78. Purement chimique
J'ignorais les râlements de ma cadette alors que je passais devant le pavillon de l'université des sciences. Elle avait de la peine à suivre mes grandes enjambées dans l'institut, fixant avec insistance chaque groupe d'étudiant que nous croisions.
Aujourd'hui était un jour important. Il ne fallait aucun manquement et je n'étais pas étonnée, malheureusement, que la bavure vienne d'un de mes enfants.
- Dépêche toi, Bene, râlais-je alors que je la voyais admirer une fontaine au centre de la cour. Tu ne voudrais pas t'attirer les foudres de ta sœur, n'est-ce pas?
La brunette frissonna et accourut pour me rejoindre et rentrer dans le magnifique bâtiment. On pouvait dire que le terme "Université prestigieuse" lui seyait à merveille, à croire que tout l'argent que nous investissions passait dans les lustres du corridor. Je m'approchais de l'accueil, remarquant que ce n'était pas la même jeunette que d'habitude. J'avais perdu Benedict en chemin, qui s'était arrêtée devant la vitrine de récompenses des étudiants.
- Bonjour, m'empressais-je sans plus de cérémonie. Je voudrais savoir où se cache mon fils, Philostrate Ackerman.
La demoiselle releva la tête. Comme qu'elle semblait jeune, ce qui s'avère tout à fait normal dans une université mais je ne lui aurais donné même pas vingt ans. Je remarquais aussitôt une lueur de curiosité dans son regard et je compris que je n'allais pas en finir si vite avec elle.
- Vous êtes Mme Ackerman, s'exclama-t-elle! Mon dieu, c'est vrai que vous lui ressemblez tellement! Vous avez ses yeux! Enfin... c'est plutôt lui qui...
- Murielle n'est pas là, demandais-je en espérant que l'autre secrétaire soit dans les parages.
- Elle s'est cassée la jambe au bal de jeudi. La pauvre... Elle est alitée pendant une semaine. C'est vrai que vous avez été générale des armées lors du grand Terrassement?
- Non, grinçais-je, me demandant d'où elle tenait ça. Ecoutez, Mlle... hem...
- Elisabeth. Mes amies m'appellent Beth mais vous pouvez m'appeler Betty! Votre fils est une vrai star sur le campus. Quoique... je ne sais pas s'il est adulé ou... détesté...
Je soupirais, comprenant que je n'allais vraiment recevoir aucune information de la part de cette jeune femme. Il fallait que l'adorable secrétaire se soit cassée une jambe le jour où Philo avait décidé de se cacher dans son université.
Ah, évidemment: il était le petit favori du doyen. Le petit adolescent génie des mathématiques, capable de raisonner comme les plus anciens alumni.
Je ne comprenais pas la moitié de ce que mon fils me racontait mais j'avais été fière qu'il rentre à l'université aussi jeune. Cela me permettait aussi de l'avoir près de moi, contrairement à son grand frère, qui avait préféré une carrière militaire.
Philo était intelligent, certes, mais il était distant, compliqué, encombré par des habitudes étranges que j'avais dû mal à expliquer. Cela ne m'étonnait qu'à moitié qu'il soit venu se cacher dans son université aujourd'hui. Je cédais souvent à ses passes, mais pas celle-ci. Il ne pouvait pas faire ça à Marilyn.
J'ai jeté un œil à ma fille, en train de discuter avec un groupe d'étudiant, nullement préoccupée de déranger. Bene ne connait pas le mot "timidité", ou peut-être même "espace personnel". Je tentais de la faire revenir vers moi en l'appelant.
Betty ou Beth continuait de déblatérer sa vie alors que l'heure tournait. Je me tournais vers elle subitement, incapable de dissimuler mon exaspération.
- Ecoutez, Beth... Ma fille se marie aujourd'hui et mon fils reste introuvable! Vous avez de la chance d'être tombée sur moi, car... si mon mari apprend que c'est de votre faute si Philo n'est pas présent le jour le plus important de sa vie... Vous allez entendre parler de lui. Et de ma fille, également, elle a son caractère...
- Oui, s'exclama Bene en s'approchant. Quand papa est fâché, il fait peur!
Tu peux parler, Bene... Ton père ne se fâche jamais contre sa petite dernière. Mais j'acceptais le soutien de ma fille en acquiesçant à sa remarque.
