La Guirlande | 13 décembre

13 décembre
L'amour

*

Fritch. Fritch. Fritch.

Des pas lents et lourds, à intervalle régulier, venaient briser le silence de la nuit. Des semelles crissaient sur le sol glissant mais étrangement rugueux. Des hauteurs du firmament cheyaient des fragments de glace qui valsaient, virevoltaient, tourbillonnaient, précipités vers leurs semblables pour venir épaissir la couche de poudreuse déjà bien fournie qui couvrait le sol. La tempête faisait rage, cinglant ses joues qui, depuis longtemps s'étaient couvertes de rose, teinte qui, de plus en plus, se rapprochait de l'écarlate.

Les pieds bottés d'Amaël venaient y forer des cratères qui, en quelques minutes, seraient comblés, effaçant toute trace de l'éphémère chemin et de son passage en ces lieux.

Une brume d'albâtre s'échappait de ses narines, accompagnée de quelques nuages qui, parfois, franchissaient ses lèvres et ascendaient pour rejoindre ceux qui, au-dessus de sa tête, lui envoyaient la neige.

Il était seul, au milieu du parc à l'angle du Quartier Général d'Aidons-Nous. En quête de paix et de silence. Ou plutôt en fuite. Loin de ces lumières trop fortes, de ce vacarme assourdissant, de ces visages amicaux mais aux sourires porteurs d'une injonction à festoyer en des temps où il ne le voulait pas. Où il ne le pouvait pas.

Bien qu'il eût déjà rassemblé dans sa besace presque la moitié des orbes nécessaires à la reconstruction de la Guirlande, passant par une myriade de sentiments qu'il eût qualifiés d'agréables en d'autres circonstances, il conservait en son cœur, au plus profond de son sein, quelque chose qui l'empêchait de se réjouir avec les autres.

Alors il marchait entre les arbres dénudés qui levaient leurs branches nues, ainsi que des bras décharnés, vers le ciel, comme s'ils adressaient une prière à quiconque peuplait l'espace au-dessus de la Terre. Le jeune homme, indifférent à leur supplique, poursuivait sa route vers il ne savait où, le regard fixé sur ses pas, affrontant la bourrasque. Puis, levant les yeux, il porta son regard sur le paysage environnant : entre deux sapins, au loin, il aperçut une étrange créature... plissant les yeux pour mieux voir, il put distinguer comme une espèce de grosse boule avec deux longues pattes et un cou qui bougeait d'avant en arrière au rythme de ses pas. Ce n'était pas possible, il devait délirer. Plus par désintérêt que par peur de la douleur, il renonça à se pincer pour s'assurer qu'il ne rêvait pas. De toute manière, l'animal était trop loin. Alors, que l'apparition existât ou pas, il n'était pas en capacité de le vérifier. Aussi, il reprit sa route.

Peu lui importait la destination, pourvu qu'il pût encore goûter à quelques instants de solitude avec lui-même, là où personne n'irait jamais le chercher. Là où il pourrait cesser de faire semblant et revêtir son vrai visage, ses vraies expressions, exprimer ses véritables pensées.

Les voix, au fond de sa tête, de cruelles et avides sirènes qui n'attendaient qu'un signe de faiblesse pour le précipiter vers les profondeurs, distillaient leurs murmures incessants jusqu'aux plus lointaines fibres de son être, lui tendaient une séduisante main, lui promettant l'apaisement... Après tout, pourquoi pas ? Il pouvait tout aussi bien rester dans la tempête et geler sur place, le monde s'en porterait tout aussi bien. Et parfois, Amaël était tenté de leur donner raison, de les écouter, de les accueillir les bras ouverts, elles qui le guidaient depuis trop longtemps déjà et qui lui apporteraient la délivrance tant espérée.

Des pas dans la neige, non-loin de lui, l'arrachèrent à sa morbide rêverie... l'étrange animal s'était approché : il le regardait en silence, avec ses grands yeux qui semblaient l'interroger sur sa présence en ses lieux. Ses plumes recouvertes par la poudreuse laissaient par endroit transparaître le noir de jais d'origine. Sans prévenir, l'oiseau s'ébroua, se débarrassant ainsi du nivéal manteau qui le recouvrait et transformant par la même occasion le jeune homme en bonhomme de neige. Il ne manquait plus que la carotte pour le nez !

Lorsqu'il rouvrit les yeux, il était de nouveau seul.

Il avait froid, c'était vrai, mais la morsure infligée à sa peau était une manière de se sentir vivant. De se sentir exister. De combler par la sensation, si violente fût-elle, le vide qu'il dissimulait en lui et qui ne cessait de le tourmenter. Le gel en cet instant remplaçait la lame qui, si souvent, avait été sa seule compagne. Celle qui l'obligeait à porter des manches longues en toute circonstance, parce que personne ne pouvait comprendre ce qu'il vivait. Non, personne.

