Chapitre 7

 Héléna  passa une main devant son visage, contrant les rayons intrusifs du soleil. Elle clignait des paupières, se réhabituant lentement à la lueur du jour. Une vive douleur tracassait son sommeil houleux. Elle gémit en se redressant sur ses coudes. Sa gorge était aussi sèche qu'un désert aride parsemé de cactus aux épines acuminées. La jeune femme caressa délicatement les draps en soie cobalt dans lesquels elle venait de passer la nuit, une émanation veloutée parfumée de musc s'en dégageait. Au fur et à mesure, sa vision s'éclaircissait.

Ou diable était-elle ?

La porte s'ouvrit soudainement, une silhouette abritée d'un ciré jaune pénétra dans la pièce. Effrayée, Héléna poussa un jappement. Ses pieds maladroits s'emmêlèrent dans les couvertures et son corps, encore endormi, se retrouva échoué sur le parquet.

— Qui l'eut cru ! Le Corbeau n'est qu'une gamine qui ne tient pas sur ses pattes, se moqua sournoisement un homme.

Il retira son manteau d'un geste souple et élégant. Héléna, figée dans un posture peu flatteuse qui la maintenait entre ciel et terre, dévisagea son interlocuteur. Elle se releva gauchement, coincée entre une appréhension envahissante et une inquiétude dévastatrice. Héléna épousseta la peau nue de ses jambes. Ses sourcils se froncèrent en remarquant qu'elle n'était vêtue que d'un t-shirt blanc dont les coutures frôlaient le haut de ses cuisses. Puis d'un geste relativement bourru et mal exécuté, elle se cambra brusquement en arrière, manquant de tomber sur ses fesses en voyant finalement qui la confrontait. 

Les soirées de Teïlo s'enchaînaient. Un soir après l'autre, une impression de déjà-vu s'ancrait sur la précédente. Le cosmos pétrifié dans les cieux accompagnait les songes de ses nuits d'hiver. Mais cette nuit là fut bercée d'une obscure teinte de divergence. Il n'était pourtant pas rare de voir les patrouilleurs et leurs clebs arpenter les rues. L'astre argenté envoûtait les bêtes. Complètement atteint par le sourire perfide de la lune, le molosse agressait le vent. Il claquait sauvagement des mâchoires identiques à deux aimants ; elles s'ouvraient et se fermaient avec agressivité, permettant à sa ribambelle de crocs de déchiqueter l'invisible ennemi.

Le jeune homme y fit abstraction et continua son chemin à travers la noirceur de la ville. Quand tout à coup, ses pieds creusèrent le sol, s'enracinant dans les profondeur du bitume.

Une masse sombre, douteuse et équivoque le confrontait dans la ruelle mal éclairée qui menait à l'entrée de son logement. Il ravala difficilement sa salive, approchant à pas du loup de la victime de la nuit. Incertain, il tâta le corps du mendiant molletonné du bout de sa chaussure qui, contre toute attente, gémit.

Sonné mais vivant, l'étrangeté de ce vagabond lui mit la puce à l'oreille. Teïlo se baissa, ôtant avec une anxiété grandissante l'épaisse capuche qui recouvrait son visage. Il prit rapidement conscience que ce n'était ni un clochard, ni un mort mais qu'il s'agissait d'un oiseau blessé.

— Et moi qui espérait un bel apollon, s'ébroua-t-il en reculant d'un pas.

Il observa les environs de ses yeux noisette, s'assurant que personne ne viendrait s'aventurer dans la ruelle aux milles mystères. Il se gratta nerveusement la nuque, se demandant ce qu'il devait faire. En tant que partisan du Chancelier et fils du Gouverneur son devoir était de dénoncer le Corbeau au patrouilleur. Mais un éclat d'amertume, un soupçon ambiguïté, une larme d'obscurité miroitait au fond de son cœur, l'obligeant à venir en aide à ce moineau de malheur...
 
L'attitude désespérante d'Héléna l'obligea à s'extirper de ses pensées. Il envoya une pile de fringues qu'il venait de piocher au hasard dans son armoire pour les donner à cette créature aux étranges agissements. 

