Chapitre 4
Un petit oiseau se posa sur le rebord d'une fontaine asséchée. Ses aériennes pattes rosâtres sautillèrent sur les pierres envahies de bryophytes. Ses plumes flamboyaient à la lumière du jour, elles étaient d'un jaune si étincelant que l'on pouvait le distinguer même au milieu d'un épais brouillard. Héléna éternua et la horde de billes topaze qui jouxtait le banc sur lequel elle était assise, s'éclipsa à la volée. Excepté celui-ci. Il se contenta simplement de s'abreuver dans l'eau de pluie qui stagnait au fond de la résurgence. Le vacarme qu'elle venait d'engendrer ne lui avait provoqué aucun émoi. Sa bavette, influencée par de fines marbrures pourpres, s'imbibait du liquide opalescent. Les rayons du soleil irriguaient le ciel, baignant l'atmosphère d'une agréable chaleur. La Paruline jaune ébroua son corps entièrement habillé d'un panache jaunet, le voyageur étendit ses ailes tachetées d'encre noir, comme si la plume du stylo de l'écrivain l'avait éclaboussé par inadvertance. Les insectes se raréfiaient à la venue de la période hivernale. Ils s'en allaient migrer vers un climat beaucoup plus doux dans les contrées du Sud. Ces petites boules jaunâtres étaient les dernières à quitter le pays. Les autres créatures avaient disparu bien avant l'apparition des premières neiges, elles abandonnèrent les régions froides, ou entamèrent une période d'hibernation. Mais ces courageux oiseaux restaient jusqu'aux derniers moments, affrontant neige et gèle sans craindre le froid.
Héléna les enviait, en quelque sorte. Ils n'abandonnaient qu'en dernier recours, lorsque l'espoir de trouver la moindre trace de nourriture s'envolait. De la vapeur s'extirpa de ses lèvres gercées. Malgré le soleil de plomb, les températures n'en demeuraient pas moins basses. Un vent glacial s'infiltrait malicieusement dans la ville, accompagnant sa foncière agitation. Les cafés de la Grande Avenue, obéissant à cette si belle journée ensoleillée, réaménageaient leurs terrasses pour que leurs clients se réconfortent autour d'un café. Héléna ferma les yeux, laissant le soleil réchauffer sa peau. Ces temps-ci, elle avait cruellement besoin d'énergie. Soudain, elle reçut quelque chose d'humide et de gluant en pleine figure. La jeune femme ouvrit brusquement les paupières. Elle observa les alentours et aperçut, au loin, un groupe de fillettes courir vers les fourrées en ricanant. Les petites filles de l'orphelinat savouraient elles-aussi ce jour radieux, en jouant dans l'arrière-cour du bâtiment. Son sourire disparu tandis qu'elle fixait avec effarement la raison de leurs moqueries. Puis, elle releva la tête. Son regard doré s'assombrit et un rictus mauvais se suspendait à ses lèvres.
— Si j'étais vous, je ne perdrais pas une minute de plus à ricaner !
Héléna bondit sur ses pieds.
— Filez mes petits lapins, vous n'échapperez pas au renard !
Prises d'un sursaut collectif, elles décampèrent toutes sans demander leurs restes. Héléna les suivit d'un pas lent, laissant alors une chance à ses proies de fuir. Elle jongla nonchalamment avec la queue de renard – qui était probablement tombée dans une flaque d'eau – en attendant de débusquer ses petites victimes à travers le bois. Elle distingua d'un œil avisé une silhouette se mouvoir derrière le tronc d'un arbre couché. Les ricanements qui lui parvenaient lui mirent la puce à l'oreille. Héléna fit mine de continuer son chemin, avant de faire soudainement volte-face. Elle se précipita en direction de la troupe de bécasses. Effrayées, mais riant à gorges déployées, elles détalèrent comme des lapins. Quand tout à coup, un cri retentit dans les airs. Elle pestait bruyamment alors qu'elle était emmêlée dans un épais boqueteau de ronces épineuses. Ces fourbes plantes la retenaient prisonnière entre leurs griffes. Un affreux rire se mit à résonner autour d'elle.