Personne depuis... Elle.

Cette jeune femme, rencontrée au détour d'un hasard, si douce... Émilie, partie pour un ailleurs inaccessible pour ne jamais en revenir, qui l'avait abandonné. Son image n'était plus aussi nette qu'alors, comme si son esprit avait délibérément tenté de l'effacer de sa mémoire. Pourtant, dans la poche intérieure de sa veste, il conservait toujours la dernière de ses lettres, une simple feuille de papier pliée en quatre, couverte d'une écriture fine et ronde, déformée par l'émotion, l'ultime souvenir qu'elle lui avait laissé. Il revoyait son visage, ses yeux couleur de chocolat qui se faisaient ambre au Soleil, deux billes dans lesquelles il se serait noyé mille fois et où il pouvait lire tant de choses, en mots imprononcés. Il se rappelait la première fois où elle avait pris sa main, en silence... pour remonter sa manche et mettre à jour les preuves de son forfait. En silence, elle avait pleuré, mêlant des torrents de sel au fluide de vie qui, encore, s'échappait sporadiquement de son bras blessé. Elle l'avait pris dans ses bras et serré contre son sein, consciente qu'aucune parole n'aurait pu répondre à ce besoin de reconnaissance, tentant par ce geste simple d'apporter un peu de chaleur à ce cœur qui continuait de battre on ne savait pourquoi.

Après cette première étreinte, d'autres suivirent, beaucoup d'autres. Plus douces, plus tendres, plus passionnées, dans des bras qui, peu à peu, voyaient les stigmates du passé s'estomper, jusqu'à presque disparaître. Il sentait sur sa peau le souvenir des effleurements, des caresses, des baisers... et frissonna à cette réminiscence, abandonné à l'afflux des images et des éprouvés qu'il avait refoulés au plus profond de lui-même. En ce temps, il se sentait porté, non seulement par ses étreintes, mais aussi par ses mots, par son écoute, par son regard, par la manière dont elle lui tenait la main et dont elle se tenait à ses côtés, fidèle, ainsi qu'elle le lui avait juré une nuit au Clair de Lune.

Cette manière unique de le regarder et de balayer de sa voix douce tous ses doutes, jusqu'à la toute fin. Où elle-même avait été balayée par le destin, quelques jours avant Noël. Chaque année depuis lui rappelait le souvenir de sa perte. Elle était partie. Elle n'était plus. Elle était morte. Dans cette ultime lettre, la jeune femme lui réitérait ses vœux, la sincérité de ses sentiments et la promesse de toujours veiller sur lui depuis là-haut. Une tache d'encre délavée sur le dernier mot témoignait de la larme qui était venue s'y écraser. Ce jour-là, il avait tapé, crié à s'en rompre les cordes vocales, pleuré toutes les larmes de son corps, supplié tous les Dieux du Panthéon d'exaucer sa prière. Il s'était retranché dans sa bulle, dans un monde qui ne souffrait personne d'autre, sinon le souvenir de son amour perdue. Il avait cultivé la rancune, la haine, lui reprochant d'être partie sans se retourner, mais... il aurait tout donné pour la revoir, fussent-ce quelques instants : sa dignité, ses larmes, son sang, son âme... Avec les années, il comprenait désormais qu'elle avait sacrifié leurs derniers instants, pour lui permettre de garder d'elle l'image d'une femme forte et debout. Une fois la colère emportée par les larmes sur la toile de son cœur, ne demeurait qu'une douleur diffuse, douce-amère.

Les yeux clos, dans ce paysage immaculé, il se laissa envahir par le souvenir de son visage... Là, une vive douleur l'arracha à sa torpeur. Il avait tellement serré les poings qu'il s'était enfoncé les ongles dans les paumes. En ouvrant les mains, le sang perla, glissant le long de ses doigts et acheva sa course au sol : le liquide vital, écarlate se mêla à la neige... lui rappelant son propre palpitant et sa pulsion de vie. Oui, la vie.

Alors, l'ocre et l'ivoire se mélangèrent, s'élevèrent jusqu'à se stabiliser à mi-hauteur, formant comme une sphère qui s'illumina d'une lueur surnaturelle aux reflets roses dansants. Intrigué, il tendit les mains pour l'accueillir : lorsque l'orbe entra en contact avec ses paumes meurtries, Amaël entendit en écho la voix de l'être tant aimée : « Je t'aime ». La sphère était chaude, juste assez pour ne pas le brûler... Il n'était plus seul. Enfin. Émilie était là, comme elle l'avait promis. C'est ému qu'il referma les doigts dessus, avec une infinie délicatesse, la serrant contre son cœur. Puis, reprenant le chemin de la ville et se jurant de toujours honorer son souvenir, il murmura en retour : « Je t'aime aussi ».

*

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