La Guirlande | 5 décembre

5 décembre
La famille

*

– La magie de Noël, ça n’existe pas.

Amaël avait été très sûr de lui quand, alors qu’ils préparaient un dessert ensemble, il avait fait cette affirmation à sa grand-mère il y a quelques années de ça.

– Ah non ? Avait-elle demandé avec un petit sourire.
– Non. Alors que la magie de Halloween, ça, c’est sûr que ça existe ! J’ai déjà entendu des fantômes dans la maison. Pas toi ?

Mamie avait ri.

– Pourquoi la magie de Noël n’existerait-elle pas ?
– Parce qu’on fait que prétendre que tout le monde est heureux à Noël et que tout se répare, mais c’est pas vrai.
– C’est une bien triste vision pour un si petit garçon, tu ne crois pas ?
– Je suis plus un enfant, mamie.
– Tout, tout petit lutin !
– Arrête !

Mamie éclata de rire quand Amaël lui lança un peu de farine dessus, mais le jeune homme, lui, semblait réellement vexé. Il fronça le nez, fixant la pâte étalée devant lui.

– … Bon, on la finit cette tarte ?

Mamie pinça les lèvres, voyant bien que l’humeur de son petit-fils n’était pas au beau fixe. Elle avait déjà remarqué, le matin même, qu’il s’était réveillé bougon. Elle avait espéré que leur faire faire sa tarte à la pomme secrète lui redonnerait le sourire. Après tout, il était le seul à qui elle avait confié sa recette ! La cannelle, Amaël, c’était son péché mignon.

Et pourtant, le jeune homme semblait encore plus froissé qu’auparavant.
Avec un soupir discret, elle lui tendit quelques pommes, et ils continuèrent de suivre la recette en silence.

C’était un peu trop lourd pour la vieille femme, mais Amaël ne semblait pas s’en rendre compte. Dans une énième tentative, elle proposa :
– Oh, mon chéri, j’ai ramené des chocolats de mon dernier voyage en Suisse ! Tu vas nous les chercher ? Ils sont dans la salle à manger, dans le bol bleu de ton père.

Amaël haussa les épaules et s’exécuta. Ça semblait ne lui faire ni chaud ni froid. Il repéra le bol sur le buffet : un très joli bol en céramique, des bleus foncés et clairs qui s’enroulaient comme un courant. Il l’attrapa en hâte et fit demi-tour, sans s’assurer de la prise qu’il avait dessus.

Dans son élan, le bol lui échappa et s’écrasa en morceaux par terre.

Il le fixa un long moment, un peu abasourdi, le moral complètement en chute libre. Amaël savait combien son père appréciait ce bol, un cadeau de sa grand-mère. Ce qu’il en restait jonchait le sol comme un champ de mine parsemé de chocolats.

Il releva la tête pour apercevoir Mamie dans l’encadrement de la porte. Il s’attendait à des éclats de voix, mais elle se contenta de lui offrir un petit sourire.

– Aide-moi à tout ramasser.

Sans un mot, il obéit. Ensemble, ils rassemblèrent les chocolats pour les jeter. Mamie collecta avec soin les morceaux du bol, pour la plupart cassés de façon nette. Elle jeta les tous petits débris de céramique, mais alors qu’Amaël lui tendait la poubelle, elle les garda dans sa main.

– Viens avec moi.

Il la suivit à travers la grande maison, jusqu’à arriver dans le garage. La pièce avait été correctement isolée par son père, et il y avait un petit radiateur. Ils ne risquaient pas de prendre froid. Malgré tout, le jeune homme saisit un pull.

Mamie fit de la place sur son atelier avant d’y déposer les morceaux de verre. Sans parler, elle commença à arranger l’espace de travail. Lampes, outils, et des boîtes qu’Amaël n’identifia pas. Puis elle s’assit, et le cœur du jeune homme se réchauffa un peu à cette vision. Il l’avait tant vue dans son enfance travailler devant son établi. Petit, il prenait un pouf pour s’asseoir à côté d’elle. Ils mettaient de la musique, et ils passaient des heures là, rien que tous les deux.

Ça n’était pas arrivé depuis un moment.
Avec une moue, Amaël se dirigea vers le vieux poste radio contre le mur d’en face. Il jeta un œil à la sélection de CD empilés là, et repéra immédiatement celui qui l’intéressait. Il l’inséra, et quand elle entendit les premières notes d’un morceau de Schubert, discrètement, Mamie sourit.
Puis Amaël se rapprocha et s’assit sur le coin de l’établi, là où il savait qu’il ne la gênerait pas. Mamie avait fini de s’installer.

– Comme tu le sais, j’ai voyagé un peu partout. Et à chaque fois, j’aime m’initier à de nouveaux savoir-faire sur place.

Amaël se contenta d’acquiescer.

