𝟙 | Chapitre VII - Celui qui dansait pour ne pas tomber

Margaret

Margaret s'éveilla, deux jours plus tard, avec un mal de crâne tel qu'il avait l'impression d'un tambour dans son cerveau. Il grogna et se tourna sur le matelas. Devant lui se dessinait le profil assoupi d'une jolie femme. Il soupira. Il ne se trouvait pas dans son lit, se souvint-il. Aussi, il se leva, une main sur la tempe, et tâtonna dans la presque obscurité à la recherche de ses vêtements. Il récupéra les six pièces d'argent posées sur une commode et rejoignit le couloir, torse nu, la tunique roulée en boule, les bottes mal lacées et les cheveux emmêlés. Il se faufila jusqu'à sa propre chambre, récupéra sa cape et dompta les mèches sombres sur sa tête. Puis il rabattit sa capuche rejoignit le rez-de-chaussée de l'auberge.

Il bailla en s'accoudant au comptoir. Deux pièces de bronze roulèrent sur le bois usé, éraflé par la succession d'une clientèle plus ou moins éméchée. Un gamin en tablier posa chope et torchon pour s'approcher.

« Que puis-je pour vous, messire ? », dit-il d'un timbre traînant.

Il réclama une boisson chaude, l'avala d'un trait. Il interpella la garçon retourné à sa vaisselle :

« Si tu vois un riche avec de longs cheveux noirs, transmets-lui que son chien est parti en forêt pour une promenade. Il voulait se dégourdir les jambes. »

Il posa une pièce d'argent près de son gobelet. Puis il sortit. Le soleil régnait de nouveau. Pourtant, les nuages qui jouaient à le dissimuler et la forte odeur d'humidité indiquaient une pluie à venir. L'automne touchait à sa fin ; l'hiver et ses giboulés le remplaceraient. Il frissonna. La chaleur de l'Été s'échappait, elle aussi. Il retrouvait la familiarité de l'air marin qu'il sentait sans jamais le voir.

De la vapeur s'échappait de ses lèvres. Il remonta un masque de tissu pour protéger le bas de son visage.

Ses pieds s'enfonçaient dans la boue. Autour de lui, il entendait l'effervescence des foules, massées aux portes des maisonnettes, les bouches entrouvertes, les yeux écarquillés devant les baquets de bois débordant de liquide sur le perron. La saison chaude les délivrait enfin de son poids ; elle les autorisait, dans sa magnitude, à vivre sans fondre. On pourrait enfin enterrer les morts. La terre accepterait de s'ouvrir sans se fendre pour que les corps pussent rejoindre la vie réelle. Une vie libérée des tourments physiques, où l'esprit seul existait. La Puissance leur accordait une place en son sein, les morts se greffaient à elles, se liaient à la source de leur existence. Ils renouaient avec la Nature dans une ultime délivrance.

Pas plus qu'on ne demandait la vie, on ne réclamait la mort.

Quiconque outrepassait cette Loi méritait un châtiment. En disparaissant sous l'ombre d'arbres décharnés, Margaret songea à la Punition qui l'attendait, lui qui conviait si souvent la mort à l'accompagner.

* * *

Il s'arrêta au milieu d'une clairière.

Clairière était un bien grand mot, à vrai dire, pour décrire le maigre espace délaissé par la poignée d'arbres dans ce que la population locale nommait forêt. Rien, chez les Aestas, ne revêtait l'apparence que l'on attendait. La nature prenait un malin plaisir à tout racornir, rapiécer, démembrer. Le large fleuve venu du ventre des terres des Hiems, au nord, devenait fin ruisseau en traversant la frontière. Le bois charnu d'une seigneurie à l'ouest des terres brûlées, se faisait végétation éparse. Les sommets immenses des Monts Ôton, au sud, s'affaissaient passée la limite de la Baronnie. Cette clairière ne faisait pas exception. Cinq pas suffisaient à la traverser et l'herbe jaune n'avait pu absorber le déluge. Margaret pataugeait dans les flaques.

