𝟙 | Chapitre XVI - Celui mué en poupée dorée

Margaret 

Le crépuscule rosé tombait sur la ville et miroitait sur la pierre blanche. Margaret attendait sur le pas de l'auberge que Priel le rejoignît. Il n'était pas retourné dans la chambre de son employeur depuis le début de la journée et espérait qu'il avait écouté son conseil. Il n'aurait plus manqué qu'il arrivât ivre et épuisé chez le Baron d'Aestas.

S'il n'avait pas été enchainé à cet affreux petit noble, il se serait probablement réjoui de sa bêtise. Il l'aurait même encouragée pour lui faire payer. Il aurait fait monter deux autres pichets de vin, pour qu'il regrettât de l'affubler d'un accoutrement dont même un esclave ne voudrait pas. Un frisson horrifié l'avait traversé lorsqu'il avait enfilé les vêtements. Une horreur froide, face à un miroir qui renvoyait le corps d'un prostitué fait pour se vêtir ainsi. Le corset, le sarouel et les bijoux épousaient sa silhouette avec une terrifiante perfection.

Il resserra les pans de sa cape autour de lui. Les bijoux tintaient à chacun de ses mouvements.

« Mets-tu vraiment un manteau ? » dit Priel en s'arrêtant à sa hauteur.

Margaret acquiesça.

« J'ai froid », répondit-il malgré l'air dubitatif de son locuteur.

Froid et honte. Il ne savait, à vrai dire, d'où venaient les frissons qui le parcouraient.

« Quel âge avez-vous ? ajouta-t-il en regardant Priel sortir sans pardessus.

— Vingt-cinq. »

Il haussa un sourcil et attendit que Priel complétât sa phrase.

« Étés. J'ai vingt-cinq étés.

— Vous êtes un Aestas ?

— Oui.

— Avec votre peau claire et vos yeux bridés ? »

Margaret sourit, délibérément moqueur.

« Je ne suis certes pas très cultivé, dit-il, mais mes notions de géographie sont suffisantes pour ne pas avaler de telles inepties.

— Je suis un Aestas », dit Priel, la mâchoire contractée.

Il boitilla en direction d'un carrosse en bois laqué, tiré par ses deux chevaux. Margaret le suivit du regard. Bien qu'il portât les mêmes couleurs que lui, il reconnaissait qu'il avait d'excellents goûts vestimentaires. Sa veste sombre aux manches pourpres dévoilait son dos nu et mettait en valeur sa peau pâle et sa taille étroite. En d'autres circonstances, il se serait pâmé devant le mouvement délicat des omoplates et les brèves contractions des muscles dorsaux à chaque pas.

« Vous avez dû payer cher pour que l'on vous accepte en Été, dit-il en le rattrapant.

— Mon père avait de l'argent.

— Avait ? »

Les prunelles incendiaires du prétendu citoyen estival coupèrent court à ses remarques. Il écarta les mains en signe de paix.

« Si vous le dites, je vous crois.

— Je le dis.

— Vous devriez mettre un manteau, tout de même. Avant la fête, je veux dire. »

Il se pencha et souffla à son oreille :

« Sinon, personne n'avalera vos mensonges, mon ange. »

Il ouvrit la portière et déplia le marchepieds. Avant que Priel eût rétorqué, il s'engouffra dans le véhicule. Il s'installa sur la banquette en soie. Le tissu était doux contre sa peau.

Il croisa les yeux presque noirs de Priel, qui s'efforçaient de lui faire comprendre qu'il ne mentait pas, qu'il était d'ailleurs très à l'aise au milieu des températures chaudes des terres Aestas, et que de toute façon, il était fort malvenu de la part d'un pauvre assassin — et une putain, avec ça — de remettre en cause la parole d'un noble.

Margaret s'enfonça dans son siège et sourit en soutenant le regard de son employeur.

« Je suis un hors-la-loi, mon cœur, dit-il avant qu'il eût prononcé le moindre mot, je sais reconnaître le mensonge. »

* * *

Les cahots du véhicule s'arrêtèrent après un long silence. L'air était glacial entre les deux hommes. Ni l'un ni l'autre n'avait ouvert la bouche. Margaret avait compris que Priel, les yeux résolument tournés vers la fenêtre, refuserait tout dialogue. Un instant, il avait hésité à s'excuser : il admettait qu'il s'amusait à le pousser dans ses retranchements. Mais la sensation de la soie contre ses omoplates nues l'en avait dissuadé. Aussi l'avait-il imité, et ses lèvres étaient demeurées closes.