- Votre fille se marie, s'émerveilla la jeune femme, nullement inquiète!? C'est une sacrée nouvelle! Votre famille va encore s'agrandir!
Bon sang, j'ai l'impression que chaque évènement de ma vie est relayéeà toute la ville! Et déformé, visiblement... Je suis devenue générale, parait-il.
- Attendez, ce n'est pas celle qui a eu un bébé? Vous avez eu combien de filles déjà, songea Beth? Je m'y perd un peu...
- Où est mon fils! Pestais-je plus férocement.
Elle me fixa avec des yeux ronds. Soit je n'avais aucune autorité, soit cette fille n'a pas d'instinct de survie. Je miserais pour la deuxième option avec le sourire qu'elle me rendit.
- Dans son bureau, dit-elle comme si cela semblait évident. Il est toujours là-bas.
- Il a un bureau, m'étonnais-je en haussant un sourcil?
- Oui... Le doyen cède à chacun de ses caprices et...
Elle repartait dans son bavardage. Elle est un enfer, pire que Benedicte.
- Et où est ce bureau, fis-je rapidement?
- Quatrième étage, au fond du couloir à droite.
Je me suis enfuie dès que j'ai obtenue les précieuses informations qui m'ont valu dix minutes de mon temps. Je me suis précipitée, remerciant les folies de cette université d'être dotée d'ascenseur. Je devais vite retrouver et convaincre Philo. Marilyn se mariait dans deux heures.
___
J'ai frappé et je suis entrée dans une pièce entièrement plongée dans l'obscurité. Une odeur de renfermé me frappa aussitôt en plein nez et je voyais de la poussière voleter à travers les trayons de lumières filtrant à travers les volets. Cette pièce était vraisemblablement abandonnée. Personne n'était venu ici depuis des lustres.
Je n'étais plus d'humeur violente mais j'allais égorger cette Betty aux yeux de poisson. J'ai refermé la porte avant de réaliser que j'étais seule dans le couloir. J'ai fait un tour de moi-même avant de constater que j'avais perdu ma fille, encore. Elle devait être entrée dans le bureau.
- Bene, appelais-je en allumant la lumière de la pièce.
Il y eut des gémissements de plainte et je vis ma fille planter au milieu de la pièce, fixant un des coins. Le bureau ne semblait pas si vide que je le pensais. Je découvrais une immense pile de livres, certains recouverts de poussières et un grand tableau à la craie où étaient inscrites d'innombrables formules mathématiques incompréhensibles. Je reconnaissais sans difficulté la manière farfelue d'écrire les sept.
- Philostrate, fis-je avec une pointe d'agacement.
Dans la pièce remplie de bazar, au point que Livai en ferait certainement une attaque, je trouvais mon fils, assis dans le coin que Benedict observait. Il semblait se cacher et frottait ses yeux en gémissant, sûrement aveuglé par la lumière que je venais d'allumer. Il semblait vulnérable.
La colère que je ressentais pour lui, pour m'avoir fait courir dans la ville jusqu'ici, s'est envolée lorsque je l'ai vu si vulnérable. Il était intelligent, mais il était un enfant, mon enfant. Et j'étais faible face à ça.
- Philo, fis-je plus doucement. Qu'est-ce qu'il t'arrive? Pourquoi tu te caches?
Je m'approchais lentement de lui, lançant un regard au passage vers ma cadette, lui demandant explicitement de se taire. Son manque de tact pourrait bien faire rater ma tentative de le convaincre de sortir d'ici.
Je me suis agenouillée face à lui pour être à sa hauteur. Je croisai ses grand yeux clairs, profondément triste, bien que cachée par sa grande frange. Je le trouvais beau: il avait mes yeux, certes, mais les traits de son père...
- Je suis désolé, maman, renifla-t-il.
Je me suis tue, lui laissant le temps qu'il lui fallait pour s'expliquer. Et je remerciai Bene de se taire.
- Je ne vois pas... pourquoi plein de gens veulent célébrer l'attachement amoureux qui résulte seulement de l'action d'hormones comme la dopamine, l'ocytocine, et la vasopressine. C'est juste un mécanisme biologique qui favorise la survie et la reproduction de notre espèce.
