième du nom, seigneur de Fülle et souverain de l'Été.
Il monta sur une estrade. Où que l'on fût dans la pièce démesurée, on le voyait. On l'admirait. Il scintillait sous les lustres.
« Seigneurs et Dames, Messieurs et Mesdames, Nobles et Nommés, commença-t-il d'un ton solennel, je vous remercie de votre présence à cette réception. »
Des applaudissements retentirent aussitôt, qu'il fit taire d'un geste de la main.
« Citoyens de l'Été et de l'Hiver, du Printemps et de l'Automne, hommes et femmes de toutes les Saisons, vous êtes tous rassemblés ici, à la recherche du bonheur ! »
Il écarta les bras. Un sourire éclairait son visage aux angles durs.
« Il n'y a qu'une Dame qui manque à l'appel aujourd'hui, et elle n'est pas la bienvenue ici. »
Des murmures ponctuèrent sa phrase. Priel tapait des doigts contre sa cuisse. Reclus dans une alcôve, sur sa droite, un petit groupe de nobles arborant le perce-neige de l'Hiver jetait un regard désapprobateur en direction de la scène. La Marquise absente, ils représentaient ses terres.
Vimma reprit, sans appel.
« Les conflits des Hiems ne concernent en rien cette célébration. Si le hasard me conduisait à assister à une altercation entre Ver et Hiems, je me chargerais personnellement d'envoyer les concernés en pleine mer. La guerre n'a pas et n'aura jamais sa place ici. La Puissance nous regarde, et la Puissance ne veut que nous voir nous prélasser dans le plaisir ! »
Il balaya les invités des yeux.
« Je déclare dès lors la réception du Solstice d'hiver ouverte ! », acheva-t-il avec force.
Il quitta la scène sous un tonnerre d'applaudissements. Il se noya dans la masse et disparut du champ de vision de Priel, assis, trop bas pour prétendre à une vue d'ensemble. Il écoutait d'une oreille les discussions. Certains remarquaient déjà le manque de tenue d'un autre. Et celui-là ! Comme il est laid ! Les foudres s'écrasaient sans prévenir. Les convives décidaient de la gente fréquentable ; ceux qu'on éliminait ne pourraient jamais s'intégrer.
Autrefois, il prenait part à ces conversations. Son amie d'enfance et lui, deux pauvres gosses unis comme deux doigts d'une main, jacassaient et imitaient les parents, les oncles et tantes, tous les nobles coincés, trop maniérés pour paraître vrais. Ils parodiaient. Oh non ! Priel ! Elle est pauvre, c'est certain. Et lui d'acquiescer : tu as raison, elle n'est pas fréquentable, parce que fréquentable était l'unique critère. Pouvait-on tolérer d'être vu en telle compagnie ? Et elle, tu en penses quoi ? demandait-il ; il avait besoin de l'assentiment de son amie. Non, non, regarde. Elle porte un papillon, papa n'aime pas les papillons. Il l'écoutait aveuglément. Elle parlait, il obéissait.
Il pensait qu'ils s'aimaient. Mais à dix ans, l'amour n'a aucun sens. Ce qu'il prenait pour un sentiment réciproque n'était que façade pour elle. Une façade qu'elle avait laissé tomber en ruine dès qu'elle n'en avait plus eu besoin.
La paix précédait toujours la guerre. L'amour était une guerre du cœur qui ne connaissait jamais la paix. Et le cœur, pauvre cœur, sortait bien trop souvent perdant.
« Il y a une éternité que nous nous sommes rencontrés, Priel. »
Priel sursauta et croisa les yeux ambrés de Vimma. Malgré son âge mûr, il possédait une peau lisse, plissée uniquement au bord des yeux. Il portait lui-même les bijoux qui démontraient sa richesse.
« Baron », dit Priel en se levant pour le saluer.
Il croisa le regard amusé de Margaret. Il devinait sans mal le commentaire qu'il retenait : c'était la première fois qu'il le voyait s'incliner.
« Vous avez amené votre serviteur ? dit le Baron en survolant la silhouette athlétique, quoiqu'un peu mince, de Margaret.
— Je suis son garde du corps.
— Il parle ? Voilà qui est original. »
Le Baron caressa la joue de Margaret d'une main couverte de bagues. L'assassin se décomposa. Cette fois, ce fut Priel qui lui accorda un regard moqueur.
« Priel, dit Vimma d'Aestas en se détournant de Margaret, avez-vous reçu des nouvelles de votre famille ?
— Non, Monseigneur, pas encore. Mais j'ai reçu un courrier, comme vous devez le savoir.
— Bien entendu. »
Il agita une main désinvolte et interpella une servante qui passait là avec un plateau et des verres en cristal. Il la congédia dès qu'ils se furent servi. Vimma fit un autre signe pour indiquer à Priel de s'asseoir. L'homme n'en fit rien ; on ne s'asseyait pas en présence d'un souverain. On obéissait à tout, mais jamais à pareil ordre. C'était de ces ordres retors auxquels il ne fallait jamais répondre sous peine de subir les foudres de son interlocuteur et des foules.
Parti comme il était, Priel ne souhaitait pas amenuiser encore ses chances de s'immiscer dans les cercles de la haute société.
« J'espère que vous serez ravi lorsque vous lirez ces lettres, dit Vimma d'une voix mielleuse. Vous deviez les attendre avec impatience.
— Je ne saurais le dire, Monseigneur. J'espère que les nouvelles seront bonnes.
— Votre optimisme est admirable. »
Il sourit une nouvelle fois, puis il tourna les talons. Le tissu blanc de sa tunique vola dans son sillage, tandis qu'il se mêlait aux convives sans plus accorder d'attention à Priel, figé sur ses jambes tremblantes, les doigts de la main droite crispés autour du pommeau à tête de serpent, ceux de sa main gauche tapant sans relâche le haut de sa cuisse. Il gardait la tête haute.
Les enveloppes pesaient lourd contre sa poitrine.
C'est au tour de Priel de délivrer son avis sur cette réception officiellement ouverte. Vous pouvez le constater : Margaret comme Priel partagent une opinion réservée quant à la superficialité de Fülle... Serait-ce un premier point commun entre eux ?
Quelles sont donc ces lettres que porte Priel ?
Et que vient faire Vimma dans cette histoire ?
N'hésitez pas à me partager vos hypothèses ou vos remarques !
Prochain chapitre : « Chapitre XVIII - Celui né noble, partie 1 »
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