– Eh bien, au Japon, il existe une forme d’art très belle qui se nomme le Kintsugi. Regarde, tu vas vite comprendre.

Schubert continuait de jouer autour d’eux, et Amaël maintint son regard sur ses gestes, subjugué, alors qu’elle préparait un liquide épais et doré, avant de commencer à l’appliquer.

– À l’origine, il s’agissait de résine de plantes où l’on rajoutait de la poudre dorée. Ici, j’ai un mélange tout fait. Est-ce que tu peux m’aider à tenir ces morceaux, que je l’applique ?

Amaël s’exécuta, faisant de son mieux pour ne pas trembler. Mamie était si concentrée, il faisait chaud, ça sentait la tarte aux pommes.

– Le principe, c’est de ne pas jeter quelque chose simplement parce que cet objet semble cassé. On peut lui redonner une seconde vie, même si dans celui-là, tu ne boiras plus de soupe ! Mais pour les chocolats, ça marchera tout aussi bien.

Peu à peu, le bol reprenait forme, des bleus plus foncés, des plus clairs, et entre chaque morceau, des rainures dorées.

– Cet objet a un passé, une valeur sentimentale. On rend hommage à ce passé en le réparant ainsi.
– C’est joli.

Même plus qu’avant, songea Amaël en son for intérieur. La réparation qu’ils faisaient, ensemble, ne visait pas à cacher les fêlures. Elles se contentaient d’en faire une pièce d’art. L’aidant toujours occasionnellement, Amaël la regarda travailler pendant longtemps, hypnotisé.

Il finit par demander, d’une voix basse :
– Tu crois que Papa sera fâché ?

Et Mamie rit.
– Je ne pense pas. Tu ne l’as pas fait exprès. Regarde comme le bol est beau, maintenant ! Je pense qu’il l’aimera comme ça aussi.

Amaël acquiesça, et de l’autre côté de la pièce, le disque toucha à sa fin. La musique cessa et le temps ralentit, pourtant rien n’était désagréable dans ce silence. Il fallut un moment à Amaël pour se rendre compte que sa mauvaise humeur était partie.
Quand le bol ressembla enfin de nouveau à un bol, tout strié de doré, Mamie le posa sur l’établi pour qu’il sèche correctement. Puis elle se leva, relança le CD et retourna dans la cuisine, où Amaël la suivit. Elle se pencha au-dessus du four et sourit.

– Je pense que la tarte est prête. Va me chercher un joli plat, mon grand.

Cette fois, Amaël répondit par un sourire, un petit, mais un vrai. Ils déposèrent la tarte dans le plat avant de la couvrir d’un torchon, et Mamie annonça qu’elle allait faire un petit somme en attendant le repas. Avant qu’elle reparte, Amaël la tira contre elle pour la serrer dans ses bras.

*

En quelques années, les choses avaient tant changé... Amaël était devenu un adulescent grincheux, avait peu à peu pris ses distances avec sa famille. C'était presque imaginable de penser qu'il avait pu être un jour aussi heureux.

Après une longue journée pleine de malices et de joie, et une bonne douche pour nettoyer la boue qui s'était accumulée sur ses vêtements après sa chute, Amaël s'était remémoré durant la nuit ces chaleureux souvenirs de jeunesse.

Sitôt réveillé, une idée lui vint.

Il ouvrit son placard, plein de vieux jouets qu'il n'admettrait jamais avoir eu, de ses vêtements d’été qu'il ne portait plus et de tout le bazar du monde. Il finit par remettre la main sur un vieux coffre de peinture, et se retint de crier victoire quand il trouva un pot de peinture doré.

Il retourna près de la guirlande brisée. Au milieu de toutes les petites ampoules cassées, il en choisit une, violette. Il récolta tous les morceaux, puis s’assit à son bureau et alluma sa lampe.

Avec précision, il commença son travail. Ça n’était pas évident. La peinture coulait, les morceaux refusaient de s’aligner. Il se coupa même le petit doigt – rien de méchant, mais une goutte de sang se mêla à la peinture et il grimaça.

Alors il inspira longuement ; s’il tendait l’oreille, il pouvait déjà entendre les éclats de voix des membres de la communauté de là où il se trouvait.

Il se remit au travail, et le temps que le soleil se lève pleinement, il avait terminé.

D’un regard fier, il admira son œuvre : un bulbe violet, strié de doré. De près, ça n’était pas très joli, mais tant pis. Ce qui était joli, c’était de se dire que cette petite lumière fonctionnerait de nouveau, avec plus de couleurs qu’avant. Il ne fallait pas cacher ou remplacer ce qui était brisé, non. Il fallait s’en servir pour créer quelque chose de nouveau.

Mamie lui avait en même temps appris une super technique, mais aussi l’idée que ce savoir-faire véhiculait. Elle serait sûrement fière de lui si elle en voyait maintenant le résultat.

*

{ andelrys }

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