𝟙 | Chapitre XIV - Celui qui chantait le ciel endormi

Priel

Priel peinait à soutenir le poids de sa propre tête. Il appuyait le front contre le plat de sa main, les yeux grands ouverts et l'esprit brumeux. L'alcool obstruait ses sens. Il s'échinait à l'entraîner dans un sommeil de plomb qui n'aurait rien de reposant. Lui, refusait de s'y abandonner. Les heures étaient longues et la nuit infinie.

Aux premières lueurs de l'aube, Margaret poussa la porte. Il portait son habituelle cape mangée par les mites, ou les rats. Un vêtement repoussant, à n'en point douter. Le tissu rêche trainait dans la poussière. Le rat qui l'avait déchiqueté devait être désespéré pour s'abaisser à mordre pareille immondice. La pauvreté, décidément, poussait aux pires vices.

Margaret s'assit en face de lui, les jambes croisées et le visage dur. Il ne prononça pas un mot.

« Tu m'en veux pour hier ? dit Priel, la voix avinée. Je plaisantais, tu sais, je ne suis pas intéressé par les hommes. Encore moins par ceux comme toi.

— Vous avez un humour douteux.

— Au moins j'ai de l'humour. »

Il nota le frémissement des lèvres de son interlocuteur, dont il ne parvint à définir s'il était amusé ou agacé. Il mit cette hésitation sur le compte de la boisson ; cet assassin de bas rang ne pouvait qu'être agacé. En vingt-et-un jour ou presque qu'il le côtoyait, il ne l'avait jamais vu esquisser le moindre sourire franc. Mais ce matin-là, il paraissait d'une humeur encore plus massacrante.

« La seule solution que vous avez trouvée pour être éveillé à l'aube était de ne pas dormir ? » dit Margaret, piquant.

Il s'empara de l'un des pichets vides sur la table et le renifla.

« Du vin ? »

Priel acquiesça.

« Tous ? »

Il désigna les trois autres contenants. À nouveau, Priel hocha la tête.

« Vides ? »

La brusque image de sa mère lui reprochant d'avoir dérobé l'alcool en cuisine jaillit devant ses yeux. Il entendait encore sa voix stridente, outrée qu'il se fût endormi comme un vulgaire serviteur au pied des escaliers. On lui reprochait de boire, avait-il objecté, mais on lui présentait des prostituées. Sa mère s'était tue, et il se souvenait avoir entendu des éclats de voix en provenance de la bibliothèque. On l'avait laissé s'amuser avec les bouteilles et personne n'avait jamais reparlé des filles de joie.

Margaret et son expression moralisatrice lui rappelait ça. Sa mère. Et ce jour lointain où il ne l'avait pas vue sourire.

« Je n'ai aucun compte à te rendre, tu m'ennuies », dit-il en agitant une main.

Il porta une coupe à ses lèvres. On la lui arracha avant qu'il eût bu. Il gémit en tendant le bras pour la récupérer, mais Margaret la tint éloignée.

« Je ne vous en veux pas, Priel, dit-il en abaissant sa capuche. Ça va, comme ça ? Je ne pensais pas que la culpabilité vous rendrait aussi misérable. »

Priel grimaça.

« Pourquoi me sentirais-je coupable pour un sans-nom ?

— J'oubliais que j'étais en compagnie d'un nobliau imbuvable.

— Oh, tais-toi, Margaret ! Tu ne m'ennuies plus maintenant, tu m'assommes. »

L'assassin haussa les épaules.

« Pourquoi vouliez-vous que je vienne ? dit-il en parcourant la chambre du regard. Je veux bien que vous ayez un joli visage, Priel, mais l'admirer est loin d'être mon occupation favorite.

— Ne crois-tu pas que c'est réciproque ?

— Absolument pas, dit Margaret avec un sourire arrogant. Vous avez besoin de moi, mon cœur. Alors que moi...

