𝟙 | Chapitre XI - Celui qui vendait du plaisir, 2/2
Margaret
Margaret dégrafa les premiers boutons de sa chemise. Le tissu souple s'ouvrit sur son torse. Un pendentif en métal pendait à une chaîne autour de son cou. Écrit en alphabet ancien, son prénom s'accrochait à son cœur. Peut-être était-ce son cœur qui s'attachait à un nom sans signification. Nom de fleur pour le fils d'une herboriste.
« Tu ne m'as toujours pas dit ton âge, Margaret, dit son client, les yeux rivés sur ses clavicules.
— Gardons Meg pour ce soir, monsieur. »
Un nom qu'il chérissait et qu'il offrait le moins possible. Il acceptait de souiller son corps, mais ce qui faisait de lui qu'il était lui, ça, jamais. Huit lettres pour modeler son identité.
« Plus de "monseigneur" ? »
Le visage de l'homme se teinta d'un voile de regret.
« Vous n'êtes pas noble », répondit Margaret.
Il s'apprêtait à pousser la porte d'une taverne moins fréquentée que le Reptile rieur quand il s'immobilisa, un sourire charmeur étalé sur les lèvres. Il s'approcha et souffla, la voix suave :
« A moins que vous ne désiriez être appelé ainsi... monseigneur. »
Il se mordilla la lippe et baissa les yeux. Il les remonta, l'air railleur.
« Voilà qui est rapide... », dit-il.
Il s'humecta les lèvres, les yeux plissés, et entra enfin, la démarche nonchalante. Il secoua la tête pour arranger sa chevelure courte, avant de balayer l'espace du regard. On avait pendu une tapisserie derrière le comptoir.
L'homme passa dans son dos, posa la main autour de sa hanche. Margaret se raidit. La mâchoire contractée, il s'efforça de détendre son corps déshabitué du contact masculin. La promesse qu'il n'avait jamais rompue en prison gisait à ses pieds, inerte. Chercher l'aisance pécuniaire dans la chaleur d'un autre. Dissiper le froid collant à la peau en s'offrant à un corps étranger que les températures affectaient moins. Vendre du plaisir et oublier la dignité.
Il se râcla la gorge, se tortilla. La main se détacha. Il échoua à retenir un soupir soulagé. L'homme se dirigea vers un employé. Il faisait mine de n'avoir rien vu. Il devait deviner, pourtant, la confusion du prostitué.
Une femme guida Margaret jusqu'à une table, à l'écart du reste des consommateurs. Au regard de la quantité de peau exposée par la foule, il déduisit que ce lieu ne devait pas être réputé uniquement pour son vin. La femme le fit asseoir. Elle parlait peu et les seuls mots qui vibraient entre ses cordes vocales émanaient d'un fort accent, difficilement compréhensible. Puis elle s'éclipsa et Margaret se retrouva seul.
Pas qu'il détestât la solitude. Au contraire, il avait l'habitude de la côtoyer. Il n'était à vrai dire jamais complétement isolé. Cette sensation au creux de l'estomac, sorte d'angoisse sourde, muette et aveugle, une boule qui grossit, grossit, jamais n'explose, constituait la plus assidue des partenaires. Mais, parfois, il se rendait compte qu'il préférait la compagnie d'une autre. La serveuse, par exemple, avait retenu son attention. Un corps rond, des formes souples, une peau brillante, et des lèvres... Il tuerait pour caresser de telles lèvres.
« Puissance, pardonnez mes pensées, dit-il pour lui-même.
— Tu es croyant ? »
Son client s'assit en face de lui. Margaret abaissa les mains et acquiesça. Il ne bougea pas. S'il avait été dans sa condition normale, il aurait pris les choses en main. Sa conscience professionnelle lui aurait ordonné de se lever avec sensualité. Il aurait esquissé quelques pas, lents et mesurés, dans un roulement de hanches, les yeux plongés dans ceux de son interlocuteur. Il aurait effleuré sa joue, puis le menton, le cou, la poitrine. Il aurait attendu les ordres, obéi. Tout pour une pièce. Pour cet or envoûtant que les riches vieillards ne lui cédaient jamais.