Il écarta le rideau et jeta un coup d'œil à l'extérieur. Il recula aussitôt, étourdi par la foule. Des dizaines, des centaines de personnes, peut-être, se pressaient au dehors, toutes enrubannées de hautes toilettes, des riches, des nommés et des nobles, la société dans sa tranche la plus élevée, la plus corrompue et la plus dépravée. Les sans-noms n'avaient de place ici que nus et désarmés, entravés par des bijoux toujours plus coûteux, précipités dans une lutte d'exhibition de richesse. Il entendait le cliquetis des chaînes, résonnant avec ses propres liens. On emprisonnait les pauvres pour les muer en jouets.

Il se revit, soudain, immobile dans une ruelle, dans son village natal. Il avait neuf automnes et un visage enfantin. Pourtant, il était sorti de l'enfance depuis bien longtemps. Il y avait cet homme bedonnant aux doigts couverts de bagues. Il y avait lui, le pauvre gamin des rues, innocent. Il se revoyait, avec ses cheveux sales et ses joues creuses, ses yeux sans éclat, parce qu'ils avaient compris, les yeux, qu'ils étaient sur le point de sacrifier leur vie. Il y avait sa bouche et le mal à la gorge. Il y avait la main sur la nuque qui appuyait sans relâche, les larmes au coin des yeux éteints. Il y avait les douleurs à la mâchoire et la chaleur désagréable. Il y avait le goût salé qu'il fallait avaler. Il y avait l'espoir qui s'envolait, et Margaret, enfant-adulte, debout dans la ruelle, qui serrait sa pièce en bronze.

Il y avait Margaret. Il savait que c'était Margaret ; le collier en attestait. Les lettres étaient gravées sur la plaque de métal autour de son cou. Mais à neuf automnes, déjà, il n'était plus très sûr de qui il était. Il savait juste ce qu'il n'était pas. Il n'était pas riche et il n'était plus vivant. Plus complètement.

Un léger coup de canne contre son mollet le tira de ses pensées. Il sursauta et se râcla la gorge pour reprendre contenance. Il lui semblait encore sentir le goût salé infect.

Priel descendit de la voiture. Margaret l'imita.

Ils furent assaillis par un bourdonnement. Les voix s'enlaçaient. On jugeait, commentait, riait. On se moquait et on évaluait.

Celui-ci est trop pauvre, décidait-on, il ne faudra pas le fréquenter.

Celui-là porte le blason du Printemps, remarquaient certains, ils ont donc le temps de faire la fête ?

Il ne manquerait plus que de voir un Hiems ici !

Les rires avalaient les mots. On approuvait, on renchérissait. Plus que tout, on profitait. On était en Été et la guerre était loin. Les conflits n'existaient pas, ils étaient à peine une brève rumeur qu'il fallait démêler du reste. Fülle et sa recherche intempérante d'un plaisir fugace que l'on prendrait pour un bonheur intemporel.

Un fourmillement de voix accueillit les premiers pas de Priel dans la marée humaine. Un nouvel arrivant dont il faudrait juger s'il était fréquentable. Les têtes se tournèrent, s'arrêtèrent. Elles étaient mauvaises par nature.

Un boiteux, asséna-t-on.

Sa toilette est d'un sobre ! cracha quelqu'un.

Les autres approuvèrent. On invectivait, on haranguait, on reprochait. Que voulait cet homme aux couleurs ternes ? La tenue que Margaret avait trouvée d'un bon goût évident subissait les foudres des courtisans.

Qui est l'homme derrière lui ?

Les regards venimeux ondulèrent vers Margaret, protégé par sa cape. Les langues déversaient leur fiel.

Est-ce son serviteur ?

Il doit être pauvre. Regardez comme il est habillé.

Ne l'approchons pas, ne l'approchons pas.

La sentence tomba. Priel s'immobilisa. Son index et son majeur martelaient sa cuisse. Il secoua la tête. Ses cheveux d'ébène ruisselaient dans son dos, contre sa nuque et sur sa peau claire.

