Les deux jeunes filles retinrent leur souffle. Elles mirent quelques secondes avant de se retourner en direction de la personne qui avait prononcé ces mots. Nova fut la première à lui faire face. Devant elle se dressait le jeune homme de la veille. Ce même personnage avec ses cheveux châtains aux reflets cuivrés et aux yeux bleus.  A la lumière du jour, elle remarqua qu'il avait quelques tâches de rousseurs au niveau de son nez. Sa bouche laissait échapper de la fumée, surement dû au cigare qu'il agrippait de sa main gauche. Contrairement à la dernière fois, il était habillé. Vêtu  d'un long manteau noir, d'une chemise blanche en lin, laissant apercevoir les lignes de sa musculature,  surplombée par divers colliers en tout genre et d'un pantalon ample noir. Il arborait une ceinture équipé de deux pistolets à silex, qui reposaient respectivement des deux côtés de ses hanches. 

Le jeune homme se trouvait près du gouvernail lorsqu'il avait prononcé ces mots. Il avait assisté à la scène avec l'équipage. Tout décontenancé par la situation, l'agressivité avait pris le dessus sur le questionnement. Il commença à avancer en direction des deux jeunes filles d'un pas décidé. 

- Je vous repose la question, qu'est ce que vous foutez sur mon putain de bateau ? 

Les deux acolytes ne pipèrent point mot. Elles ne savaient quoi répondre. Nova ne se voyait pas lui dire qu'elles avaient été dans l'obligation de sauter dans le premier bateau venu pour échapper à leurs assaillants qui souhaitaient vraisemblablement dans le meilleur des cas les enlever ou dans le pire, les envoyer six pieds sous terre. Néanmoins, Carmen se décida à prendre la parole. 

- On a vu un bateau, on l'a trouvé joli et on s'est dit "et si on allait se faire une petite sortie en mer", ironisa t-elle.

Le jeune homme ne fut pas réceptif au sarcasme de Carmen. Au contraire, ce type d'humour avait le don de le mettre en rogne. En guise de mécontentement, il porta son cigare à la bouche et prit une grande inspiration. Il rejeta la fumée quelques secondes après. Puis en un éclair, il dégaina une de ses armes et la posa contre le front de Carmen.

- Tu crois que tes petites blagues m'amusent, j'ai l'air d'être à la foire. 

La dizaine d'hommes présents sur l'équipage lâchèrent un rire gras. Nova sentait que la situation leur échappait. Si elles ne donnaient pas une explication à leur intrusion sur le navire, qui sait ce qui pouvait leur arriver. Une chose semblait tout de même logique pour Nova. Tant qu'elles étaient sur le bateau, les mercenaires ne pourraient pas les poursuivre, à moins d'avoir à leur disposition le même moyen de locomotion. Le but était donc de rester le plus longtemps possible avec les marins, bien que ces derniers ne semblait en rien accueillants. Cependant, elle savait aussi qu'elle ne pouvait pas leur dire la vérité, au risque que ces derniers ne les vendent à leurs assaillants. Qui sait ceux dont ils étaient capables au vue de la réaction imprévisible du jeune homme. Nova se mit en quête d'une excuse valable ou du moins passable.

- Nous souhaitons nous rendre à High-Castle pour refaire notre vie, répliqua Nova 

- Donc après la foire, on me prend pour un bateau de plaisance. Mais mon gars, tu m'as pris pour qui ? J'ai une tête de transporteur ? demanda t-il en pointant Nova du bout de son canon.

Dans cet état, il ne ressemblait en rien au jeune homme de la veille. Ses yeux bleus étaient devenus rouge de rage envers les deux jeunes filles. Machinalement, il avait changé de cible et visait maintenant Nova. Le fanfaron joueur avait laissé place à un homme froid et intransigeant. Au vue de la réaction imprévisible de ce dernier, le sang de Carmen ne fit qu'un tour et elle tenta le tout pour le tout. 

- Je vous en supplie, ne ne faites pas de mal, gardez nous sur votre bateau, pitié, implora t-elle les larmes aux yeux.

Nova se retourna vers Carmen, les yeux assassins. Il était hors de question de quémander quoique ce soit, encore moins de supplier quiconque même sous la menace d'une arme. Même en cas de situation désespérée, Nova se le refusait. Supplier était le seul moyen d'être perçue comme une proie et Nova en avait assez du rôle que tous cherchaient à lui attribuer. La tendance devait se renverser. Elle voulait à nouveau ressentir la sensation de triomphe qu'elle avait perçu la veille. Elle essaya de ne pas montrer qu'elle avait peur face au jeune homme. 