Il n'y arrivait pas. La banquette l'aspirait. Son poignet trembla lorsqu'il s'empara du gobelet alcoolisé que l'homme lui tendait. Il le porta à sa bouche, avala une gorgée. Il ne pouvait ignorer le bruit, autour. L'agitation régnait. L'auberge puait le sexe. Et lui avait peur, si peur, soudain, d'être une marchandise.
Il ferma un instant les yeux. Je n'ai pas honte, avait-il rétorqué lorsque Priel l'avait interrogé sur son occupation. Il rouvrit les paupières. Non, il n'avait pas honte. Il avait peur, et la peur, il devait la tuer, elle aussi. La peur serait une âme parmi toutes celles qui dansaient déjà au fond de ses pupilles.
« Tu es maquillé, Margaret ? dit l'homme, le sortant de ses pensées.
— Non, monseigneur. »
Ce qui est mort ne peut t'atteindre.
Margaret serra les dents. Il imaginait sa paume contre l'épée de Priel. Son contact l'apaiserait. La sécurité retrouvée, un instant, lui assurerait qu'il était encore en possession de ses moyens. Toute illusion que ce fut, il s'y accrochait avec la force d'un désespéré. Il imitait les malheureux condamnés de la prison, ces victimes et leurs accidents commandités, cramponnés aux falaises escarpées. La force des vagues gagnaient face à leurs doigts en sang. Ils lâchaient, avalés par les flots. Ils rêvaient de ces doigts refermés autour d'une roche pourtant éloignée. Ils sombraient dans le ventre de la mer, persuadés d'y être encore attachés. Encore en sécurité. Encore vivants et malgré tout déjà morts.
Margaret serrait le poing pour oublier que sa dignité aussi était morte.
« Tu as une peau si lisse..., dit l'homme en face de lui. On n'y voit pas cet âge que tu accusais... »
Il s'approcha, hypnotisé par le regard de l'assassin qui s'efforçait de ne pas se détourner. La garde métallique neutralisait la peur. Il s'imaginait toujours la tenir lorsque son client leva une main et l'avança vers sa joue. Il l'arrêta.
« On paie avant de toucher. »
Il lut une once de surprise dans les yeux de l'homme, vite remplacée par de la satisfaction. Il le regarda mettre une main dans sa poche, se rapprocher. Le contact froid d'un morceau de métal entre sa ceinture et sa peau hérissa ses poils.
« Une pièce d'or, dit-il à son oreille. Pour commencer... »
Margaret expira. Un imperceptible sourire se dessina sur son visage brusquement relâché de ses tourments. L'or précipitait sa chute.
Il résista au désir de se plonger dans la contemplation de la pièce. Il se focalisa sur les yeux bleus de l'homme, le début de barbe sur son menton, le souffle alcoolisé contre son nez. Il balaya le dégoût et l'hésitation. Il baissa le bras qu'il avait levé. La main de l'homme caressa sa joue. Il laissa faire, laissa descendre, doigts emmêlés dans les cheveux, au creux des omoplates, au-dessus des fesses. Doigts étrangers qui achetaient du plaisir à lui qui le vendait. Doigts d'homme plus âgé, parce que ce n'étaient jamais les plus jeunes qui consommaient.
* * *
Margaret s'éveilla au beau milieu de la nuit. Le bras de son client traversait son torse et il entendait ses ronflements. Il fronça le nez. Il battit des yeux et se faufila hors du lit pour enfiler une chemise. Une deuxième pièce dorée avait rejoint la première, à sa ceinture. Il la fit courir entre ses doigts tandis qu'il se dirigeait vers le petit balcon à l'autre bout de la chambre. Il s'appuya sur la balustrade et embrassa le paysage urbain du regard. Enfoncés dans les quartiers riches de la ville, ils s'étaient éloignés de la liberté des toits, si bien qu'il ne voyait en tout et pour tout que des façades rendues grises et fades par la nuit.