« Comptes-tu garder cette cape miteuse, Margaret ? » dit-il sans se retourner.

Il possédait une voix claire, dessinée avec netteté parmi les voix alentour.

Margaret ferma les yeux. Le tissu rugueux le couvrait des pieds à la tête et le protégeait des médisances. Le retirer mettrait à mal sa fierté. Une nouvelle promesse échouerait sur le sol et la foule l'emporterait au loin. Elle la piétinerait et il n'en reverrait plus nulle trace. Juste un souvenir amer, niché entre deux autres promesses brisées.

Il rouvrit les paupières, redressa le buste et ôta la capuche. Sa poitrine se soulevait à vive allure. Il empestait de sa propre peur. Il contracta la mâchoire et compta. Un. Le cœur affolé battait contre ses tempes et contre ses côtes. Deux. La respiration s'égarait, le souffle luttait pour s'inséminer dans la trachée. Trois. Les membres tremblaient sous la cape. Quatre. Le cliquetis des bijoux résonnait. Cinq. La cape tomba par terre.

Margaret, à demi-nu, droit, le menton levé, le regard lancé vers l'horizon. Margaret, poupée vêtue d'or.

La stupeur comme une vague déferlante. Les voix reprirent, plus fortes. Les regards lassés trouvèrent un nouvel intérêt aux deux hommes.

Un noble ? souffla-t-on.

La rumeur se répandit.

Un noble. C'est un noble. Regardez.

Il ne porte pas de blason.

Qui est-ce ?

Un noble, c'est un noble.

Le roulis de la meute humaine reprit. Cette fois, on tentait d'approcher Priel, appâté par sa noblesse présumée. On se détournait de Margaret ; les serviteurs n'intéressaient que pour renseigner sur leurs maîtres. On voulait toucher l'argent, effleurer la préciosité. Priel ne réagit pas aux appels.

Il se tenait droit. Puis il reprit sa marche, mal assuré sur sa canne. Margaret savait malgré tout que nulle grimace ne barrait son visage. Il n'y aurait que les lèvres pincées et les dents serrées pour ne rien laisser paraître. Priel tirait de la noblesse la capacité de s'effacer au-delà d'un masque impassible. Il le revêtait en permanence, ne devait s'en séparer que lorsqu'il était seul. Il s'insérait dans le décor des juges aux esclaves drapés d'or. Il agissait comme s'il avait cautionné l'orgie de luxe que Fülle encourageait.

En le suivant, la cape autour du bras, Margaret ne put s'empêcher d'espérer que ce masque ne fût qu'un mensonge de plus pour se fondre dans la multitude. Priel et ses paroles tranchantes, avec ses yeux nimbés d'une extrême douleur, possédaient peut-être encore la noblesse de l'âme.

Il le rejoignit alors qu'il entrait dans l'imposante demeure du Baron d'Aestas. Des piliers aux délicates cannelures s'élevaient de chaque côté de l'immense porte ouverte. Ils projetaient leur ombre sur le sol et luttaient pour assombrir l'éclat aveuglant des lampes par centaines. Les deux hommes foulèrent un tapis rouge matelassé. Leurs pieds s'y enfonçaient en silence. Ce tapis signait l'entrée officielle à la réception du Solstice d'hiver célèbre à travers tout le Continent. Margaret retenait son souffle ; jamais, dans ses rêves les plus fous, il n'aurait pensé se tenir à pareil endroit un jour.

Lorsque Priel s'arrêta, il manqua de se prendre les pieds dans le tapis. Une femme à la longue robe rouge jaillit devant eux, les bras écartés et un sourire maîtrisé sur les lèvres.

« Monseigneur ! »

Elle s'approcha de Priel dans un bruissement de tissu. Son décolleté laissait admirer sa poitrine ferme et sa peau brune.

« Elle a le droit de vous appeler monseigneur, elle ? dit Margaret en se penchant vers le jeune homme.

— Margaret, je suis fatigué de te répéter de te taire.

— Ne le répétez pas, dans ce cas, répondit-il à voix basse. Est-ce l'un de vos fantasmes, d'être appelé ainsi ? Auquel cas, je comprends mieux votre réaction, la dernière fois. »

Il esquissa un sourire narquois.

« Vous ne souhaitiez pas vous retrouver avec un... problème de plus.