— Tu croupirais en prison si je n'avais pas été là. »

Il accorda un coup d'œil dédaigneux à l'assassin, qui ne rétorqua rien. Un imperceptible tressaillement de son sourcil trahit cependant ce qu'il n'avait pas prononcé. Que la prison était peut-être un sort préférable. Brusquement dégrisé, Priel se leva et s'accouda à la fenêtre. Le soleil qu'il avait contemplé la veille s'étirait, langoureux. La lune, dans son dos, souriait avec douceur. Sa pâle lueur s'éclipsait et elle s'assoupissait à son tour.

« Quand dort le ciel... déploie tes ailes, fredonna-t-il du bout des lèvres. Quand hurle le vent... quand il t'appelle... envole-toi ! Égare-toi ! Ton cœur chancèle, les dieux t'enlacent, ton âme s'échappe...

— Quand dors le ciel... les dieux te libèrent. Ton corps s'oublie... Ton âme est seule dans le vent... Goûte à cette liberté d'antan... !

— Tu connais cette chanson ? dit Priel, un goût de sel sur la langue.

— Mais le ciel jamais ne dort, tu restes prisonnier de ton corps... Le cœur s'éteint, s'endort au creux de ta main. Tu le contemples, tu l'étreins. Prison de chair... Barreaux de l'âme... Le ciel dormira demain. »

Margaret sourit. Sa voix éraillée faisait danser les syllabes. Chaque note ondulait et, lorsqu'il se tut, elles semblèrent encore retentirent, douces et familières.

« Une chanson tristement réaliste pour vous, non ? » dit-il en jetant un regard nonchalant à la canne.

La vieillesse s'empara des traits du jeune homme. Il parut soudain âgé de plusieurs siècles, le visage sillonné de rides, des ombres mordant les joues, les yeux, les tempes. Il disparut au-delà des ombres, avalé, possédé. Sa peau blanche devint parcheminée. Ses yeux se muèrent en nuit sans lune, sans lumière, comme un ciel endormi. Et malgré ce ciel, il restait bloqué sur terre, ses ailes tombaient en lambeaux, dévorées par les années, par le temps, infâme, indomptable, inarrêtable. Il arborait un visage de mort que l'on avait privé de paix. Un mort que la Puissance n'accueillait pas, condamné à errer dans les limbes. Un mort que l'on oublierait, qui s'oublierait lui-même. Un mort trop vieux qui s'acharnait à vivre.

Il cligna des yeux, le mort disparut, comme une mue dont on se débarrassait. Priel, serpent, destiné à remplacer encore, encore, encore, ce corps dans lequel on l'avait bloqué. Une mue pour grandir, mais les plaies, elles, ne guérissaient jamais. Il demeurait là, toujours plus grand, toujours aussi mort.

« Je m'excuse, dit Margaret, les sourcils froncés. Je n'avais pas pensé que... Enfin, je n'ai pas réfléchi. Vous aviez dit vous-même que j'étais un imbécile, alors...

— Peu importe. »

Mots indolents, vieux, si vieux, eux aussi. Des mots-remparts érigés autour de lui. Dressés et épineux, et lui, à l'abri derrière. Seule la femme en noir traversait sa protection précaire. Les mots de la femme en noir sont effrayants. Ils sentent le brûlé et les cendres.

« Il y a une boîte sous mon lit, dit-il sans soutenir les yeux blancs. C'est pour toi. »

Margaret ne posa pas de question. Il ne posait jamais de question. Il se contentait d'obéir en silence et, quoi qu'il eût pu dire, Priel lui en était reconnaissant. Le silence était une agréable musique.

Il tira une large boîte rectangulaire que la poussière n'avait pas encore recouvert. Il effleura l'inscription sur le couvercle, une marque réputée à travers tout le Continent. Priel lui ordonna de l'ouvrir ; il s'exécuta. Le jeune homme dévisagea le visage qui se contractait, d'abord sous l'effet de la surprise, puis de la compréhension et, enfin, sous l'effet d'une colère naissante.