Les fêtes prenaient une inspiration avant le Solstice d'hiver. Tous retenaient leur souffle pour laisser le temps à la ville de s'imprégner des festivités. La semaine suivante, cependant, les lumières inonderaient l'encre noire, l'ombre ramperait sous les murs, les voix éparses se feraient rumeur assourdissante. Bientôt, les intrigues et les complots remplaceraient les insomnies sur les balcons. Il n'y aurait alors plus nulle place où respirer, à Fülle. L'argent dirigerait les trois semaines que durerait le Solstice. Puis on se rendormirait un instant, dans la tentative d'attendre.
Margaret bailla. Il observa le lit par-dessus son épaule. L'homme ronflait encore. Il retourna à l'intérieur, passa une cape autour de ses épaules, ressortit. Là, il se hissa sur la rambarde. Un souffle de vent cingla ses joues. La capuche couvrit ses yeux. Il sourit.
Il sauta. Ses bottes râclèrent un mur inégal. Il s'accrocha à une brique qui dépassait légèrement. Il se propulsa, attrapa un rebord, grimpa sur un toit. Son cœur s'affolait sous sa poitrine. L'adrénaline alimentait son cerveau. Il ne réfléchissait pas. Seule comptait la sensation de liberté qui l'environnait. Il courut, escalada, rejoignit des toits sans cesse plus élevés, seul sous les étoiles.
Sa main dérapa contre une paroi. Suspendu au-dessus du vide, il ignora la panique. Un mouvement de balancier... il était reparti. Il sauta d'un toit à un autre, sa lourde cape flottant à sa suite. Ombre mystérieuse profitant des dernières heures d'une liberté dont elle avait longtemps été privée. Il savourait la musique régulière mais impatiente de sa course. Il accéléra, laissant le bruit de sa respiration couvrir celui de ses pas.
Puis il s'arrêta. Dans le silence devenu roi, il contempla le monde à ses pieds. L'univers lui appartenait.
* * *
Installé dans un fauteuil, Margaret attendait que son client se réveillât. Il avait attendu le lever de soleil, perché au sommet d'un immeuble. Les rayons avaient nimbé son visage ravi, puis il s'était laissé tomber dans le vide, avait roulé sur un toit en contrebas, et couru, sauté, enjambé pour retourner à la chambre. La magie de cette nuit solitaire s'évaporait déjà. Il n'avait pas eu le temps de la regretter.
L'homme s'assit sur le matelas, le linge de corps froissé et les cheveux dérangés. Une vingtaine de minutes lui suffirent pour se rincer, se vêtir et s'extraire des bourbes de la nuit. Il salua Margaret.
« Reste autant que tu veux, dit-il, cette chambre fait partie de ton salaire.
— Vous n'allez rien me demander ? »
Le doute se lisait sur le visage de Margaret, qui s'était préparé dans la salle de bain, plus tôt, persuadé qu'il devrait travailler.
« Je suis trop vieux pour des batifolages matinaux. Sers-moi plutôt un verre de vin. »
Il s'exécuta. L'homme s'installa sur le second fauteuil. Margaret le fixait avec insistance.
« Monseigneur ? Vous disiez venir de l'Hiver...