— Margaret...

— Oh, vous savez, vous ne seriez pas le seul. J'ai déjà rencontré un homme qui se plaisait à...

— Si tu comptes me raconter l'une de tes aventures sexuelles, le coupa Priel entre ses dents, je t'arrête ici. Je ne suis pas intéressé. »

Il pivota vers la femme et lui adressa sourire sans les yeux, une floppée de mensonges sur le bout de la langue.

« Je n'aurais pas pensé vous revoir, dit Priel, mielleux.

— Enfin, Monseigneur, je vous avais dit être au service du Baron. N'avais-je pas précisé que j'assisterais également au Solstice ? »

L'index et le majeur de Priel tapaient contre sa cuisse.

« Je suis Jennès Aestas, dit la femme en tendant la main. C'est un plaisir de vous accueillir à la Cour du Baron. »

Priel s'inclina et baisa le dos de sa main. Margaret nota le frisson qui traversa son corps. Sous son masque fermement serré pour qu'il embrassât chaque geste, on discernait un mélange de douleur et de rage. L'impuissance se débattait et il la maintenait cachée aux yeux des nobles, des nommés et des riches invités.

« Le plaisir est partagé, Madame », dit-il en se redressant.

Il s'approcha légèrement d'elle et murmura :

« Le Baron a accepté ma requête, n'est-ce pas ? »

Jennès hocha la tête. Elle agita les doigts et repartit dans un tourbillon de tissu écarlate. Priel s'engagea à sa suite, avec un geste vers Margaret.

Ils traversèrent couloirs en enfilades, salles bondées, antichambres illuminées, et de nouveau une série de couloirs qui semblait ne jamais finir, puis des escaliers, descendre, descendre encore... À se demander si le domaine de Vimma d'Aestas s'inscrivait dans l'espace, tant il paraissait étendu. Chaque nouvelle porte dévoilait une autre porte, une autre grappe de nobles, un autre escalier, des volées de marches. Le cœur de Margaret battait à toute allure ; Jennès leur imposait un rythme effréné. Elle scindait les groupes bavards et on les entendait déjà jaser lorsqu'ils s'éloignaient.

Le son de la canne était étouffé par la musique. On avait ordonné aux orchestres de jouer sans discontinuer. Des violons, des flûtes, des pianos retentissaient. Margaret avait presque envie de se joindre à eux. Un pied sur la piste de danse, une main tendue vers une jolie demoiselle, m'accorderiez-vous cette danse ? et ils danseraient à en perdre haleine. Il se sentirait comme un noble, oublierait qu'il ne portait rien sur les épaules, qu'il travaillait et qu'il ne pourrait, à dire vrai, jamais accéder au rang nécessaire pour inviter une femme à danser.

Jennès accéléra encore. Il effaça la demoiselle de son esprit, pressa le pas. Des effluves épicés gagnaient ses narines. Ils dépassèrent la salle du buffet. Un bref coup d'œil lui révéla la quantité absurde de plats, disposés sur des tables rectangulaires aux nappes rouges. Le rouge estival. Le même rouge que l'uniforme des gardiens de la prison marine. Un rouge effrayant qui annonçait mort et accident. Le rouge de l'innocence présumée, parce que c'était la mer qui tuait. Les soldats rouges étaient incapables de prévoir que les flots engloutiraient la petite passerelle où trottinait le prisonnier, n'est-ce pas ? Rouge innocence. Rouge cauchemar.

Le même rouge sur ses mains.

Il se détourna. Le rouge lui coupait l'appétit.

Un autre couloir, puis descendre dix-sept marches, et Jennès s'immobilisa. Devant eux, une porte en bois. Elle tira une clé de sa poche et la glissa dans la serrure. Le battant s'ouvrit sur une ouverture opaque. Un courant d'air s'en extirpa, cri muet venu des entrailles de l'hiver. Elle laissa passer les deux hommes.

« Le Baron fermera les yeux pour ce soir, dit-elle en donnant une autre clé à Priel. Vous trouverez l'objet de votre requête dans ce corridor. Ensuite, continuez tout droit ; vous rejoindrez le couloir menant à vos appartements. »

Elle s'apprêtait à refermer la porte, mais elle se ravisa. En parlant de nouveau, elle usait de la parole suave de la courtisane.