- Tais toi Carmen, s'énerva à son tour Nova, relève toi ! 

Choquée par les propos de son amie, Carmen écarquilla les yeux et forma un o avec sa bouche. Mais la surprise passée, des éclairs apparurent dans le regard de Carmen et fusillait à son tour  Nova. Le temps des supplications avait été de courte durée. Entre les yeux de Carmen et l'arme du jeune homme, elle ne savait pas lequel serait le plus rapide ou le plus mortel des deux. 

- Non, mais tu te prends pour qui, là, tu me parles autrement! Tu te prends pour qui à me dicter ce que je dois faire !

- Carmen, tu crois vraiment que c'est le moment de piquer ta crise 

- Non, parce qu'en plus il faudrait que je prennes rendez-vous pour avoir du respect en plus c'est la meilleure, s'exclama t-elle. 

L'équipage se mit à rire face à cette prise de bec absurde, mais l'on sentait que leurs rires étaient un rire jaune, servant à cacher la crainte qu'ils éprouvaient pour le petit bout de femme qu'était Carmen. Son caractère n'était en aucun cas proportionnel à sa taille et ils venaient de le comprendre à l'instant. 

- Assez !, clama t-il, Vous me donnez mal à la tête tous les deux. Il va falloir que tu tiennes ta petite copine, mon gars, parce qu'elle commence à me taper sur le système.

A ce moment là, Nova se rendit compte que le jeune marin ne l'avait pas reconnu. Il avait été pris au piège par son déguisement. Il ne se doutait pas une seule seconde, qu'il avait en face de lui la petite maladroite et son amie. Le jeune homme poursuivit : 

- Bon, bah puisque je sais toujours pas ce que vous faites sur mon bateau, les gars sortez moi la planche et jetez moi tout ça par dessus bord. J'ai pas de temps à perdre avec vous deux, dit-il en balança la main comme un signe pour donner un ordre à son équipage.

 Deux grands hommes avec des barbes broussailleuses  se détachèrent du groupe de marin, se dirigèrent vers les deux jeunes filles, et les empoignèrent. Elles tentèrent de se débattre mais face à la force de ses deux gorilles, leurs efforts étaient vains. Ils les amenèrent devant une planche en bois et forcèrent Carmen à monter dessus .

- Les femmes d'abord, sourit l'un des marins laissant apparaitre des dents noires et jaunes.

 Durant tout le temps ou ils avaient essayé de communiquer en vain, le bateau avait déjà quitté le port de Mistwater et commençait à rentrer en pleine mer. Une solution, vite, vite, vite pensa Nova. Son cerveau fusa, laissant voguer tous types d'idées, de la plus farfelue, à plus compliquée à réaliser. Puis une réflexion lui vint. Si lui ne la reconnaissait pas, elle, savait qu'elle ce n'était pas un inconnu en face d'elle. Il y avait un détail qui ne lui avait pas échappé à son égard et comptait bien l'utiliser 

- Et si on pariait ? 

Le jeune homme leva la main une seconde fois, les exécutants cessèrent toute activité, laissant Carmen en équilibre sur la planche.

- Dis m'en plus, dit-il en penchant sa tête vers Nova. Il semblait visiblement attirée par cette solution ou du moins, elle l'intriguait. 

- Je propose qu'on joue pour nos vies et notre voyage sur ce navire, exprima t-elle d'un ton affirmé en vue de camoufler sa crainte.

 A l'entente de cette proposition les marins commencèrent à chuchoter entre eux. 

- Vous ne pouvez pas faire ça Cap'taine , cria l'un d'eux en pointant Carmen du doigt, ça porte malheur d'avoir une femme à bord. On aura plus ce souci si ils vont nager avec les requins.

- Il raison, renchérit l'un d'eux affolé, ça serait imprudent de contrarier l'océan, Cap'taine et aussi mauvais pour les affaires. On a pas le temps pour ça. 

Le jeune capitaine ne dit rien. D'un côté la possibilité de palier à la situation par le jeu l'amusait mais d'un autre, il risquait gros à accueillir deux marins supplémentaires complètement novice dans le domaine de la navigation s'il perdait. Cependant, l'appât du divertissement avait pris le pas sur la logique. 