Méfiante, elle s'en empara avec hésitation, prenant garde aux moindres faits et gestes de ce fils de traître. Elle le dévisageait d'un œil indiscret bien qu'affolé, ne sachant pas sur quel pied danser en sa présence. Comme carbonisé par un feu éphémère, son patronyme de corvidé venait de s'effondrer en poussière devant lui.

Finalement, les masques tombaient et la vérité apparaissait, libérant son âme de cette cage infernale jusqu'à ce que son corps carbonisé par la trahison ne tombe du ciel comme une pluie de cendre.

La jeune orpheline aperçut derrière la maigre silhouette de son geôlier l'épais tissu de son gilet.

Il s'écarta soudainement et le lui tendit sans délai, comme si celui-ci venait de lire dans ses pensées. Une interrogation lui brûlait les lèvres à mesure qu'elle fouillait dans les poches qui, malgré les implorations en son fort intérieur, demeuraient vides.

Bon sang de bonsoir, la voilà dans de beaux draps ! Héléna savait pertinemment qu'elle aurait dû les recoudre lorsque celles-ci commençaient à se trouer, au lieu de tout reporter au lendemain. Cette vieille manie était décidément une vraie plaie ! Et il fallait qu'une bourde démesurée se présente pour lui en faire prendre conscience.

— Si tu cherches les médicaments que tu as sournoisement chapardé, sache que je les ai déposé à l'orphelinat dans la matinée.

Héléna se figea soudainement. Le souffle coupé, elle le fixait avec incompréhension.

Teïlo ne tarda pas à se justifier d'une voix calme et posée :

— Tu n'arrêtais pas de t'agiter dans ton sommeil, marmonnant que tu devais te rendre à l'orphelinat de la ville... j'y suis donc passé à ta place, la petite Jenna était très-

— C'est Jemma, le corrigea-t-elle froidement.

— Peu importe, elle est mal en point et je doute que les modestes traitements que tu as volé hier suffisent...

— Je ne savais pas que tu étais médecin, se brusqua-t-elle.

La mine sérieuse qu'affichait Teïlo insupportait Héléna. Le jeune homme s'assit promptement, s'interrogeant quant aux motivations de cette fille qui devait avoir approximativement le même âge que lui, une vingtaine d'années tout au plus. Il l'observa s'asseoir à son tour, prenant place à ses côtés en conservant une certaine distance entre eux.

— Les hommes de mon père sont à ta recherche, et si jamais ils te retrouvent... je ne donne pas cher de ta peau de Corbeau !

Il ria amèrement, avant de poursuivre.

— Pourquoi tu t'entêtes à vouloir sauver une population déjà condamnée ? C'est une perte de temps.

— Parce que tu crois que ton père est un saint ? balança-t-elle hautainement, en se renfrognant dans son coin.

« Mais quel petit con ! » pensa Héléna en se pinçant les lèvres afin de ne pas donner vie à son envie.

Lui et Marc prenait autrefois un malin plaisir à lui rendre le travail impossible lorsqu'elle était obligée de les servir au bar. Des verres renversés, des bousculades irréfléchies, des insultes à peine voilées.

Prendre sur elle pour éviter de leur briser les extrémités étaient devenu indéniable. Les préjugés, les jugements, l'ignorance... elle finirait probablement par brûler vive sur un bûché comme les pauvres filles qu'on soupçonnait jadis de pratiquer la sorcellerie.

— Il n'est peut-être pas parfait, mais au moins il essaie de faire bouger les choses !

— Tu es tellement naïf ma parole ! Je les ai vu l'autre nuit, les faucheurs... ils font disparaître les malfamés. Des femmes, des hommes et des enfants, pâma-t-elle en se redressant vivement. Il ne veut qu'une seule chose : le champ libre pour pouvoir démolir le quartier.

— Tu mens ! Les faucheurs font partis de ces histoires qu'on nous raconte étant gosses pour nous faire peur...

— Je les ai vu de mes propres yeux, insista Héléna. Et si tu cautionnes ce genre de chose, alors tu ne vaux pas mieux que ces monstres qui ont assassiné la famille royale.