Je savais bien qu'il essayait de cacher ses angoisses à travers ce discours froid et vide de sentiments, uniquement pour me déblatérer des données scientifiques. Je pris une grande inspiration:
- Philo, fis-je avec le plus de patience possible. Il n'est pas question de... d'hormones ou d'instinct de survie. Marilyn est amoureuse... et... elle serait vraiment peinée si tu ne venais pas à son mariage.
- Vous n'avez pas besoin de moi, marmonna-t-il en enfouissant sa tête entre ses bras.
Je fronçais les sourcils, sentant mon cœur se serrer.
- Bien sûr que si! Qu'est-ce que tu racontes? Pourquoi tu penses ça?
- Maman, tu...
Il leva un regard vers Benedict, qui ne comprenait pas la lourdeur de la discussion et lui faisait un grand sourire. Cela sembla au contraire l'affecter. Il avala et avoua d'une voix tremblante:
- Je me suis toujours senti différent dans cette famille. Vous êtes si... expressifs, si heureux tout le temps... Je ne sais pas pourquoi je suis comme ça mais je n'ai jamais eu ma place. Et... je sais bien que... papa et toi, vous n'avez jamais su comment faire avec moi.
Ces mots semblaient peser sur sa conscience depuis si longtemps. Ils me poignardaient en plein cœur et je ne savais pas comment les traiter. Je ne pensais pas que mon fils se sentait si mal dans notre famille. Je n'ai jamais voulu ça...
- Tu aimes Eddie et tu ne t'ai jamais remise de son départ à l'armée. Tu t'es souvent disputée avec Marilyn mais maintenant, vous semblez être des meilleures amis depuis qu'elle est adulte. Et Bene... vous êtes si expressifs avec elle. Je ne vous avais jamais vu comme ça auparavant.
Je mis mes doigts devant ma bouche, espérant bien ne pas pleurer devant mes enfants. C'était bien quelque chose que je n'aimais pas faire. Philo perçut ma peine immense et se sentit aussitôt coupable de m'avoir avoué tout ça.
- Je suis désolé de ne pas être comme vous, maman. Je sais bien que vous me trouvez bizarre et...
- Arrête, tu veux bien, l'interrompis-je. Je veux que tu te sortes toutes ces idées de la tête. Le fait que tu sois différent ne veut pas dire que je t'aime moins. Chacun de nos enfants est différent et c'est cela qui est magique dans cette famille. Tu as ton charme, tu as ta manière d'être, et de nous aimer.
Le noiraud resta bouche bée un instant, les larmes montant dans ses yeux et je vins caresser sa joue pour tenter de l'apaiser. Il n'appréciait pas spécialement qu'on le touche mais se laissa étrangement faire, comme s'il en avait besoin.
- Si ta sœur veut que tu viennes, c'est tout simplement car c'est le plus beau jour de sa vie et il n'en sera que moins beau sans toi.
- C'est vrai, fit-il comme s'il ne voulait pas y croire?
Comment pouvait-il croire que nous ne l'aimions pas. Cela me brisait le cœur.
- Bien sûr!
- M...mais il va y avoir tellement de mondes. Plein de gens que je ne connais pas.
- Tu penses bien que ton père a insisté pour le minimum, soufflais-je, amusée. Même pour les mariages, il prône l'intimité. J'en sais quelque chose... Tu n'es pas obligé de parler aux invités. Tu peux même amener tes manuels et lire au calme, dans un coin. Mais sache que tu n'es en aucun cas un paria, tu fais partie de cette famille au même titre que moi.
- Et moi, résonna Bene qui ne put s'empêcher d'intervenir! Je suis la dacette!
- Cadette, corrigea Philo timidement.
J'échangeais un doux sourire avec mon fils et je l'aidais à le relever et essuyer ses vêtements pleins de poussières. Bene vint enlacer fermement sa jambe droite et il se retrouva à caresser maladroitement le haut de sa tête. Je jetai un œil à la pendule de la pièce.
- La cérémonie commence dans une heure et demie, m'étranglais-je. Nous devrions nous dépêcher si nous voulons arriver à l'heure et présentables!
___
J'avais été une véritable fontaine tout le long de la cérémonie, assise à côté d'un bloc de marbre. Livai s'était contenté de rester assis, le regard ferme, à me tendre des mouchoirs lorsque cela devenait nécessaire.