- Très bien, mais je choisis le jeu. Concernant les conditions de notre arrangement, si je gagnes, vous me faites l'extrême plaisir de sauter sur cette planche sans faire d'histoire. Et vous me laissez le joli médaillon que porte votre petite dame autour du cou, dit-il en montrant la gorge de Carmen du bout de son canon.

Un dilemme s'imposa à Nova. Elle ne pouvait pas risquer de perdre le médaillon. Il était son seul indice sur l'étrangeté qui pesait autour d' elle et surement sa monnaie d'échange voire même un indice  pour trouver Morgus. Mais être abandonnée en pleine mer ne les mènerait qu'à une seule issue et elle n'était pas sure de vouloir la rencontrer actuellement.

- Très bien, balbutia Nova. Mais dans le cas ou je gagne, Carmen et moi restons à bord du bateau et vous nous débarquerez dans le port qu'il nous plaira. 

Elle regarda de long en large le bateau, émit un sourire et posa une dernière condition

- Et on prendra la cabine du capitaine si je gagnes. Quitte à être en mer , autant que ce soit agréable.

Elle tentait d'en faire des tonnes auprès des marins, pour garder un certain ascendant face à son adversaire. Elle voulait  une fois encore faire illusion, c'était la seule arme dont elle disposait.

Les marins s'étaient entre temps agglutinés autour des deux parieurs. Tous avaient l'air intéressées par l'engagement qui venait de prendre forme. L'un des marins ordonna à Carmen de se séparer du médaillon le temps de la partie. La jeune fille s'exécuta et le posa sur le bord du tonneau.

 Le jeune homme tourna la tête en grognant puis cracha dans sa main droite et la tendit  à Nova pour que cette dernière scelle leur arrangement. Cette dernière ne se laissa pas démonter par le geste répugnant qu'il venait de faire. Au contraire, elle cracha à son tour de toutes ses forces, comme pour l'impressionner avant de commencer la partie, puis tendit à son tour sa main. Carmen émit une mine de dégout.  Le jeune homme eut un sourire un coin et leva ses sourcils. Néanmoins, les deux joueurs se serrèrent la main. Un marché venait d'être passé.

- Parfait! 

- Alors à quoi vous allez jouer Cap'taine ? demanda un membre de l'équipage 

- Au jeu du gobelet ! poursuivit un autre 

- Aux cartes !

Tout l'équipage commença à donner son avis en hurlant le nom du jeu qu'il lui semblait être le plus approprié et le plus excitant. Mais dans ce brouhaha, la voix du capitaine se distingua parmi les autres. 

- Non aucun de ces jeux , messieurs. Nous nous porterons plutôt sur les dés, une valeur sure, qu'en penses tu mon gars , demanda le capitaine en direction de Nova. 

- C'est vous qui fixez les règles dit-elle en le regardant droit dans les yeux. 

- De toute façon si tu n'étais pas d'accord ça aurait été pareil, répliqua t-il. 

Cette réplique lui valu le rire de ses hommes. Nova leva les yeux aux ciel. Par tous les dieux, ce qu'il était énervant avec son petit air supérieur.

-  Monsieur Porter, les dés !

 Le dénommé Monsieur Porter, un homme de taille moyenne avec une barbe blanche de quelques jours et une boucle d'oreille en or apporta un sac contenant deux dés de couleur rouge, symbolisant respectivement les chiffres allant de un à neuf par des points blancs. Le jeune homme les attrapa et les fit tomber brusquement sur le tonneau près de lui. 

- Honneur aux clandestins, ordonna le jeune homme 

- Je ne voudrais pas vous priver de ce plaisir,  le repoussa t-elle 

En lui rendant les dés, Nova avait légèrement effleuré sa main. Elle ne savait pourquoi mais ce contact l'avait mise mal à l'aise. Mais ce n'était pas la seule. Le capitaine s'était empressé de retirer sa main. Était-ce parce qu'elle avait refusé son offre ou bien était-il embarrassé par ce rapprochement physique, minime certes, mais bien présent.

- Très bien étant donné que monsieur ... , monsieur comment déjà ? 

Nova se mit à réfléchir à la vitesse de la lumière pour donner le premier nom masculin qui lui passait par l'esprit. 

- Jasper, Jasper Walsh. 