— Fais attention à ce que tu dis l'orpheline, la menaça-t-il d'un ton agressif.

— Tu comptes me dénoncer à ton père ? Allez, qu'est-ce qui t'en empêche, Teïlo.

Ses yeux s'assombrirent de colère, il se releva à son tour pour lui faire face.

— Prends ton téléphone et fais-moi enfermer.

Excédée par tant de naïveté, Héléna le provoquait volontairement.

Cependant, elle jouait avec le feu car elle n'avait aucune idée de ce qui lui traversait l'esprit à cet instant. 

Tout à coup, ses yeux s'écarquillèrent alors qu'il sortait un portable de la poche arrière de son pantalon.

L'oreille scotchée à l'écran du téléphone, Teïlo évitait de croiser son regard désapprobateur.

D'une manière ou d'une autre, Hinda avait toujours eu le fin mot de l'histoire, le Corbeau finirait par se brûler les ailes et ce moment arrivait plus vite que prévu.

La première sonnerie retentit, les plongeant tous deux dans un silence pesant.

Teïlo l'observait du coin de l'œil, raclant nerveusement ses dents contre l'ongle de son pouce.

Marc avait érigé un portrait peu flatteur à son égard, décrivant Héléna comme une salope sans cœur. Il la comparait sans cesse à une chatte insidieuse qui jouait avec lui, puis se lassait, attirée par la souris du voisin.

Il se cassait bien la tête avec ses comparaisons à deux balles, mais comment lui en vouloir... C'était un homme blessé dans son orgueil, et sa fierté en avait pris un sacré coup. Il prétextait à qui voulait l'entendre qu'elle le trompait dans son dos. Mais ses absences synonymes d'infidélité pour lui, étaient dû à toutes ses virées nocturnes qu'Héléna ne pouvait expliquer.

Aujourd'hui, tout s'éclairait.

Parce que devant lui, ne se tenait plus une orpheline mais le Corbeau en chair et en os. Certes, elle provoquait inutilement son père, se battant stupidement contre le règne improvisé des Dolandirici. Mais cela prouvait bien qu'au fond de sa carapace de glace nichait l'ombre d'un cœur, n'est-ce pas ?

La deuxième sonnerie résonna jusque dans ses oreilles.

Héléna était une rebelle, une voleuse. Mais pouvait-on lui coller une étiquette de menteuse ? Elle n'avait aucune raison de diffamer le Gouverneur, et pourtant, c'était ce qu'elle faisait.

Aux dernières nouvelles, elle n'était toujours pas en proie à des hallucinations. Elle les avait vu, ces faucheurs ! La folie ne l'atteignait pas encore, enfin elle l'espérait...

Teïlo se demandait pourquoi elle osait lui raconter toutes ces histoires abracadabrantes sur son père ? 

C'était malsain. 

Cette fille était vraisemblablement malsaine. Et surtout, pourquoi mettre sa vie en danger pour voler une poignée de médicaments sans grande importance?

Camouflés derrière son épaisse crinière blonde, ses iris dorés comme deux astres déchus fixaient l'horizon, appréhendant la suite. Le regard d'Héléna capta hâtivement son reflet dans la vitre et se crispa. 

Malgré ses cheveux en désordre et son visage froid, elle ne ressemblait pas à la garce manipulatrice que Marc avait décrite. 

Néanmoins, l'habit ne faisait pas le moine. 

Prise d'une fulgurante hésitation qui stoppa violemment tous ses mouvements, Teïlo raccrocha. Il devait en avoir le cœur net, avant de livrer en pâture le Corbeau à une meute de chiens sanguinaires. 

Sa voix brisa le silence lourd de conséquences qui les étouffait.

— J'ai besoin de preuves.

Le soleil se couchait mielleusement, disparaissant derrière les hauts gratte-ciels de la ville. Perchée sur un toit, le regard perdu vers le lointain horizon où une obscurité malsaine s'insinuait progressivement, Héléna semblait songeuse. Ses longues mèches blondes papillonnèrent dans les airs, identiques aux traits lumineux qui défiaient leur descente dans les entrailles de la Terre.