Cela aurait pu être pire: alors qu'il avait amené à sa propre fille devant l'autel, il y eut bien une seconde de latence où nous avions bien cru qu'il allait coller son poing dans le nez de son fiancé, Peter. Il a tardé à la lâcher, si bien que Lyn a dû se défaire. Un mariage normal aurait été trop ennuyant. C'est plus amusant quand le père de la mariée veut étriper le gendre.
Livai avait ses raisons. Avant d'arriver à cette cérémonie émouvante, notre famille avait vécu une montagne de complications et d'émotions à la fois. On aurait dit que toute l'enfance de Marilyn avait mis nos nerfs à rude épreuve, pour voir si nous étions prêts à assurer lorsqu'elle serait devenue adulte.
Je pensais que sa prise en maturité l'avait changé, et c'était vrai, en un sens. Elle n'aspirait pas à une vie moderne. Contre toute attente, elle m'avait prise pour modèle, elle qui m'avait fait vivre la misère avec son caractère. Elle avait certainement touché une de mes cordes sensibles car j'ai facilement pardonné les erreurs qu'elle avait faites.
Marilyn voulait être mère. Son père voulait qu'elle voulait fasse des études. Elle a cédé néanmoins à faire une première année en littérature et poésie. Et ce, jusqu'au jours où elle nous annonça être enceinte... hors mariage.
Quel enfer! J'ai bien cru que j'allais finir seule à élever mes deux enfants pendant que Livai séjournerait en prison pour meurtre. L'ambiance n'était pas des plus réjouissante à la maison, ces temps-ci. Mais je fus étonnée de la manière dont Marilyn a géré la situation. Elle a su brillamment tenir tête à son père.
Peter avait formellement l'interdiction de mettre les pieds dans notre maison alors Lyn a déménagé. J'étais triste que mon deuxième enfant quitte le nid mais elle était adulte et sur le point de devenir maman. Et, sincèrement, un bébé de plus dans cette maison n'était plus envisageable.
Et puis, le petit Ingel est né, et j'ai catégoriquement refusé qu'on m'appelle "mamie". D'ailleurs, je pense qu'il faudra encore quelques années pour dérober à cette règle. Je suis bien trop jeune pour ça.
- On est trop vieux pour ces conneries, marmonna Livai en inspectant sa montre. Il est presque neuf heures et on n'est même pas passé au plat.
Je retins un bâillement en admirant ma fille danser autour de tous les invités. Ca avait été ça depuis le début de la réception, entre le vin d'honneur et l'entrée, la piste était remplie. Je m'en voulais d'avoir menti à Philo, qui s'était réfugié le plus loin de l'orchestre, la salle était pleine à craquer.
- Je ne savais pas que Lyn connaissait autant de monde, remarqua Eddie, à ma gauche en train de jouer avec ses couverts.
Mon cœur ne pouvait pas plus se remplir de joie. Le mariage avait été une parfaite excuse pour qu'Eduard revienne de l'armée où il était capitaine, désormais. Comme à l'époque et il n'arrêtait pas de le remarquer.
- Ils doivent venir de Peter, siffla Livai d'un ton menaçant. Je n'aime pas leur tronche.
- Tu n'aimes rien depuis le début de la journée, soupira son fils. Sois un peu plus heureux pour ta fille...
- Je le suis... modérément, grogna mon époux, le coude contre la table.
Eddie fut plus amusé par le comportement de son père que j'en étais lassée. Je l'avais entendu râler depuis que cet homme était dans la vie de sa fille assez de fois. Du moment qu'il l'a rendait heureuse, c'était le plus important pour moi. Et puis, Marilyn n'était pas du genre à se laisser faire.
Je remuais doucement avec le rythme de la musique, indiquant explicitement que je voulais danser. Je jetai un regard plein d'espoir à mon mari mais il se contentait de surveiller Bene qui courrait partout entre les invités et voler les marque-places. La vieillesse le rend aromantique, plus qu'avant.
- Comment se passe l'école pour Benedict, m'interrogea Eddie?
- On alterne entre les génies et... les "autres", répondit son père à ma place. Tu étais doué, Lyn a détesté l'école, Philo est Philo et pour ce qui en ait de Bene...
Je fronçais les sourcils et me tournais pour couper mon mari. Il fallait toujours qu'il voit le mauvais côté des choses.
- Très bien. Ses professeurs la trouvent juste un peu... énergique!