Il tira une lame de sa ceinture. Priel la lui avait fournie à la Table Bienheureuse. Il était entré sans frapper dans sa chambre et la lui avait collée entre les mains avec un sourire feint.

Ses doigts coururent sur le métal froid. Aucune entaille ne s'y détachait. L'arme sentait le neuf et l'or. Il tenait là l'équivalent d'années de travail. Il possédait cela, puisque son employeur la lui avait donnée. L'épée fendit l'air. Un sourire satisfait éclaira son visage. Elle répondait parfaitement à ses ordres. Elle ne lui opposait nulle résistance et pulvérisait celle du vent. Il écarta les pieds, balança le poids d'une jambe à l'autre. D'un souffle, il oxygéna son corps. Il expira.

Et vole, Margaret.

Son talon se décolla du sol, la lame coupa un obstacle invisible. Sa cape tourbillonnait avec lui, ondulait autour de ses membres. Un autre pas ; un autre coup. Il assura ses appuis, entendit le choc d'une lame qui en rencontre une autre. Face à lui, un adversaire valsait en une harmonie superbe. Il se retourna sans décoller les deux armes, et d'une pirouette, avança à travers la clairière. Un pas, puis deux, il piégea son opposant contre un arbre, entailla l'écorce. Des éclats volèrent. Et repartir. Recule, virevolte, ondoie contre les rafales.

Et frappe, fleur bienveillante.

Souffle rapide. Sa respiration s'épuise ; il a oublié comment se battre. Tout le fuit et il a beau courir, il ne le rattrape pas. La prison l'a tué. Il le sait, il le sent, il l'exhale. Il pue la mort, Margaret, et ce n'est plus que celle des autres qui empeste. Pourtant, il se bat, et l'épée tranche, lacère, brise. Elle crève, et devant lui, l'adversaire s'écrase. Il n'est plus, ne sera plus jamais. Margaret meurt avec lui.

Et recommence.

« Alors, mon chien s'est échappé ? dit quelqu'un derrière lui. Dois-je le réprimander ? »

Il s'immobilisa. Les pans de sa cape retombèrent autour de son corps amaigri. Sa poitrine se soulevait vite.

« Non, continue. J'aimerais te regarder. »

Priel inclina la tête. Ses yeux se plissèrent et, pour une fois, il ressembla à un jeune homme.

« Je suis rouillé, dit l'ancien détenu en abaissant son arme. J'ignore pourquoi vous m'avez choisi, là-bas, mais mes capacités sont loin d'être celles que je possédais autrefois.

— Tu as tué le troisième héritier des Ver. »

Priel s'installa sur une souche d'arbre. Son visage exprimait son assurance.

« Tu as attaqué le Printemps et déclenché la guerre, ajouta-t-il. Tu as des tripes et j'en ai besoin.

— Ce sont les paroles d'un enfant.

— Je pourrais t'entraîner, Margaret.

— Vous savez vous battre ? »

Il haussa un sourcil. A son côté, le poids de l'épée le démangeait. Il brûlait de reprendre sa valse endiablée.

« J'ai appris, dit Priel en agitant une main désinvolte.

— Je pensais que seuls les sans-noms apprenaient.

— Qui te dit que je porte un nom ?

— Vous portez une bague, Priel. J'ai conscience de paraître bête comparé à vous, d'être un sans-nom des plus pauvres contrées d'Ôton et d'avoir passé deux ans à l'ombre, mais j'ai trente-cinq automnes, vous savez. J'ai accumulé suffisamment d'expérience pour reconnaître un noble quand j'en vois un. »

Il incurva les lèvres sous son masque. Il se pencha légèrement, l'attitude nonchalante.

« Généralement, ils rapportent un joli pactole. Tout criminel digne de ce nom sait qu'il lui faut les repérer.

— Trente-cinq automnes ? Toi ?

— Pourquoi ? Ai-je l'air plus vieux ?

— Je ne saurais le dire, je n'ai jamais vu ton visage. J'ai l'impression que tu t'évertue à ne le montrer qu'aux femmes qui paient pour partager ta couche.