— C'est exact, répondit-il avec un sourire bienveillant. J'ai été le professeur de la Marquise. Elle était adorable, petite. Quelle tristesse, quand je pense à ce qu'elle fait aujourd'hui. »
Il secoua la tête en buvant. Il reprit :
« Enfin, tu sais, il ne faut pas lui en vouloir. Cette pauvre petite a connu tant de décès... D'abord une tante, un cousin, un oncle. Puis ça a été son frère, ce pauvre garçon, sa mère, son père, enfin. La mort rend fou, j'en suis persuadé. C'est pour cela que la Puissance interdit de prendre la vie de quiconque. Elle sait qu'expérimenter la mort fait perdre sa lucidité au plus clairvoyant. Alors quand la Marquise, toute innocente et toute blessée par ces morts, a pu trouver une cible sur laquelle se déchainer, elle a sauté sur l'occasion.
— Vous dites cela comme si elle avait eu tort d'accuser les Crochemort.
— Oh, je ne le formulerais pas comme ça, penses-tu ! dit l'homme avec un petit rire. Mais tout s'est un peu trop bien goupillé, tu comprends ? D'un coup, du jour au lendemain, les Crochemort sont passés de représentants de l'Hiver à parias innommables. C'était trop soudain pour être crédible. Et puis, j'ai rencontré le fils Crochemort...
— À quelle occasion ? »
Il ne parvint pas à dissimuler sa curiosité.
« C'était un ami proche de la Marquise. Très mignon, comme garçon. Attaché à sa famille et pas meurtrier pour un sou.
— Vraiment ?
— Absolument. J'étais le maître d'armes des Hiems et j'ai eu l'occasion de l'entraîner. Il ignorait même comment soutenir le poids d'une arme ! Et tout le monde sait, d'ailleurs, que les familles religieuses prohibent l'art du combat. Alors quand on m'a appris qu'il aurait imité sa famille et tué une floppée de Hiems, bon, je n'y ai pas cru, moi. C'était un vrai petit ange, ce gamin.
— Tous les anges peuvent tomber, non ?
— Pas celui-là. Il était d'une pureté ahurissante. Il ne rêvait que du jour où il épouserait la Marquise, dit l'homme, nostalgique. Il faut dire qu'on le bassinait avec ça depuis son plus jeune âge.
— Que savez-vous de lui, aujourd'hui ? »
Margaret inclina la tête, le menton posé sur la main.
« C'est un ange pourchassé, dit l'autre en haussant les épaules. La Marquise n'abandonnera pas l'idée de le retrouver. Ceci dit, en dix hivers qu'elle le cherche, elle ne lui a toujours pas mis le grappin dessus, alors je ne me fais pas trop de souci pour lui. Je m'en fais un peu plus pour sa famille, par contre. J'ai entendu dire que les Crochemort qui n'étaient pas morts — que la Puissance ait leurs âmes — étaient enfermés entre les murs de leur propre ville. »
Il marqua une pause.
« Es-tu déjà allé à Ohr, Margaret ?
— Jamais. Trop froid et trop loin.
— Tu aurais dû. C'était une ville magnifique, autrefois... Et quand je dis autrefois, je veux dire il y a à peine dix ans, dit l'homme en s'enfonçant dans son siège, le visage assombri. Cette guerre civile est une véritable tragédie. Quand ce carnage s'achèvera-t-il ?
— Quand l'un des partis aura perdu, monseigneur, dit Margaret. Il en va de même pour le conflit avec le Printemps. »
Il le remercia. Puis il s'enroula dans sa cape et quitta la chambre, l'or à la ceinture, décidé à errer dans les rues.
Que pensez-vous de Margaret, à ce stade de l'histoire ?
Et l'histoire avec ce Crochemort et la Marquise ? Jusque là, vous n'aviez eu que les informations d'Eirlys à propos de cet "héritier slash oiseau envolé"... l'avis de cet homme qui se dit de Hiems vous paraît-il satisfaisant ? Soulève-t-il des interrogations ?
Ou rien de cela, d'ailleurs ? Sait-on jamais, je pourrais totalement manquer mon désir de faire monter le suspense (si tel est le cas, par pitié, dites le moi pour que je retravaille cette partie de l'histoire !).
Prochain chapitre : « Chapitre XII - Celle qui refusait la paix »
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