𝟙 | Chapitre XIII - Celui qui était mort

Priel

Priel versa du vin rouge dans une coupe en cristal. Elle était froide entre ses doigts. Il la porta à ses lèvres. Le liquide coula dans sa gorge, frais et savoureux. Il était agréable de résider dans un établissement qui servait du bon vin. Peu lui importait qu'il y eût des tapisseries et des dorures, pourvu que l'alcool fût convenable. Il ferma les yeux pour ne plus penser qu'aux notes d'épices et de fruits, à la brûlure vite estompée contre son palet et à la légère acidité de sa boisson.

Il battit des cils et contempla le ciel, à l'extérieur. Le soleil achevait sa course et tournait son visage endormi vers le monde. Le crépuscule revêtait sa robe orangée et baignait les façades blanches d'une douce teinte. La face triste de la lune apparaissait plus tôt, depuis quelques temps. L'hiver s'installait avec une lenteur calculée ; l'automne lui cédait sa place, résigné.

La réception du Baron débuterait le lendemain. Bientôt, tout serait fini. Son cœur pourrait s'assoupir avec le soleil et la femme en noir, à son tour, s'endormirait à jamais.

La porte s'ouvrit bruyamment. Il réprima un sursaut et posa un regard ennuyé sur l'intru. Margaret se détachait dans l'embouchure, la cape négligemment enroulée autour des épaules, les cheveux en bataille devant les yeux et un sourire suffisant sur les lèvres.

« Tu es revenu, dit Priel, le visage de marbre.

— Nous sommes la veille de la réception, comme demandé, répondit Margaret en entrant dans la pièce sans y avoir été invité. Auriez-vous préféré que je reste dehors ?

— Je pensais que tu ne reviendrais pas, toi non plus. »

Priel passa une main dans sa chevelure d'ébène, désinvolte, et il prit une gorgée de vin. Il désigna une chaise à son interlocuteur mais ne lui proposa pas de partager sa boisson.

« Vous aviez tort, dit Margaret en s'installant. La pauvreté n'enlève rien à l'honneur, vous savez. Je tiens ma parole. »

Il remonta les manches froissées de sa chemise et en déboutonna les premières attaches, dévoilant le haut de son torse. Il avait une peau brunie par le soleil. Il n'était pas particulièrement beau. À peine remarquable, dans la foule de splendides visages qu'offraient les rues de Fülle. En revanche, il émanait de lui une aura indescriptible dont il était impossible de se défaire. Il attirait le regard bien que l'on tentât de l'ignorer. Une fois sa proie appâtée, il s'assurait de la maintenir envoûtée.

Il tira un poignard de sa ceinture et s'empara d'une assiette en céramique posée sur la table pour y aiguiser sa lame. Les muscles de ses bras roulaient à chaque mouvement. Il redressa la tête. Quelques mèches noires dévoilèrent les deux pupilles blanches.

« Que voulez-vous ? dit-il.

— Pardon ?

— Vous me regardez trop fort. Que voulez-vous ? »

Priel se détourna. Ses yeux le désorientaient.

« Rien, répondit-il d'une voix peu convaincante.

— Vous voulez que je parte, c'est ça ? »

Les pommettes de Margaret se relevèrent.

« Vous auriez pu trouver un moyen plus distingué de me faire passer le message. Mais j'ai compris, je vous laisse. »

Il rangea son couteau, abandonna l'assiette et se dirigea vers la porte. Alors qu'il saisissait la poignée, un bruit de métal retentit. Il se retourna et fixa la pièce dorée, luisante sur la table.

Priel but une gorgée de vin.

« Je ne veux pas être seul, ce soir », dit-il.

La réponse de l'assassin fusa.

« C'est non.

— Tu veux davantage ? »

Priel posa une deuxième pièce d'or sur la table. Il jouait avec le liquide dans son verre, nonchalant. Margaret s'approcha, l'attention rivée sur l'argent. Le bruit de ses bottes contre le parquet se tut avant qu'il eût été à portée de son client. Il maintint entre eux une distance raisonnable que l'homme à la canne n'aurait pu combler sans un effort douloureux.

« Je ne vous vendrai pas mon corps deux fois, dit-il. Vous avez choisi mes poings, ne me demandez rien de plus.

— Trois pièces, dans ce cas ? »

Margaret s'avança encore de quelques centimètres. Il effleura la joue du jeune homme, qui fronça les sourcils en ajoutant une pièce sur la table.

« Je suis sale, Priel, vous ne méritez pas que je vous souille, vous aussi. Vous comprenez ? Vous feriez mieux de trouver quelqu'un d'autre, ce soir. »

Priel ne répondit pas. Il crut lire de la honte dans les prunelles de son compagnon de voyage, puis une silhouette sombre se colla à la cornée et éclipsa toute émotion. Margaret sourit, l'air navré, et enfila sa cape. Ses yeux disparurent, son sourire retomba.