- Ils sont proche de la dépression, tu veux dire, ajouta le noiraud. Une putain de tornade et il a fallu que ce soit la dernière...
Eduard haussa un sourcil en dévisageant son père et un sourire se dessina sur ses lèvres avant de le taquiner:
- Oui, et de ce que je vois; tu fais un excellent travail pour la canaliser.
Livai plissa les yeux alors que Bene fit un tour complet de la table, tomba au sol avant de repartir, comme si de rien était en criant.
- De ce que m'a expliqué Lyn, tu es plutôt laxiste avec elle, continua le brun en ricanant.
- J'ai mal aux jambes, répondit froidement son père avant de se détrouner.
J'échangeais un regard complice avec Eduard, sachant pertinemment que le noiraud était de mauvaise foi. Livai était susceptible, surtout en ce qu'il s'agissait de son manque d'autorité pour Benedict. Peut-être qu'il commençait à sincèrement s'épuiser ou bien...
- Pour ma prochaine mission, je serais peut-être avec tata. Ce ne sera pas évident de faire comme si on ne se connaissait pas. Enfin... plutôt de rester professionnel.
- Elle m'en a parlé, expliquais-je en observant Iris danser avec sa compagne. Elle m'a dit qu'elle allait essayer de ne pas trop te chouchouter. Après tout... tu es monté d'un grade.
Eddie joua avec ses bouclettes un instant avant de les lâcher comme des ressorts. Il parla un peu plus bas, comme s'il voulait ne se confier qu'à moi.
- En fait... On va... aller sur Paradis, murmura-t-il doucement.
Je vis, dans ma vision périphérique, Livai se tourner aussitôt vers nous. La mention de l'île où nous avions principalement vécu et pour laquelle nous nous étions battus était toujours étrange. Nous n'y avions plus jamais remis les pieds, abandonnant notre ancienne vie et nos anciens camarades morts sur ces terres.
- Je... D'accord, répondis-je inutilement. Tu pourrais essayer de rendre visite à ton oncle. Il habite toujours à Stohess.
- Je ne pense pas que j'aurais le temps pour ça.
Il avait remarqué le changement d'ambiance à la mention de Paradis. Nous parlions peu de cette période, voire jamais. Et Eddie en avait peu de souvenirs.
- Peut-être... La maison...
Je tiquais légèrement à la mention de l'endroit où Eduard était né et avait vécu les premières années de sa vie. Cela semblait lointain dans ma tête, daté de plus de vingt ans, mais je m'en souvenais parfaitement: de la douleur que je ressentais en attendant le retour de Livai.
- Elle existe plus, lâcha-t-il nonchalamment.
On se tournait à l'unisson vers lui, perturbés par son détachement. Il nous observa l'un et l'autre, la tête tenue par son coude.
- Comment tu le sais, sifflais-je amèrement?
- Je le sais. C'est tout.
Cette information me perturba plus que je n'osais l'admettre. Eduard et moi sommes restés silencieux un instant avant qu'il marmonna qu'il avait aimé la balançoire, celle que j'avais construite sur l'arbre. Il passait son temps dessus, à observer le paysage en espérant apercevoir son père revenir de la guerre.
La mariée vint interrompre le silence lourd qui régnait à la table. Lyn rayonnait de milles feux. Je ne l'avais jamais vu aussi heureuse. Elle semblait s'amuser comme une folle malgré sa robe encombrante. Elle enlaça les épaules de son grand frère et lui demanda de venir danser avec elle. Celui-ci râla lorsqu'il réalisa qu'elle paraissait plus grande que lui avec ses chaussures.
Je les ai observés s'éloigner vers la piste avant de me tourner vers mon mari, les yeux brillants. Il ne manqua pas mon envie, sans subtilité. Sa main devant sa bouche cacha probablement un léger sourire.
- Tu lâches pas l'affaire, toi. T'es pas trop vieille pour ce genre de choses?
Mon sang ne fit qu'un tour et je me tournais pour lui faire dos.
- V...vieille?! Oublie. Tu ne mérites pas de danser avec moi, rétorquais-je le coeur meurtri.
- Oh, tu es vexée... mamie?
C'en était trop. Je me suis levée presqu'aussitôt pour quitter la table mais il me retint en agrippant mon poignet. Je pivotais à contrecœur et il se releva lentement. Je l'observais d'un mauvais œil alors qu'il semblait savourer d'avoir touché un point sensible.