— Je n'étais pas sûr que tu viennes, allégua-t-elle en réponse aux bruits de pas qui résonnaient.

Teïlo la rejoignit avec atermoiement, se rapprochant d'un vide sidéral qui lui flanquait la frousse. Il se demandait s'il n'avait pas fait une erreur en acceptant son invitation.

— Tu n'imagines pas ô combien j'ai hésité, commenta-t-il d'une voix aciculaire, alors qu'il fut pris d'un d'un vertige obnubilant en se penchant par dessus la rambarde.

Héléna scrutait les environs de ses deux iris mordorés, et ses sourcils se froncèrent subitement. Un camion approchait de l'entrepôt interdit.

Les faucheurs étaient au rendez-vous !

Héléna serra les mâchoires, si fort que ses dents grincèrent, une dizaine de Malfamés pénétrèrent dans l'enceinte du bâtiment. Elle entendit Teïlo jurer dans sa barbe, en constatant avec effarement que les histoires qu'on lui contaient étant petit prenaient lentement vie sous ses yeux. 

Et oui, les faucheurs existaient bel et bien !

— Suis-moi, ce n'est pas encore fini...

Ils gravirent une paire d'escaliers en métal, contournant le bâtiment de façon à l'approcher vers l'arrière. Une boule se forma au sein de l'estomac de Teïlo, il appréhendait la suite. Et un mauvais pressentiment qu'il n'arrivait pas à chasser, le rendait étrangement nerveux.

— Tu as ce que je t'ai demandé ?

— Oui, il m'a coûté une petite fortune ! J'espère que ça en vaut la peine, cracha-t-il en plaquant rageusement l'appareil photo au creux de sa paume.

Héléna plaça son œil au centre de l'objectif, cherchant sa cible. La bile lui grimpait pernicieusement à la gorge mais elle la ravala sans broncher.

Puis, la jeune fille invita Teïlo à l'imiter.

— Bordel de merde, murmura-t-il en jonglant avec le zoom de l'objectif. Je crois que je vais...

Il n'eut pas le temps de finir sa phrase, que le contenu de son estomac se déversa sur le ciment craquelé. La vue des corps entassés comme des rats, lui avait fait l'effet d'un coup de poing dans le ventre, si violent qu'il lui coupa la respiration. 

Bon sang. 

Il se demandait si son père était au courant de ce qu'il se tramait là-bas ?

C'était le Gouverneur de la Capitale : rien n'avait lieu sans qu'il en soit informé.

L'intensité des actes qui le confrontaient le laissait fébrile. Il priait intérieurement pour qu'elle eut tort.

Oh oui, il le voulait de tout son être.

Cependant, il savait pertinemment qu'il se fourvoyait. Il s'essuya prestement la bouche d'un revers de manche, avant de se redresser encore nauséeux :

— Tu avais raison... Mon père est un monstre.

Contrarié et l'estomac retourné, Teïlo délaissa le toit d'un pas furibond. Il se retourna soudainement, tiraillé de tous les côtés par des questions demeurant sans réponses qui s'emmêlaient les pinceaux dans son esprit.

Le jeune homme jeta un regard en arrière prêt à faire volte-face d'une seconde à l'autre. Mais il renonça au dernier moment, préférant s'éclipser dans une ruelle à la noirceur omniprésente.

Héléna, les yeux rivés vers le cosmos, s'adossa contre un mur en brique. Elle observait le ciel étoilé d'un œil las et exténué, tentant vainement d'anémier les images morbides qui hantaient ses songes nuits après nuits. Elle s'abaissa brusquement, récupérant ce qui frôlait ses pieds. Les mâchoires serrées, elle déploya d'une lenteur insupportable le morceau de papier froissé.

Puis, elle clos les paupières, revoyant le visage de ses parents se décomposer à mesure que les années passaient. Et celui de leurs assassins se gravaient fraîchement dans sa mémoire comme sur ce maudit bout de papier qui ne méritait que de finir brûlé dans une cheminée.































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