— Vous mériteriez l'enfer, Priel. »

Il fit volte-face et sombra dans les vagues de sa mortelle chorégraphie. Le bal du pauvre et de l'assassin. Seul face à lui-même et l'épée pour partenaire. Au lieu d'une élégante robe ou d'un costume distingué, il portait une cape miteuse dont des rats ne voudraient pas, et la boue éclaboussait sa misérable toilette. Elles étaient loin, les fêtes sur les sols cirés. Elle était loin, aussi, l'aisance illusoire de sa jeunesse, quand les clients se bousculaient à sa porte. L'âge emportait tout.

« J'y suis déjà. »

Il se retourna. La voix de Priel sonnait creux. Il levait des yeux noirs vers Margaret. Yeux ternes. Il fixait un point, au loin, le dos voûté.

« En enfer, dit-il. J'y suis depuis longtemps. Si tu as mieux à me proposer, je suis preneur. »

Quelle froideur dans ses mots... L'assassin frissonna. Pour la première fois, il prit conscience de l'égarement dans ces yeux sombres. On y lisait une rare douleur. Celle d'un homme prisonnier de lui-même. Un homme rongé par une peine si immense qu'il lui fallait la déchainer sur un autre. Ces hommes l'engageaient, il en avait côtoyé plusieurs. Ils l'entrainaient dans le cercle vicieux de leur vengeance. Et lorsque cette vengeance s'assouvissait, ils comprenaient que la Puissance se jouait d'eux. Leur rage de vivre, cette rage que la mort de leur ennemi n'avait pas suffi à endiguer, se muait en une rage de mourir.

Jusque-là, Margaret avait toujours refusé de tuer celui qui le payait.

Il effectua un pas en arrière, pivota, s'élança dans une nouvelle ronde. Métal contre air. Ils s'embrassaient, s'enlaçaient, se détruisaient. Il détourna la trajectoire de sa lame. Elle courut sur le vent, Priel leva le bras avant qu'elle atteignît son visage.

« Vous savez réellement vous battre... »

La joue aurait dû subir une éraflure. Seul l'avant-bras, dressé en un réflexe que seuls les combattants acquéraient, gardait une trace de l'affront.

« Et toi, tu es incapable de te déplacer correctement. T'es-tu entrainé avec des sauvages ? »

Un ricanement fit vibrer ses cordes vocales.

« Tu bouges mal et tu n'es pas stable. Tes pieds sont mal placés, écarte-les plus. »

Il se tut un instant, sourit. Puis :

« J'aurais pensé que tu avais l'habitude d'écarter les jambes...

— Comment dois-je me placer ? »

Le jeune homme guida sa posture, le ton calme et le front barré d'une ride concentrée. Il ne se détachait pas de sa souche d'arbre. Il enfonça le bout de sa canne dans le ventre de Margaret, qui grimaça et tomba à la renverse lorsque la pression sur son estomac devint intenable. Au moment où il s'effondra dans une projection de boue, Priel éclata de rire. Un rire enfantin, dans lequel se mêlaient les notes de la voix encore jeune, de l'innocence préservée, et celles de l'adulte qui luttait pour poindre.

« Je t'avais dit que tu n'étais pas stable. Lève-toi et recommence. Une fois que tu auras compris ça, tu pourras te battre pour de vrai.

— Vous savez, je tue sans combat. Personne ne se défend d'une attaque dans le dos.

— Tu es lâche, Margaret ?

— Je survis.

— Je veux que tu regardes en face la personne que je te désignerai, dit Priel. Je veux que tu vois son visage se tordre, que tu y lises la détresse en comprenant que tu es là pour tuer. Je veux que tu lui fasse comprendre que je t'envoie, pour lui faire payer tout ce qui m'a été fait.

— Vous blasphémez.