— Au lieu de te moquer, tu pourrais venir m'aider.
Héléna voulu tourner la tête en direction de son interlocuteur mais les épines enfoncées dans son blouson l'en empêchaient.
— Laisse-moi réfléchir... non, se moqua Jemma, avant de ricaner de plus belle.
Une idée traversa alors l'esprit d'Héléna pour venir à bout de ces piaillements vexant, elle saisit dans sa paume de main une motte de boue et lui envoya en pleine figure. Jemma resta coite, les lèvres pincées et les paupières fermées.
— Tu n'as pas osé, dit-elle dans un râle voilé, en effaçant le dépôt brunâtre qui recouvrait son visage.
Héléna époussetait ses vêtements pour enlever les dernières traces de sa capture. Elle décela dans son ton un soupçon d'amusement. Héléna haussa un sourcil, en voyant le sourire de sa camarade s'élargir. Elle n'eut pas le temps de s'interroger que Jemma lui fit perdre l'équilibre. Elles tombèrent toutes deux au sol. Héléna avait beau se débattre autant qu'elle le voulait, elle n'avait jamais eu le dessus sur son amie. Leurs rires agrémentaient l'atmosphère. Héléna poussa un cri alors que Jemma lui maintenait les deux bras au-dessus de la tête.
— J'ai gagné, souffla-t-elle en relâchant sa poigne.
Jemma se releva d'un bond. Elle invita Héléna à l'imiter, en lui tendant une main amicale. Celle-ci plissa les yeux, suspicieuse d'une énième farce de sa comparse mais finalement, elle abdiqua. C'était couverte de boue de la tête aux pieds, qu'elles rentrèrent à l'orphelinat.
Héléna peignait ses cheveux mouillées par la douche qu'elle venait de s'offrir. La chambre était silencieuse. Profitant de l'absence de la vieille marâtre, les orphelines étaient descendues dans le réfectoire pour grignoter quelques gourmandises, confectionnées par le cuisinier. Dans la pièce avoisinante à la chambre, Héléna pouvait entendre l'eau couler, de la vapeur s'échappait par les ouvertures de la porte. Jemma aimait prendre des douches brûlantes, elle lui avait transmis cette mauvaise habitude. Héléna se laissa choir sur un lit, exaspérée par la terre qui restait collée dans ses mèches ambrées. Ses grandes jambes lui portaient préjudices, le pantalon que Jemma lui avait prêté, comprimait sa taille et lui arrivait au milieu des mollets. Elle se releva brusquement pour l'ajuster lorsque son talon heurta quelque chose. Intriguée, Héléna s'abaissa et ramassa l'objet en question, avant de se laisser tomber lourdement sur le matelas. Il s'agissait d'une boîte en métal. Jemma la gardait cachée sous son lit depuis aussi loin qu'Héléna se souvienne. Héléna se pinça les lèvres, dans ses souvenirs, le fermoir était beaucoup facile à actionner. Jemma pénétra dans la chambre, les perles cristallines glissaient le long de son corps et tachait le plancher. Mordu par la chaleur, son corps était parsemés d'auréoles vermeilles.
— Qu'elle sera ta première destination ? demanda curieusement Héléna en fouillant dans la petite boite, pas plus grande que ses livre de contes.
Elle cherchait parmi toutes les cartes postales que renfermait la boite, celle qu'elle adorait quand elle était plus jeune. Elle était monochrome, sans aucune nuance de couleur et pourtant, il n'y avait qu'elle qui sautait aux yeux d'Héléna.
— J'ai changé d'avis, dit simplement Jemma en haussant les épaules.