Il se rassit en silence. En face de lui, Margaret déplia une étoffe pourpre, délicate, transparente. Il la lâcha sur le parquet, déplia une autre pièce de tissu, d'un violet tirant sur le noir, celle-ci. Puis il scruta un vêtement rigide aux lacets sombres. Une paire de chaussures ouvertes. Des bijoux. Un à un, des dizaines de bijoux en or échouèrent dans les plis des habits, bagues, bracelets, colliers, chaînes multiples. Assez d'or pour affirmer que son maître était riche. Priel retint un ricanement moqueur. Margaret ne scintillerait jamais assez pour montrer toute l'étendue de sa fortune.

Happé par le spectacle qu'offrait l'homme, il oubliait la chanson du ciel qui dort.

« Vous voulez que je mette ça ? »

Priel savoura l'expression révulsée sur le visage hâlé. Une grimace horrifiée barra les lèvres et une ride naquit au milieu du front. Même les yeux blancs luisaient d'une fureur contenue. La peur nichait souvent dans un coin. Elle s'installait et on ne la dominait qu'avec une effusion de rage.

« Ne déchire rien, je te prie, je n'aurai pas le temps de racheter quoi que ce soit.

— Vous pouvez vous enfoncer ces vêtements là où je pense, je ne les enfilerai pas. Je ne suis pas un esclave. »

Une rage réprimée pouvait faire davantage de dégâts que lorsqu'on lui laissait libre court. Priel releva ses commissures, sans se détacher des poings tremblants autour d'une parure.

« Tu n'es pas un esclave, j'en conviens, dit-il en s'approchant. Mais à Fülle et pour toute la durée du solstice, tu seras à mon service. Tu as déjà fréquenté de telles réceptions, si je ne m'abuse ? »

Margaret acquiesça, l'air de se faire arracher un bras.

« Tu sais donc quel sort est réservé aux serviteurs les plus démunis. Tu ne voudrais pas subir de telles humiliations... si ? »

Les yeux de Priel ne sourirent pas. Il effleura la joue creusée de l'homme. Sa chevalière était froide contre la peau chaude.

« Tu mettras chaque jour ce que je t'ordonnerai de mettre et je ferai comme si cette conversation n'avait pas eu lieu. Souviens-toi que tu m'as juré fidélité.

— La fidélité se mérite et ce n'est pas ainsi que vous gagnerez la mienne.

— Pourquoi la gagnerais-je ? »

Le visage de Priel fut traversé par un étonnement sincère.

« Je l'achète, c'est suffisant. »

Il retourna s'asseoir. En se pinçant l'arête du nez, rattrapé par sa nuit alcoolisée, il indiqua à Margaret de se changer et de le rejoindre dès il serait prêt.

* * *

Priel luttait pour avaler une tranche du pain plat trop huilé apporté par un employé, quand Margaret revint. Il s'assit sur le lit, aussi loin possible de son employeur, semblait-il. Le jeune homme abandonna le pain dans sa flaque d'huile et scruta son compagnon de voyage.

Un corset noir enserrait sa taille et dévoilait sa poitrine. Les lacets noués tant bien que mal baillaient sur le côté, menaçant de se détacher au moindre instant. Il paraissait mal à l'aise, engoncé dans un habit rigide qui entravait ses mouvements et exhibait sa chair cuivrée. Le corset tombait sur un sarouel pourpre transparent. Dessous, il avait enfilé la dernière pièce de tissu : un pantalon d'un violet prononcé embrassant la forme de ses jambes.

Margaret étincelait. Tout son corps était couvert de bijoux en or. Une lourde parure remplaçait sa tunique ; des bracelets entouraient ses poignets et ses chevilles ; des fils d'or, comme des liens somptueux, assuraient qu'il fût contrôlé de la façon la plus totale par ses propres vêtements. Il attendait dans un étau doré.

Il étincelait de colère, aussi.

Ses yeux allaient et venaient sur la silhouette de Priel.

« Vous ne comptez pas porter ça au solstice, j'espère ? » dit-il d'une voix où la colère laissait place à l'inquiétude.

Priel baissa les yeux sur son costume sombre aux manches taillées dans le même tissu pourpre que le sarouel. Il l'avait commandé en même temps que le costume de son locuteur.