— Toi, tu t'accroches à une religion qui n'a pas lieu d'être. Recommence. Et en écartant les jambes, cette fois. Imagine que je t'ai donné une pièce d'or pour ça. »

L'homme soupira. Il se leva et détacha la cape de ses épaules. D'un geste, il remit ses cheveux en place et abaissa le masque qui couvrait son nez. Avant de recevoir la moindre injonction, il s'élança. Pas sur la gauche. Sur la droite. L'adversaire recule ; avance, progresse, submerge. Distance entre les pieds. La lame hurle contre le silence. Sa respiration comble le mutisme de celui qui s'improvise mentor. Et tourne, déchire, entaille, laboure. Morsure métallique, et le sang gicle. Rouge, le sang, et tourbillonne avec lui. Il accéléra , le cœur éperdu, le souffle court. Il cherchait la liberté. Il l'empoignait à pleines mains, s'assurait de ne pas la laisser filer. Il l'attachait à la poignée de son arme. Le pied glisse ; tout est sous contrôle. Il s'arrête. La musique du silence s'éteint. Margaret respire, il vit parce qu'il élimine.

« Quand tu te bats, on dirait que tu danses, dit Priel à voix basse.

— Est-ce que vous dansez ? »

Il parlait d'une voix éraillée par l'effort. Devant lui, le jeune homme parut troublé. Une fraction de seconde plus tard, la pupille se rétractait, le sourcil s'abaissait, il retrouvait un visage imperméable.

« J'en avais l'habitude, avant », dit-il du bout des lèvres.

Margaret s'avança. Il le dévisageait. Deux yeux aux iris blancs donnaient à son visage un aspect déroutant. Presque irréel. Des reflets sombres les traversaient parfois, vagues silhouettes agitées au-delà des orbites, puis l'immaculé reprenait sa place. Il attirait autant qu'il effrayait. Il désorientait, surtout.

Il s'agenouilla devant l'homme assis et leva le regard.

« Le jour où vous retrouverez l'usage de vos jambes, m'accorderez-vous votre première danse ? »

Deux doigts autoritaires haussèrent son menton.

« Ce jour ne viendra pas, dit Priel à son oreille. Mais s'il le fallait malgré tout, je m'assurerais de te montrer à quel point je danse mieux que toi. »

Il s'interrompit un instant pour contempler les pupilles sans couleur.

« Tu as de beaux yeux. Pourquoi les cacher ?

— L'âme des défunts danse dedans.

— Eh bien, dit Priel, le souffle chaud, danse avec eux, dans ce cas. »

* * *

Alors que les deux hommes passaient le pas de la porte de l'auberge sous une pluie battante — elle avait repris à la fin de la matinée, coupant court à tout entraînement —, Priel lança une pièce d'or en direction de Margaret. Celui-ci la saisit au vol en fronçant les sourcils.

« Pourquoi ?

— Tu as correctement écarté tes jambes pour moi. »

Le petit employé toujours occupé avec sa vaisselle leur lança un regard curieux, que plusieurs autres personnes leur adressèrent. De l'étonnement, mais aucun reproche. Chez les Aestas, la prostitution était monnaie courante, d'autant plus parmi les nobles, soumis aux obligations d'un nom et d'un mariage, qui profitaient de leur argent pour se divertir.

« Nous resterons ici, demain. Les routes sont impraticables, nous reprendrons notre voyage lorsque la pluie aura cessé. »

Sur ces mots, Priel se dirigea vers les étages, avant que Margaret eût pu lui rendre son argent.

Il est  de ces chapitres que l'on apprécie particulièrement... Celui-ci en fait partie. Dans l'ensemble, je crois que les chapitres de Margaret font partie de ceux qui me plaisent le plus (mais ne croyez pas que je n'aime pas les autres ! Ils sont tous plaisants à écrire !). 

En tout cas, ce chapitre-ci révèle beaucoup de choses. Des pistes, surtout, qui annoncent l'intrigue à venir... A vous de voir si vous saurez les repérer... 

Des avis sur la relation naissante entre Margaret et Priel ?

Prochain chapitre : « Chapitre VIII - Celle qui voyait »

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