𝟙 | Chapitre I - Celui qui s'accrochait à ses promesses
Margaret
An 794 de l'ère nobiliaire
Les ténèbres rampaient sur les dalles. Leur noirceur léchait les barreaux métalliques, dessinait des ombres grandissantes, s'infiltrait au-delà du couloir. Elles se riaient de la pâle lueur des chandeliers pendus aux murs de pierres, frêles bougies éventrées par la langue des flammes. Nul bruit ne rompait le silence. Silence-roi. Ténèbres-souveraines. Elles avalaient toute trace d'espoir sur leur chemin. Rien ne subsistait après leur passage, pourtant elles revenaient à la charge. Encore, encore, encore. Des vagues aussi régulières que les flots à l'extérieur.
Dehors. Là où l'air soufflait, où le parfum de la mer embaumait, où l'eau se fracassait sur les falaises, sur les murs, sur les hommes. Pauvres imbéciles. Tout le monde savait que les rares promenades autorisées le long des chemins côtiers signifiaient le non-retour. Absence prématurée mais mort non commanditée. Accident, diraient-ils aux directeurs. Accident, répèteraient-ils aux autorités. Accident, à nouveau, lorsque les prêtres interrogeraient. Accident, car la Puissance les avait rappelés pour épargner leurs souffrances. Accident et jamais blasphème.
L'homme secoua sa botte. Les ténèbres se faisaient entreprenantes ; elles tentaient de chevaucher le bout de sa chaussure, de caresser son mollet, d'effleurer la chair de sa cuisse. Il se ramassa sur lui-même, les jambes contre le torse. Le froid engourdissait ses membres. Froid de la mer déchainée au dehors. Son odeur salée traversait la paroi épaisse. Depuis combien de temps n'avait-il pas contemplé l'horizon ? Il renversa la tête contre le mur. Le bruit de son crâne se répercuta dans sa cellule.
« Tu t'assommes, mon gaillard ? »
Une voix nasillarde résonna. Elle appartenait à un autre homme envoyé pourrir là, dans le silence et l'obscurité, peu à peu dévoré par la solitude. Il claqua la langue, repoussa un autre déferlement de sombreur sur son pied, sans répondre. Sa propre voix ne résonnait pas, ici-bas. Il ne l'avait plus entendue depuis plusieurs mois. S'agissait-il d'années ? Il chercha à regarder le plafond, ne distingua que le noir. Il ne savait plus comment voir. Tout son corps se tendait à chaque seconde pour entendre la lumière. Mais elle se taisait, cédait sa voix à l'ombre.
« Eh ! Tu crois que je serai mort avant d'entendre ta voix, mon gars ?
— Ne parle pas de mort ainsi. Tu lui dois le respect. »
Un sifflement admiratif lui parvint ; il soupira. Encore une promesse qu'il ne parvenait à tenir. Combien en avait-il brisées, depuis qu'on l'avait expédié ici ? Il ferma les yeux, baissant les bras. Tu as gagné, ombre. Beaucoup trop, il en avait conscience. Et il en briserait encore tant... Un frisson le secoua. Une autre promesse qu'il refusait de rompre, malgré la morsure du froid. Il n'y aurait qu'à accepter la chaleur d'un corps pour s'en débarrasser, mais il tenait bon. Il ne recommencerait pas à vendre sa dignité, quoiqu'il n'en eût plus depuis des années.
Il se leva. Cinq pas de long, quatre de large, et il achevait le tour de son espace. Deux automnes qu'il pourrissait là, s'il se souvenait bien. Il n'avait pas agi comme les autres, à marquer les jours en gravant des barres. Il avait opté pour l'oubli ; abandonner au temps vorace les heures, dans l'espoir que tout ne fût qu'un passé révolu. Mais le passé s'acharnait à demeurer présent, à s'imposer futur, et il ne distinguait pas plus de lueur d'espoir que de lueur pour voir.
Prisonnier du noir.
Soudain, un bruit sourd perça le silence. L'homme s'immobilisa. Un autre bruit sourd retentit, suivi d'un autre creux, et un autre, encore. Des pas retentissaient. Il recula vers sa couchette. Au loin, dans la gueule obscure du couloir, une flamme dansait. Ballet effréné, endiablé, inconscient. Stupide, surtout. Il ne se détachait pas, pourtant, de cette tache rougeâtre au milieu du monde sans couleur qu'il connaissait depuis trop longtemps. Elle s'entêtait à s'agiter, dépensant toute son énergie à survivre aux attaques répétées. Et les pas, ces pas porteurs de délivrance ou d'accident, avançaient.