— Pourquoi ? dit-il avec un sourire innocent. Tu n'apprécies pas ?

— Tout le monde va me prendre pour votre... »

Margaret s'interrompit un instant. Il se mordilla les lèvres.

« Pour votre esclave de plaisir..., acheva-t-il.

— J'y compte bien. »

Priel décroisa les jambes avec un rictus.

« Je ne laisserai personne te toucher tant que tu seras à mes côtés, Margaret. Si, pour cela, il me faut porter les mêmes couleurs que toi et prétendre que nous entretenons une relation corporelle que nous n'avons pas, je le ferai. »

Alors que les derniers mots quittaient ses lèvres, une douleur vive irradia contre ses tempes. Il porta une main à sa tête, les yeux à demi-clos. Des tambours retentissaient. Ils vibraient avec violence, hurlaient de toute leur puissance. Ils s'époumonaient et il n'entendait pas la voix de Margaret, lointaine, si lointaine. Vin. Fatigue. La mort, sans cesse, sur son épaule. Elle était si lourde, cette camarade, elle était épuisante et lui, épuisé. Angoisse. Panique. Terreur. Ça se cramponnait aux entrailles. Ça braillait aux tympans. Ça gueulait que c'était là, puis que ça ne partirait pas. Et c'était fort, si fort, trop fort. Il n'entendait rien que sa peur monstrueuse.

Et quand on pensait que ça allait nous tuer, alors que la résistance s'effritait pour s'écraser sur le sol, ce moment où ça nous fixait et où on levait la tête pour lire dans les yeux froids qu'on allait crever, ça partait. Ça partait comme c'était arrivé ; en silence, sans prévenir, sans rien laisser d'autre que l'amer souvenir que ça reviendrait toujours.

Ça, c'était la peur dans son essence la plus vile. Collante et permanente.

Les tambours se turent contre les tempes. Il écarta les doigts, sortit la tête d'entre ses épaules. La chambre s'étalait devant lui, grande, vide, fate. Lui, minuscule et dérisoire. Il croisa le regard de Margaret, l'aguicheur dans ses habits d'or et de peau. Il n'avait pas bougé. Seules ses prunelles oscillaient, du crâne à la bouche, de la bouche à la poitrine, de la poitrine aux jambes, des jambes au crâne. Priel s'aperçut qu'il frissonnait.

« Vous devriez vous reposer », dit Margaret.

Il fit quelques pas en direction de Priel, prit un verre sur la table, y versa de l'eau. Il le tendit au jeune homme.

« Si vous arrivez dans cet état au solstice, je ne donne pas cher de notre peau à tous les deux, dit-il avec un sourire contrit. Reprenez-vous, Priel. Vous ne m'entrainerez pas dans votre chute. Si vous désirez tomber, vous tomberez seul. »

Il sortit de la chambre sans rien ajouter. 

Ce chapitre me laisse dubitative. J'avoue avoir eu du mal à l'achever. J'avoue aussi m'être résolue à esquinter une scène comique que je voulais insérer originellement. J'ai peur, surtout, de tourner en rond. Qu'en pensez-vous, vous qui lisez ? N'hésitez pas à être honnêtes : si vous trouvez que l'histoire commence, quand même, à s'essouffler, bon, je le comprendrais. 

Sinon, j'ai un funfact pour la chanson de Priel ! S'il y a des philosophes (ou des gens qui ont de vagues souvenirs de leurs cours de philo de terminale) dans l'assemblée, eh bien je vous informe que je reprends dans cette chanson la croyance platonicienne d'une âme libre dans le Ciel des Idées (mettons que c'est la liberté des dieux de la chanson) qui tombe dans le corps et en devient prisonnière, jusqu'à ce que le ciel s'endorme pour qu'elle redevienne libre à nouveau. 

Merci de votre lecture, et je vous retrouve, je l'espère, au prochain chapitre. 

Prochain chapitre : « Chapitre XV - Celle qui avait peur »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top