Dans quelques semaines, elle serait considérée comme une adulte au sein du Royaume. Elle attendait son anniversaire avec impatience, mais le destin qui s'en suivait n'en était pas moins flou. À son tour, elle devrait quitter l'orphelinat. Ce serait le dernier hiver qu'elle passerait dans cet endroit étouffant. Jemma s'empara brusquement de la carte aux coins cornus que regardait Héléna, et la rangea dans la boite.
— Pourquoi ? hoqueta Héléna, sans comprendre ce soudain revirement de situation. Tu m'as sans cesse rabâché les oreilles pour quitter la Capitale et voyager dès que tu aurais atteint ta majorité.
— J'ai toute ma vie pour voir le monde, se justifia celle-ci. Mais toi, tu es ma famille. Je ne veux pas te quitter.
Un court silence régna dans la pièce. Jemma se redressa, comme happée par une idée soudaine.
— Viens avec moi ! Fuyons toutes les deux loin d'ici, ensemble.
Héléna expira longuement par le nez, avant de rajouter d'une voix sèche.
— C'est ton rêve de voir le monde, pas le mien.
Héléna se rendit compte au dernier moment de la rudesse de ses mots. Bien qu'elle désirait de tout son cœur partir sans un regard en arrière, elle ne pouvait pas s'y résoudre. Jemma trouva refuge près de la fenêtre, tournant ainsi le dos à sa camarade.
— Yaël avait raison, quelque chose en toi a changé.
Héléna resta muette. Jemma était beaucoup plus perspicace qu'elle n'y paraissait. Il ne fallait pas se laisser avoir par son apparence de « fille de bonne famille ». Jemma était une orpheline que la vie n'avait pas épargné.
— Après toutes ses années passées ensemble, tu n'as toujours pas confiance en moi. C'est comme tes stupides bouquins, brailla-t-elle en prenant le livre sur le rebord de la fenêtre. Tout ça, ce n'est qu'un mensonge.
Héléna recula d'un pas alors que Jemma balança le livre à ses pieds. Héléna ouvrit la bouche mais celle-ci se referma d'emblée. Elle ne savait que dire. L'orpheline demeurait dans l'incompréhension la plus totale quant à son soudain excès d'amertume. Héléna soutint le regard accusateur de son amie sans défaillir. Elle ne pouvait pas lui révéler ce qui occupait ses nuits, sous peine de la mettre également en danger.
— Il est temps pour toi de partir.
Son ton était ferme, sans appel. Heurtée par la violence de ses mots, Héléna resta un instant abasourdie devant son amie qui venait tout juste de la jeter dehors sans aucun scrupule. Elle était tiraillée de tous les côtés. À chaque issue qu'elle s'imaginait emprunter, un dessein affreusement triste l'attendait de pied ferme. Elle ne voulait pas prendre le risque de lui révéler certains aspects de ses récentes activités. Elle ne pouvait pas pousser son amie dans ce cercle vicieux, entouré de trépas et de danger, où seule une mort certaine la libérerait de ce secret. Il était hors de question que quiconque paye pour ses actes ! Héléna étant désormais une grande fille, elle pouvait aisément assumer les conséquences de ses multiples provocations, et se sortir de cette panade dans laquelle elle était embourbée jusqu'au cou. La croix de bois, aussi lourde et pleine d'échardes qu'elle traînait constamment sur ses frêles épaules n'appartenaient qu'à elle. Aucun autre n'avait à subir les répercutions d'un tel fardeau. Malgré son caractère de cochon, Jemma avait eu son cota de souffrance par le passé. Héléna ne voyait pas l'utilité d'en rajouter une couche avec ce maudit crucifix qui la chaperonnait comme une ombre. Elle préférait fuir son attitude colérique plutôt que d'offenser l'unique personne qu'elle considérait comme sa sœur, en détournant la moindre question qui traverserait ses lèvres. Une confrontation n'aurait, de toute évidence, menée qu'à une énième prise de bec avec cette tête de mule.
Les yeux d'Héléna brillaient. Son humeur s'assombrissait, égal au ciel qui se gâtait.
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