Le miroir en face de Nova reflétait une toute autre image. En effet, une fois lavée, elle avait laissé sur son lit ses affaires d'homme. Elle ne comptait pas les mettre pour ce soir. L'aubergiste n'aurait sûrement pas supporté qu'un « homme » serve ses clients. Elle avait donc mis l'un des jupons que la Communauté avait pris soin de mettre dans le bagage de Carmen. Par conséquente ,elle faisait  face à une jeune femme de vingt ans, la peau blanche écarlate et aux cheveux de jais. Pour ce qui était de sa mèche blanche, elle avait réussi à trouver du charbon dans la cheminée de la chambre et avait pris soin de la cacher. Quant à ses yeux, des cernes avait éclos sous ses yeux déjà étirés de nature. Cela lui donnait un aspect toujours suspicieux. Elle détestait ses yeux. Ces derniers lui rappelait sans cesse qu'elle n'avait aucune idée de qui elle les tenait. Ses lèvres étaient encore abîmés mais ne saignait plus abondamment. Sa chemise blanche et son jupon laissait transparaître une silhouette féminine manquant quelques peu d'abondance à certains endroits. Nova jeta un dernier regard à son reflet puis tourna les talons, se dirigeant vers le rez-de-chaussée.

En piste, pensa t-elle.

Elle descendit les escaliers en pierre de l'auberge. La salle de repas était une salle entourée de murs en bois. Du hêtre vraisemblablement. Il faut dire qu'il en poussait énormément aux alentours de Mistwater. Pendant son absence, certaines tables s'étaient remplies et l'odeur de poisson cuit s'était renforcée. De nombreux marins étaient attablés, levant leurs verres de bière et d'hydromel, racontant leurs périples à travers les mers et océans. Certains préféraient jouer aux dés. Nova ne put s'empêcher de remarquer que l'un d'entre eux n'hésitaient pas à échanger les dés au moment même ou son partenaire de jeu tournait la tête. Elle savait déceler les tricheurs. La Communauté le lui avait appris. L'illusion était un concept que Nova connaissait. Il suffisait d'attirer l'attention de son adversaire dans la direction opposé au transfert des dés. Plus cela était gros, plus cela passait. Comme quoi, ce n'est pas le plus attentif ou le meilleur qui gagne, mais bien le plus malin. Dans ce monde seuls les malins survivent pensa t-elle. Le tricheur lança les dés en ricanant. Le visage de son partenaire de jeu ne broncha pas. Au lieu d'être liquéfiée par le nombre que venait de faire son adversaire, ce dernier ne sourcilla point. Il faisait preuve d'une concentration étonnante pour quelqu'un qui venait de perdre. Hormis la table de jeux, tous semblaient euphoriques. Mais bien que les rires et la boisson emplissait l'air de l'auberge, l'ambiance restait tout de même froide. Aucune chaleur humaine ne se dégageait de la pièce, comme si cette dernière n'était emplies que de corps sans vies. Ces derniers festoyaient par mécanisme, pas par envie ou besoin. Cet engrenage servait aux itinérants à oublier leurs vies, misérables pour la plupart, immorales pour d'autres.

Nova fut tirée de ses pensées par Carmen. La petite brune tenait entre ses mains un plateau qu'elle lui tendit.

-Allez au travail !

Nova prit le plateau à son tour et alla pour se diriger vers le comptoir. Carmen l'interrompit.

- Tu m'accompagnes ?

Nova hocha la tête en signe d'approbation. Carmen lui sourit se positionna sur ce qui s'apparentait à une piste, au fond de la salle. Sur ce mur il n'y avait aucune fenêtre , seuls de légers chandeliers éclairaient la piste. C'est entre ces lueurs tamisées que Carmen débuta sa danse.

Pendant ce temps, Nova avait rempli son plateau de pintes de bières et d'hydromel. Dès que les mains se levaient pour réclamer un breuvage, elle se dirigeait vers eux d'un pas décidé, presque aérien. Soudain, comme convenu avec Carmen, elle accompagna cette dernière de sa voix.

J'ai entendu une rumeur d'un ami le long de la mer

(...)

Tout au long de la musique, les clients s'étaient tus, envoûtés par les mots de Nova et les mouvements ondulés de Carmen. Cette dernière maitrisait parfaitement la danse et l'art de captiver une assemblée. Ils semblaient tous subjugués par son corps à la fois voluptueux et tonique. Une fois, le divertissement fini, tous les clients levèrent leurs pintes, heureux de ce qu'ils venaient d'écouter et de voir. Puis ils se remirent à vaquer à leurs occupations. Nova retourna au comptoir tandis que Carmen vint à son niveau. Elle était toute transpirante et dévoilait un sourire accompagné de ses dents.