« Nous vous attendrons dans deux heures pour le discours d'ouverture du Baron. »

Elle partit, les plongeant dans le noir. Le silence les coupa du reste du monde. Lorsque la porte se referma, elle emporta avec elle les bruits mondains. Ils se perdaient désormais dans un univers noir comme la nuit d'où ne s'échappait aucun son. Les murmures, les rires, l'orchestre... tout avait disparu. Margaret n'entendait que sa propre respiration. Elle hurlait à ses tympans, manifestait que son ouïe fonctionnait encore. Celle de Priel, à quelques centimètres, trop loin ou trop proche, lui répondait. Aveugle, il ne distinguait pas même l'ombre de sa silhouette. L'obscurité les avalait sans les mâcher.

« Viens. »

La voix de Priel se réverbéra contre les murs, irréelle, impalpable. Il ne la reconnaissait pas. L'obscurité déformait tout. Il ignorait où il se trouvait et où il irait. Il joignit les mains, incapable de penser à quoi que ce fût d'autre qu'à implorer la Puissance ; se confesser, supplier qu'on lui accordât le pardon.

Une main moite saisit son poignet. Il sursauta.

« Je t'ai dit de venir. »

Toujours cette voix dont il ne reconnaissait pas le timbre.

« Où sommes-nous ? »

On ne lui répondit pas. La main le tira en avant.

« Attention, il y a une marche. »

La canne résonnait dans ce qu'il savait être un couloir. Une marche, en effet, puis de nouveau le plat, et une série de dalles inégales. Ils n'avançaient pas vite, ralentis par le pas hésitant de Priel.

Le couloir sentait l'ancien, la pierre froide et renfermée. Il ne devait pas connaître l'air frais. Il était difficile de penser qu'un instant plus tôt, ils se trouvaient au milieu d'une foule fortunée.

Ils marchèrent trop longtemps pour savoir combien de temps s'écoula. Margaret suivait sans poser de question, la main enfermée dans celle de Priel, à la poigne surprenante. Puis Priel le lâcha. Devant lui, il perçut un mouvement d'air ; son employeur s'éloigna. Il se mouvait avec aisance dans le noir. Bien vite, il ne fut plus à portée de bras. Et quand Margaret avança, il ne rencontra pas le contact de son corps. Il entendit la canne, de plus en plus ténue. Il ne l'entendit plus. Un soupir retentit, puis de nouveau la canne, de plus en plus proche, cette fois. Ses doigts touchèrent un corps. Il entendit Priel protester. Sa voix avait perdu ses étranges inclinaisons induites par l'écho.

« Nous pouvons y aller, dit-il.

— Aller où ?

— Là où nous séjournerons. N'as-tu pas écouté Jennès ? »

Il fallut encore un moment avant que Priel et Margaret ne poussassent une énième porte, au bout d'un énième couloir, dans une pénombre presque totale. Ils débouchèrent sur un corridor au tapis qui étouffait le son des pas. Les murs revêtaient un papier peint aux motifs somptueux. Plus de traces de dalles irrégulières ou d'air froid. Ici, ça empestait le luxe. Ça embaumait Fülle.

Ils pénétrèrent enfin dans une grande chambre. Un unique lit trônait au milieu de la pièce. On reconnaissait la fabrication des Ölim : un matelas haut sur un sommier qui ne laissait aucun espace entre le meuble et le sol. Enfant, Margaret rêvait d'un tel lit, qui lui aurait évité de balayer les moutons de poussière réfugiés sous le lit qu'il partageait avec son jeune frère.

Priel se laissa tomber sur un fauteuil avec un long soupir. Son teint pâle contrastait avec les cernes violacés creusant ses yeux.

« Vous n'avez pas dormi », dit Margaret avec calme.

Il secoua la tête. L'épuisement le guettait et il refusait pourtant de s'y abandonner.

« Ta chambre est à côté, dit Priel en fermant les paupières. Tu as une heure et demie pour t'installer, après quoi nous irons écouter le discours de ce cher Vimma. »

Sur ces mots, bienvenu(e)s à la Cour de Fülle !

Prochain chapitre : « Chapitre XVII - Celui qui conversait peu »

1 : Les Ölim sont la famille religieuse rattachée aux Aestas. Ils sont réputés pour confectionner des lits d'excellente qualité.

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