- Etant donné que Monsieur Walsh n'a pas les bijoux de famille assez gros pour commencer, je me vois dans l'obligation d'ouvrir la voie. Je rappelle les règles pour nos jeunes camarades ici présents. Vous lancez les deux dés en même temps, je ferais de même et celui qui a le plus grand nombre remporte la mise, à savoir la vie ou la noyade pour Monsieur Walsh et sa compagne.

Il prit les dés entre ses mains, les fit rouler entre ses doigts, les rapprocha de son visage et souffla dessus. Il avait laissé, le temps du jeu, son cigare reposant sur le bord du tonneau, toujours fumant. Puis il se décida à lancer. Au contact du bois, les dés tournèrent sur eux même puis se stabilisèrent et retombèrent laissant apparaitre un cinq et un huit. Le jeune lâcha un léger cri de joie. Carmen commença à mettre ses doigts à la bouche et à se ronger les ongles. Elle avait cette manie lorsqu'elle était inquiète, ce qui était actuellement le cas.

- Il semblerait donc que ce soit un treize, ricana le capitaine d'un air triomphant. 

L'inquiétude ne se faisait pas ressentir que du côté de Carmen. Nova partageait elle aussi ce sentiment. Elle ne voulait aucunement finir par dessus bord. Sa vie et celle de Carmen dépendait de ce stupide jeu de dés. Il fallait qu'elle fasse plus de treize. Peu importe s'il s'agissait du hasard ou du destin, ce dernier allait devoir être en faveur de la jeune fille pour qu'elle et son amie puisse vivre. Nova se murmura à elle même quelques paroles d'encouragement. Puis elle se décida à prendre les dés. Elle se concentra de toutes ses forces. Plus de treize, plus de treize, je vous en supplie, implora t-elle.

Elle envoya les dés valser sur la table de jeu en bois. Les dés retombèrent aussitôt. Le premier dé se stabilisa laissant apparaitre un six. Quant au deuxième dé, il tournoyait sur lui même sans ralentir. Puis sa course effrénée fut enrayée. Il tourna une dernière fois sur lui même, laissant apparaitre la face du numéro quatre. Il allait tomber sur le quatre. Cela allait donner dix. Elle était sur le point de perdre. Nova ne pouvait pas se le permettre. Elle se mit à penser au chiffre huit de toutes ses forces. Une sensation électrique s'empara de tout son corps, de la racine de ses cheveux à la pointe de ses orteils. Tout à coup, le médaillon laissé sur le côté en guise de mise, s'illumina. La pierre rouge qui gisait au centre se mit à briller, en s'intensifiant de plus en plus. Personne ne semblait l'avoir remarqué excepté Carmen. L'incompréhension se logea dans ses yeux. Elle se mit à fixer le médaillon, puis se retourna sans dire un mot vers Nova, qui elle avait les yeux rivés sur la partie en cours tout en retenant sa respiration.

Alors que le dé allait s'arrêter sur le chiffre quatre, celui ci effectua un dernier mouvement, presque surnaturel sur le numéro huit. Une fois arrivé sur ce chiffre, il se stabilisa et ne bougea plus d'un pouce. Nova se permit enfin de souffler. Elle venait de faire un quatorze. Elle venait de gagner un sursis pour leur survie. 

A la vue du résultat, le capitaine serra sa mâchoire de toutes ses forces. Il ferma les yeux, expira toute l'exaspération qu'il avait en lui, tandis que sa main parcourait son visage ainsi que sa chevelure. Puis tout en reprenant le cigare qui gisait sur le bas côté, il se leva et fit face à Nova, comme signe d'acceptation de sa défaite face à elle. 

- Il faut croire qu'on va devoir faire un bout de route  ensemble, Monsieur Walsh. Comme notre marché l'indique, ma cabine est à vous ainsi qu'a la donzelle qui vous accompagne. 

Sur ces mots, Carmen bomba le torse. Elle passa devant le jeune homme et lui fit une révérence. 

- La donzelle vous remercie pour votre hospitalité, dit-elle avec un ton sarcastique, puis se dirigea vers la cabine. Nova reprit le médaillon et se dirigea pour la rejoindre quand une question lui vint en tête. 

- Au fait, à qui ai-je l'honneur ? 

Le jeune homme se tourna pour lui faire face une dernière fois et lui dit très solennellement. 

- Milo Mulligan, Capitaine du Red Swan.