Il ferma les yeux. Je le reconnais, Puissance, j'ai péché. Il pensait voir cette maudite flamme par-delà ses paupières. Je confesse, Puissance, les âmes qui voltigent dans mes yeux. Sa poitrine se soulevait, s'abaissait, au rythme des mots débités. Sa langue engourdie par le froid coopérait mal. Pardonnez-moi, Puissance, d'avoir cherché à survivre malgré tout. Il imaginait la mer se refermant sur son corps. Il ne resterait rien de lui, qu'une plaque de métal gravée d'un prénom, pièce d'identité arrachée à son arrivée. Nom qu'il ne récupèrerait pas. Puissance, épargnez-moi. Le sel envahissait ses narines, brûlait sa gorge, roulait dans ses poumons. Il respirait vite et parlait pour ne pas sombrer dans le silence. Les pas, maudits pas, broyaient ses prières. Ils s'imposaient à lui, se rapprochaient, mauvais. Pas sourds, et un son creux à chaque fois.
« Meg ? »
Les pas s'arrêtèrent. Une voix d'homme avait retenti. Il rouvrit les yeux. Devant lui, les ténèbres s'inclinaient devant une silhouette aux longs cheveux et au manteau ample. La flamme éclairait timidement les traits d'un visage jeune balayé d'une expression interrogatrice, les lèvres entrouvertes. L'inconnu ne portait pas l'uniforme pénitentiaire, ces vêtements d'un rouge qu'il avait trop côtoyé pour s'offusquer de sa ressemblance avec le sang.
« Es-tu Meg ? »
L'inconnu avait une voix impatiente. Un souffle agacé agitait sa respiration. Il referma la main qui ne tenait pas la chandelle autour d'un barreau. Le tintement qui résonna trahit la présence d'une chevalière à son doigt. Un noble.
« Vous paraissez jeune pour vous promener ici, dit-il depuis le fond de la cellule. Stupidité ou simple inconscience ?
— Tu n'es donc pas muet ? Je commençais à m'en inquiéter. »
Il pinça les lèvres. L'inconnu ne laissait rien paraître. Il le scrutait sans parvenir à identifier la famille à laquelle il se rattachait. Il se serait fondu dans l'obscurité s'il n'y avait eu la chandelle.
« L'extérieur doit te manquer, non ? Ne voudrais-tu pas revoir la lumière ? Sentir l'odeur de la mer ?
— Je ne suis pas intéressé par une promenade. Trop d'accidents.
— Une promenade ? Je ne suis pas venu dans ce trou pour te faire gambader dans un pré. Tu n'es pas un chien, si ? dit l'inconnu avec un ricanement. Je t'ai posé une question, me semble-t-il. Vas-tu me faire attendre ?
— On m'a appelé Meg, oui. Je suis connu sous le matricule 1457, ici. »
Meg renifla. L'individu ne bougeait pas. La lumière vacillante faisait onduler les traits de son visage. Elle lissait la peau, creusait les ombres. Elle faussait tout, aussi illusoire que les ténèbres. Faux espoir, encore, toujours. Il rêvait la vision du vrai, il l'attendait avec impatience, et cette flamme lui mentait.
« Je peux te faire sortir d'ici, dit l'inconnu, alors que le silence reprenait sa place. Mais tu devras travailler pour moi.
— Mensonges. Une fois entré ici, on n'en sort que les pieds devant.
— J'ai de l'argent. Et toi, tu as des poings. »
Il crut distinguer un sourire sur le bord de sa lèvre.
« Tu me rejoindras à la taverne de la Table Bienheureuse de Wohlstand. Je t'y attendrai trois jours. »
Il fit un pas en arrière. Le feu se détacha des barreaux métalliques, la tache d'ombre sur les dalles s'étendit jusqu'au couloir. Meg ne s'était pas exposé à la lumière, et il regretta, soudain, de n'avoir profité de l'éclat pour se remémorer la couleur de sa peau. Terne, probablement. Rien de commun avec l'heure de sa liberté. Il devait se trouver blafard, maladif, peut-être, aucunement attirant. Maigre, pauvre brindille que les rafales balayeraient. Noueux, noyé dans une cape si large qu'il s'y égarerait. Les muscles, s'il avait tenté de les préserver, avaient fondus malgré lui, comme de la neige devenue flaque mêlée de poussière. Boue informe.
Un homme boueux et laid.
« Je coûte cher, vous savez, dit-il en s'arrachant aux vestiges de ses souvenirs.
— Parfait, j'aime les choses onéreuses. »
Il parut sourire une seconde fois, et se retourna dans un bruissement de tissu. Meg le suivit du regard, jusqu'à ce qu'il eût embrassé les ténèbres, armé de sa chandelle. Puis le bruit de pas et de canne s'estompa, et ne resta que le silence, et le prisonnier avachi sur sa couchette, les orteils au fond des bottes figés par le froid et les mains si engourdies qu'il ne pouvait s'imaginer tenir un coutelas.
Officiellement, bienvenue dans cet univers !
Qu'avez-vous pensé de ce premier chapitre ?
Prochain chapitre : « Chapitre II - Celui qui pouvait tout acheter »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top