𝟙 | Chapitre V - Celui qui rêvait de liberté
Priel
Priel s'étira de tout son long, brinquebalé par les mouvements de Hevn. Margaret et lui étaient partis à l'aube du village où ils avaient passé la nuit, et désormais que le soleil au centre du ciel annonçait la pointe du midi, il ne rêvait plus que du moment où il pourrait se laver. La crasse, la poussière et la sueur maculaient sa peau depuis les trois jours passés sur les routes, et les auberges de campagne proposaient rarement suffisamment d'eau pour s'offrir un bain digne de ce nom. A peine avait-il droit à une éclaboussure misérable sur les joues, au petit matin ; et encore était-ce s'il était le premier levé. Après neuf heures, il pouvait bien supplier, personne ne lui délivrerait la moindre goutte de liquide pour une autre consommation que la boisson.
Il jeta un coup d'œil à son compagnon de route avachi sur sa jument à la robe grise mouchetée de noir.
« N'as-tu pas chaud, avec cette cape ? dit-il.
— Le froid de la prison s'accroche à ma peau », dit Margaret en écartant les bras.
Priel lui accorda un regard où se lisait l'envie désespérée de partager son corps ; il donnerait quoi que ce fut pour le rappel que la chaleur n'était pas la seule chose au monde. Le souvenir de flocons fondant sur sa langue lui arracha soupir et sourire nostalgique. Sa mère le poursuivait dans la neige pour qu'il enfilât un manteau au tissu teint aux couleurs de leur famille, dont la fourrure protègerait son cou. Lui fuyait de plus belle, avant de s'écrouler, vaincu par un éclat de rire. Sa mère le rattrapait alors, sourde à ses suppliques de profiter un instant encore du doux contact blanc, du son de ses bottes enfonçant une motte enneigée. Flocon sur le bout du nez. En regagnant leur demeure, sa mère le déposait devant la cheminée. Il tentait de préserver les derniers flocons, mais ceux-ci fondaient entre ses doigts, sombraient en flaque boueuse sur le tapis. Et il songeait alors qu'il devait être bien difficile, en ce monde, de n'avoir rien que de l'éphémère à gouverner sur ses terres.
« Vous paraissez songeur. »
Il sursauta en entendant Margaret. Aussitôt, il jura. L'élancement dans sa hanche lui rappelait que la surprise lui était interdite.
« Vous voulez faire une pause ? »
Il n'attendit pas qu'on l'y autorisât et tira la bride de Løfte, qui s'arrêta. Il sauta à bas de sa monture, les bottes dans l'herbe jaune où nulle fleur ne s'épanouissait. Triste paysage, quand on le contemplait. Rien que des terres brûlées par un soleil ardent. Des vallées s'étendaient à perte de vue, barrées par des routes aux pavés sortis de leurs emplacements. L'entretien tardait, et les chemins se dégradaient au fil du temps, mais personne ne se décidait à affronter les rayons venus des cieux. Cent cinquante lieues les séparaient de Wohlstand, et il semblait à Priel que quitter la ville s'apparentait à quitter la sécurité de l'ombre. Les paysans, eux, se soumettaient au soleil et se terraient chez eux, cramponnés à la moindre goutte d'eau, serrés contre les pierres chauffées malgré eux, chérissant le métal tenu à l'abri des flammes, qui gardait un semblant de fraîcheur.
Il progressa à pas hésitants sur l'herbe sèche à la hauteur irrégulière, une main agrippée à sa canne, l'autre maintenue à la boucle du harnais de Hevn. Il tâchait de suivre Margaret, bondissant avec une aisance insolente. Il se mordit la langue pour ne pas lui ordonner de ralentir.
« Voulez-vous vous baigner ? »
Priel crut avoir mal entendu, lorsque l'homme répéta sa question, les bras croisés dans le dos, nonchalant, en équilibre sur un pied. Il se partageait entre l'attitude d'un débauché et celle d'un enfant de la nature, habitué à gambader dans les espaces verts, libre, si libre. Exempt de toute responsabilité, apte à sauter, louvoyer, tournoyer sans contrainte, sans que sa mère lui courût après, sans qu'on lui hurlât de revenir, de ne pas s'éloigner, de prêter attention, parce qu'on ne savait jamais, un ours, un assassin ou un opportuniste pouvait rôder au-delà d'un plant de céréales. Margaret ne devait avoir connu que le grand air et la liberté.
Quant à lui, il n'avait pas eu besoin d'un plant de céréales pour dénicher l'assassin que sa mère redoutait.
« Je ne vois d'eau nulle part, mais enfin, la prison a dû t'apprendre à voir des choses que tu ne pouvais voir, n'est-ce pas ? Si tant est que tu aies pu voir quoi que ce soit, dans le noir.
— Heureusement que le salaire est bon, dit Margaret. Autrement, je n'aurais pas pu vous supporter. Vous agissez comme un enfant en mal d'autorité, c'est ridicule. »
Il retourna l'air de rien à sa marche dans l'herbe. Des tiges craquaient sous ses bottes. Une nouvelle fois, Priel se retint de lui demander de ralentir. Ses jambes tremblaient sous son poids, la douleur lancinante se répandait jusqu'à son ventre. Il contractait chaque muscle pour qu'elle n'altérât pas sa stabilité, mais il se sentait perdre du terrain sur le contrôle de lui-même.