– Alors c'était pas mal hein.

- Oui en effet, on a fait un bon travail. Mais au risque de faire ma rabat-joie , la soirée n'est pas finie.

Nova tendit un deuxième plateau dans lequel il y avait un bout de tissu destiné à nettoyer les différentes tables. Carmen soupira en levant les yeux aux ciel.

- Rappelle moi la prochaine fois de ne plus rien te demander, dit-elle en partant en direction du comptoir pour remplir de multiples pintes. Nova la regarda s'éloigner. Carmen avait une certaine façon de marcher qui faisait rire Nova. Une démarche de petite fille cherchant par tous les moyens à rattraper les pas de ses parents à cause de ses petites jambes.

Tout à coup, une énième main se mit à se lever. Il s'agissait de la table de l'échangeur de dés. Nova se mit en route. Au niveau de la table, les mêmes joueurs étaient présents. 

Ils étaient trois. Deux hommes âgées d'au moins une quarantaine d'années face à un homme d'une vingtaine d'années. Les deux personnes plus âgées étaient dans un sale état. L'un était petit tandis que l 'autre semblait plus grand. Le plus grand des trois avait des cheveux aussi longs que ceux de Nova, ses ongles étaient sales et son haleine empestait le tabac. Pour le plus petit, celui ci avait le crâne rasé. Lorsqu'il lui arrivait de sourire, Nova avait aperçue qu'il lui manquait une dent. Quant au plus jeune, celui ci semblait plutôt grand. Il avait des cheveux châtains épousant quelques reflets cuivrés, pour ne pas dire roux. Ses yeux bleus étaient emplis de concentration tandis que sa bouche témoignait de son inquiétude face à la tournure que prenait la partie. Il passa sa main dans ses cheveux et Nova remarqua qu'il portait un bracelet fait de lanières surmonté d'un coquillage, mais elle n'avait pas pu reconnaitre lequel.

-Et voilà pour vous Messieurs

Aucun des hommes ne daigna lui adresser un signe de remerciement. Seul le plus jeune leva la main tout en ne décrochant pas son regard du jeu.

Tout à coup, elle remarqua que l'un des adversaires du jeune homme était en train d'échanger les dés. Que devait-elle faire ?

Devait-elle l'en avertir. Après tout, il était assez grand pour se débrouiller tout seul, et puis si il n'avait pas voulu perdre bêtement son argent, il n'avait qu'à pas jouer.

Un sentiment de culpabilité suivi d'un sentiment d'indifférence s'emparèrent  de Nova. Une hésitation, puis une décision s'imposa à elle.

En déposant la troisième pinte, cette dernière trébucha sur la table, renversant la bière sur les joueurs. Les tricheurs eurent le réflexe de se relever brusquement. Dans la précipitation, ils laissèrent tomber les dés par terre.

- Mais bon sang, faites attention, vous voyez pas qu'on joue ! Pff ! 

- Oh pardon, je suis confuse, vraiment excusez moi.

- Oui c'est ça bah t'as intérêt de nettoyer tes conneries, gamine enchaîna le deuxième homme.

En faisant mine de nettoyer, Nova ramassa les dés et les posa sur la table de jeu.

- Je crois que ça vous appartient, non ?

A la vue des dés truqués, les deux hommes écarquillèrent les yeux et démentirent.

- Non c'est pas à nous ça.

Le troisième joueur tiqua. Ses yeux changèrent et laissèrent place à la colère. Il se leva à son tour

- Putains de tricheurs, vous avez essayé de me rouler !

-Hé accuse pas n'importe qui ste plait , lança un des deux tricheurs avec agacement.

-Tu vas me rendre tout ce que j'ai parié maintenant.

La rage avait pris le dessus. Il empoigna un des deux hommes par le col, l'autre tentant par tous les moyens de l'arrêter.

-Lâche le putain, mais lâche le merde ! lança t- il

Durant tout ce temps, Nova était restée calme et s'était mise en retrait. Voyant que la situation allait dégénérer, elle héla l'aubergiste en criant :

- Je crois qu'on va avoir besoin de monde ici.

L'aubergiste accourut, accompagné par quatre gaillards pour séparer les bagarreurs.. Ils mirent tout de même quelques minutes à faire lâcher prise au jeune homme. Celui ci était bien décidé à en démordre. Lorsqu'il finit enfin par céder, l'aubergiste obligea les deux tricheurs à partir.