« Vous être trop jeune, Priel, dit-il. Bonne soirée.

— Trop jeune, tu dis ? dit Priel avant qu'il eût ouvert la porte. Margaret, quel âge avais-tu, toi, quand tu t'es tué toi-même pour la première fois ?

— J'ignorais que vous aviez un attrait pour les cadavres. Je suis cependant au regret de vous annoncer que je ne suis pas un fantôme. Je vous laisse à vos fantasmes nécrophiles, Priel. Forts blasphématoires, d'ailleurs, si je puis me permettre. »

Priel l'ignora.

« Quel âge avais-tu, le jour où tu as vendu ta dignité ? N'est-ce pas cette dignité même qui fait la vie de l'homme ?

— Que...

— Qu'as-tu donné ? Ta queue ? Ton cul ? Ta bouche ? »

Cette fois, Margaret ne rétorqua pas. Sa bouche, découverte par sa capuche, frémit.

« Probablement la bouche », dit Priel en tapotant les pièces d'or. Il y en avait cinq, désormais. « N'étais-tu pas trop jeune, pour ça ? N'étais-tu pas trop pur ? Pourquoi avoir accepté d'être souillé, comme tu dis ? »

Il inclina la tête.

« Si tu couches avec moi, ajouta-t-il, peut-être que ma jeunesse te nettoiera. »

Il sentit la rage de Margaret. Un regard comme une gifle. Il passa une main contre sa joue avec l'impression qu'on venait de le frapper. La porte claqua et l'homme disparut dans un mouvement de tissu.

« Viens dans ma chambre demain, à l'aube ! » dit Priel.

Il s'enfonça dans son siège et se pinça l'arête du nez. Il s'ennuyait.

* * *

Priel ne dormit pas, cette nuit-là. Il demeura assis devant sa carafe de vin, vidant verre après verre, carafe après carafe. Il entendait l'habituelle litanie dans son dos. Les mots ne parvenaient pas à ses oreilles. Ce n'était que des syllabes éparses et dénuées de signification. L'alcool ne suffisait pas à l'assourdir.

Il aurait préféré que Margaret restât avec lui. S'il lui avait proposé une coupe, les heures seraient passées plus vite. Il avait aussi hésité à appeler une prostituée — les hommes ne l'attiraient pas vraiment, à dire vrai. Puis il s'était rappelé du dégoût ressenti la première fois que son père lui en avait présenté une. Il avait treize ans, alors. Il n'avait pas pris le temps d'examiner la poitrine ferme enfermée dans une robe soyeuse. Il n'avait pas non plus prêté attention aux manières exagérées de la femme, persuadée d'être dotée d'un charme irrésistible. Il s'était détourné. Penser qu'il consommait ce que d'autres avaient acheté, qu'il ne profitait que de ce que les précédents avaient bien voulu lui laisser, le privait de toute satisfaction à louer une vendeuse de plaisir.

Il était de ces enfants capricieux qui dédaignaient tout ce qui appartenait au petit peuple. Élevé dans le luxe, il n'appréciait que le luxe. Une putain, ça n'avait rien de luxueux. C'était le sexe des pauvres, pas suffisamment pauvres pour tolérer qu'on les qualifiât ainsi. Le sexe des échelons les plus bas de la haute société. Bas intellectuellement. Il fallait bien être stupide pour payer pour du sexe. Stupide ou obsédé. Ce qui, après réflexion, revenait au même. La stupidité, bien souvent, ne correspondait qu'à une impossibilité pour l'individu à comprendre qu'il dégradait seul son prestige et sa position sociale.

Il bailla.

À Fülle, on le prendrait pour un rabat-joie. Il ne savait pas s'amuser, clameraient certains. Priel soupira. Reprochait-on souvent à un mort de ne pas s'amuser ? S'il disait qu'il était mort, peut-être qu'on lui ficherait la paix. On le regarderait, les yeux grands ouverts, la bouche bée, et il goûterait un instant au silence. Puis il se rappellerait que la femme en noir ne se taisait jamais. Et en l'entendant, il se rendrait compte qu'il n'avait pas menti, finalement. Il était vraiment mort.

Ce chapitre s'achève sur une note terriblement joyeuse, n'est-ce pas ? 

Ma question porte aujourd'hui sur l'interaction entre Margaret et Priel : qu'en avez-vous pensé ? Quelle part de vérité, dans ces propos ? 

Prochain chapitre : « Chapitre XIV - Celui qui chantait le ciel endormi »

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