« Si vous n'accélérez pas, vous n'atteindrez jamais l'eau ! »
Il foudroya l'homme du regard. Margaret se tenait perché sur un rocher, au sommet d'une pente jaune. De minuscules fleurs blanches hérissaient la colline, affaissées et rabougries. S'il s'était écouté, Priel les aurait imitées ; il se serait avachi dans l'espoir de réduire la peine au silence.
Le brusque son d'un court d'eau raviva le courage qu'il devait déployer quotidiennement. Margaret n'avait pas menti ; il entendait la douce rumeur du courant qui chevauche un bras de terre, enjambe la caillasse et ignore la chaleur brute. Sans parvenir à accélérer, il renonça à rejoindre les marguerites.
La vue des reflets d'or miroitant en contrebas de la pente lui arracha un petit cri de joie. Il s'empressa de se râcler la gorge et de s'arracher à la contemplation de l'eau — car il s'agissait bel et bien d'eau, là, à quelques mètres à peine — qui ondoyait avec superbe.
« J'en déduis que vous voulez vous baigner, dit Margaret en sautant de son rocher pour s'y asseoir.
— Tu sais déduire, voilà qui est une bonne chose. J'avais peur que tu sois stupide, en voyant comme tu t'entêtais à te taire depuis hier.
— Je dois manquer d'intelligence, vous avez raison, car je crois me souvenir que c'est vous, précisément, qui vous êtes évertué à m'ignorer.
— Parfait. Nous convenons de fait que tu es un imbécile. La discussion est close. »
Il défit le lacet autour de sa taille, qui s'enroula sur le sol, serpent obéissant posé au pied de la canne. Il chancela, se rattrapa à Hevn, grimaça en constatant qu'il ne pourrait éviter la chute. Il s'effondra dans l'herbe que sa monture s'occupait à brouter, sans un cri. Quand ses jambes acceptaient de ne pas se manifester, elles cessaient tout bonnement d'exister. Le nez dans la terre sèche, il soupira. Dans son dos, il entendait le ricanement de son compagnon de route, qui se muait en crise d'hilarité. Priel ne tenta pas de défendre sa dignité entachée. Il tapota le sol du bout des doigts, avant de se décider à se redresser.
Son regard s'arrêta sur la paire de bottes à quelques centimètres de l'endroit où se tenait son visage un instant plus tôt.
« Auriez-vous, à tout hasard, besoin d'aide pour vous dévêtir, mon cœur ? »
Il repoussa la main tendue par Margaret.
« Je me passerai volontiers de toute aide de ta part. Et ne t'approprie pas mon cœur. Contente-toi du tien. »
Il fit glisser le tissu grisâtre de sa chemise jadis blanche le long de ses épaules, retira ses bottes au prix de plusieurs grognements indisposés, puis il entreprit de se remettre sur ses jambes pour se débarrasser de son pantalon de toile, et profiter de la douceur de l'eau sur sa peau nue. Il baissa les paupières et, soudain seul face à l'obscurité, il supplia la femme en noire qui maintenait ses jambes figées au sol de bien vouloir le relâcher.
Elle garda un visage de marbre, balbutiant une confuse litanie.
« A ce rythme, dit Margaret en croisant les bras, vous en avez pour la journée et nous n'atteindrons pas de taverne ce soir.
— Crains-tu de n'avoir aucune compagnie dans ton lit ? dit Priel sans rouvrir les yeux.
— Vous avez à me fournir tout ce que je désire...
— Dans la mesure de mes capacités.
— Si je n'ai pas la possibilité de satisfaire mes besoins auprès d'une femme, votre corps est-il à ma portée ? »
Il reçut le regard incendiaire de Priel, qui trouva brusquement la force de se dresser. Lorsqu'il ne se voûtait pas sur sa canne, il surplombait son interlocuteur de plusieurs centimètres.
« Ne tente pas inutilement ta chance », dit-il d'une voix sourde.
Il acheva d'enlever ses habits sales et, la peau blanche exposée à la vue du soleil, il tituba jusqu'au ruisseau. L'eau, bien que trop chaude à son goût, lui arracha un gémissement de bien-être. Il s'immergea. Le poids sur ses jambes disparut. La force de l'eau, puissante, invincible, soulageait sa partie basse de son fardeau. Il ouvrit les yeux et, à l'abri de tout, il contempla les poissons épars agitant leurs nageoires, les algues vertes que la brûlure solaire n'atteignait pas, les petits cailloux blanchâtres. Il jaillit hors de l'eau dans une grande éclaboussure et rabattit ses longs cheveux d'ébène en arrière.
Il usa de son reflet pour nettoyer son visage. Des couches de saleté que les toilettes frugales en plein cœur des terres Aestas ne suffisaient pas à éliminer, se détachaient de ses joues allongées et de ses pommettes. Enfin, sa peau retrouvait sa véritable couleur ; une pâleur prononcée qui bronzait face aux attaques répétées du ciel. Il se regarda plisser des yeux bridés, satisfait.
Puis il sortit de son bain improvisé, retrouva le corps faible et hésitant, la dureté ensoleillée, se sentit déjà moite au contact de l'air. Lorsqu'il récupéra ses vêtements, il était sec. Il indiqua d'une parole à Margaret qu'ils repartaient, se hissa sur Hevn et, sans attendre son camarade, regagna la route entre les collines, décidé à atteindre un village pour la nuit.
Priel et la chaleur... Une histoire de haine.
J'aime bien ce chapitre. Et je dois dire apprécier encore plus de glisser des pistes quant à l'histoire personnelle de Priel (et dans une moindre mesure, de Margaret) et l'intrigue à venir.
Prochain chapitre : « Chapitre VI - Celui privé d'or »
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