Il releva ma main pour venir embrasser le dos. Je faiblis un instant. Il savait subtilement me faire oublier toutes les vacheries qu'il me lançait.
- Violet, accepterais-tu cette danse pour me faire pardonner?
- Ce n'est pas plutôt une excuse pour aller donner des coups de coude à Peter, demandais-je un peu fluette?
Mon regard ne manqua pas le baiser qu'il déposa sur mon alliance. Mais son oeil se dirigea vers son beau-fils.
- Si cela me permet de pourrir la vie de cet enfoirée en prime...
Je remuais un peu des épaules avant de soupirer et succomber à son offre, me faisant emmener sur la piste. J'enroulais mes bras autour de lui alors qu'il en fit de même sur ma taille. Je commençais quelques pas avant de réussir à l'emmener avec moi.
Nous dansions comme nous le voulions, toujours de la même façon. Je peinais à convaincre Livai mais je supposais que le mariage était une bonne excuse, pour cette fois. Je le dévorais des yeux avec un petit sourire complice. Fidèle à lui-même; il me dévisageait sans rien laisser transparaître.
Il tiqua et me resserra contre sa taille.
- Qu'est-ce qui te met autant en joie, me demanda-t-il au bout d'un moment?
- Rien. Je suis heureuse, c'est tout, exprimais-je avant d'embrasser sa joue. J'ai besoin d'une raison pour ça?
- Tu ne l'étais pas lorsque tu es arrivée avec Philo tout à l'heure. On aurait dit que tu avais pleuré. Il s'est passé quelque chose?
J'aimais que même s'il n'en donnait pas l'impression, Livai notifiait toujours ce genre de détails. Sans savoir les interpréter, certes, mais il ne fermait pas les yeux dessus.
- J'ai discuté un peu avec lui.
- Et alors?
J'hésitais un instant, tournant l'œil vers le concerné qui avait été emmené contre son gré sur la piste par Benedict. Elle l'avait certainement convaincu en gribouillant ses manuels avec mon rouge à lèvre.
- Ca, c'est un secret entre moi et mon fils.
- Ca veut dire quoi, ça, sermonna Livai? C'est également mon fils, je te signale.
- Dans ce cas, tu iras lui parler.
Il huma simplement en réponse, insatisfait et resserra ma taille contre lui, au point que j'étouffais presque. Je posais mon menton sur son épaule. Mon regard croisa celui de mon ainé qui faisait tourner sa sœur avec vivacité. Cette scène me rendit mélancolique. Ils avaient grandi. Ils n'avaient plus besoin de nous. Ils volaient de leurs propres ailes.
Je n'avais pas assez d'yeux pour tous les admirer et j'avais l'impression que mon coeur n'était pas assez gros pour tous les accueillir.
- Livai, tu regrettes d'avoir eu autant d'enfants, demandais-je préoccupée?
Il se crispa contre moi. Je sentis sa tête se tourner mais je ne pouvais pas percevoir son expression.
- Demande pas une connerie pareille, répondit-il fermement.
Il m'écarta pour voir mon visage et ses traits tirés s'accentuèrent. Il claqua sa langue contre son palais.
- Les mioches, c'est une plaie: tu t'inquiètes pour eux, ils te font vivre la misère, ils te détestent pour un rien et ils t'abandonnent pour le premier type venu.
Je ris nerveusement face à cette accumulation de reproches peu flatteuse.
- Regarde nous, on est vieux et fatigués. On a réussi à s'en débarrasser de deux mais on n'en a pour encore de longues années. Mais, putain... C'est aberrant: ces quatre mômes, ils viennent de nous deux et ils sont tous différents. Il y en a pas un qui se ressemble. Ils me font tous chier d'une manière différente.
Je restais sans voix à tout ce qu'il me racontait avec un tel sérieux sans que je sache s'il était finalement content de les avoir eu ou non.
Je trouvais ça intéressant que nous pensions tous les deux qu'aucun de nos enfants se ressemblaient.
- Les mioches, finit-il, c'est un mystère. J'en voulais pas. Je peux pas vivre sans eux. Philo te dira que c'est purement de la chimie mais je m'en branle. J'aime juste quand il m'explique qu'ils viennent autant de moi que de la femme que j'aime.
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