- Pas de ça dans son établissement, Raoul, tu le savais. Tu prends ton petit copain et tu dégages de mon auberge.

Le prénommé Raoul remit en place le col de son manteau ainsi que son chapeau, et suivi de son acolyte lança un regard noir en direction du jeune homme.

- Si je te recroise, je te tue.

Sur ces mots, il sortit. Le jeune homme n'avait pas eu l'air de prendre la menace au sérieux. Très calmement, il rassembla ses affaires, comme l'aurait fait n'importe quel individu et se dirigea vers l'escalier et disparut.

Nova rejoignit Carmen. Elle s'adossa au comptoir tandis que Carmen la regarda crédule.

- Il s'est passé quoi là ?

-Ego d'hommes.

*** 

Le service touchait à sa fin. Nova était éreintée. Nettoyer les tables, même avec l'aide de Carmen semblait prendre une éternité. Carmen, ne put s'empêcher de bailler.

-J'en peux plus ! Je veux aller me coucher !

Nova la regarda. Elle sentait que dans peu de temps, elle allait s'effondrer sur place. Elle ressentit de la pitié à son égard.

- Vas-y si tu veux, je vais finir, il me reste que deux tables

-T'es sure ? Non parce que je veux pas te laisser faire tout le boulot et te planter pour aller piquer un roupillon.

- Tu sais pour deux tables, on pas besoin d'être mille, je peux m'en sortir toute seule.

Carmen ne se fit pas prier. Elle lâcha son chiffon à une vitesse telle qu'elle était déjà en face des escaliers avant même que le bout de tissu ai touche la table. Avant de monter, elle passa devant le comptoir de l'aubergiste, ou celui ci faisait les comptes de la soirée et lui lança à moitié somnolente

- Bonne nuit Bill !

L'aubergiste lui regarde à la fois interloquée et agacé. Il prit tout de même la peine de lui répondre

- Moi c'est Andrej, pas Bill.

Carmen ne percuta pas face aux mots prononcés par Andrej et commença à monter les escaliers, marche après marche. Juste avant qu'elle ne disparaisse, un murmure se fit entendre 

- Oui c'est pareil, Bill ou Andrej.

Nova ne s'empêcha pas d'émettre un gloussement, assez discret pour ne pas qu'Andrej se vexe. Elle se remit au travail et mit une quinzaine de minutes pour finir de nettoyer les tables ainsi que la salle. Elle n'aimait pas le travail mal fait. Elle aimait aller au bout de ce qu'elle entreprenait. Il était donc pour elle impensable de ne pas passer un coup de balai malgré la fatigue.

Une fois chose faite, elle adressa un signe de la tête à Andrej en signe de bonne nuit. Il l'ignora. Elle se dirigea à son tour à l'étage en vue d'aller se reposer. Dieu savait qu'elle manquait de sommeil. C'était viscéral, elle devait dormir pour récupérer les précédentes journées qu'elle venait de passer. Dans le couloir, elle se guida difficilement et finit par trouver sa chambre. Elle ouvrit la porte et entra.

En se retournant, elle vit face à elle un jeune homme. Il était seulement vêtu de son pantalon, le torse nu laissant apparaitre sa musculature  athlétique et ses cheveux aux reflets  cuivrés étaient trempés sur les pointes. Elle observa la chambre dans laquelle se trouvait. Elle était assez similaire à la sienne, à la seule différence que Carmen avait laissé sa place au jeune homme.

Ce dernier se retourna à son tour nonchalamment, sans être forcément étonnée par la présence de Nova. Il ne dit rien pendant quelques secondes puis se décida à entamer le dialogue.

- Je peux savoir ce que vous faites dans ma chambre Mam'zelle 

Nova, trop honteuse de son erreur sentit le rouge lui monter aux joues et n'osa rien prononcer. Elle était intimidée par le fait de pénétrer dans son intimité de la sorte. Le jeune homme se rapprocha d'elle tout en la dévisagea.

- Je vous ai posé une question il me semble.

Nova se ressaisit tant bien que mal, malgré la présence de l'individu à quelques centimètres d'elle.

- Je me suis trompé de chambre, je vais y aller du coup.

Avant qu'elle ne puisse faire un geste, le jeune homme lui agrippa le bras, la forçant à le regarder, à plonger ses yeux dans les siens. La chaleur commençait à envahir le corps de Nova et à s'étendre à toute la pièce. A côté , la cheminée passait pour une allumette.

- Je vous reconnais. C'est vous la petite maladroite de tout à l'heure !