Chapitre 3

              Les intempéries étouffaient la cour de l'orphelinat. Le vent glacial s'infiltrait dans le dortoir mal isolé, il s'immisçait dans les lattes du plancher au bois ternis par les années. Héléna eut un frisson, et resserra son châle autour de ses épaules. Les plus jeunes, assises en tailleur autour d'elle dans le dortoir, écoutaient sa lecture. Concentrées et les yeux rivés vers la conteuse, elles se nourrissaient de chaque mot. L'atmosphère avait changé. Il n'était plus question de rester enfermés à l'intérieur de l'orphelinat à cause du mauvais temps, mais de partir en quête d'un trésor. Héléna avait toujours eu la mauvaise habitude de réadapter les contes qu'elle leur lisait. Elle en avait assez de ces princesses qui attendaient d'être sauvées ! Elles devaient pouvoir se débrouiller par elles-mêmes, combattre des pirates ou affronter des dragons. Héléna s'extirpa de sa rêverie momentanée, lorsque son livre lui fut subitement arraché des mains.

— La lecture est finie, les morveuses !

— Jemma, rouspéta-t-elle en fixant le trublion d'un mauvais œil.

— Héléna, répéta celle-ci, en empruntant le même ton râleur que sa camarade, avant de balancer le livre dans un coin et de s'allonger sur un matelas avoisinant.

Face à elle, Jemma la provoquait. Son regard d'un bleu presque violet, comme un tout dernier rayon de lumière avant le couché du soleil, auscultait Héléna avec cette lueur d'alacrité qui le caractérisant tant. Elles avaient intégré l'orphelinat au moment où les températures trouvaient du réconfort à chaque amorce d'aurore. Les jours s'allongeaient, chargeant l'atmosphère d'un silence qui s'amenuisait au fil des lueurs printanières. La végétation se préparait à surgir, couvrant la nudité des branches déshabillées et coloriant la terre brune. Les bourgeons se déboutonnaient, les oiseaux bavardaient au commencement d'une nouvelle ère, et la première saison de l'année fut la marraine d'une grande amitié. Héléna avait quitté l'orphelinat à sa majorité, il y avait de cela trois ans. D'ici quelques semaines, sa plus vieille et seule amie ne tarderait pas à suivre le mouvement.

— Jemma a raison, c'est l'heure de la sieste ! dit-elle sous les complaintes des fillettes qui réclamaient une histoire.

Jemma leva les yeux au ciel d'un geste exagérément théâtral. Héléna le remarqua, elle eut un sourire mesquin avant de rajouter d'une voix pleine de malice.

— Mais je suis sûr que quand vous réveillerez, Jemma se fera un plaisir de vous lire la suite, n'est-ce pas ? insista-t-elle devant la mine déconfite de son amie.

— Ne compte pas sur moi. Il est hors de question que je les abrutisse avec tes contes à l'eau de rose !

— Elles aiment ces contes !

— Elles ne devraient pas. Et tu sais très bien pourquoi, chuchota-t-elle en jetant un regard en coin aux spectatrices.

Depuis aussi loin qu'Héléna se souvienne, son amie n'avait jamais compris son entrain pour les livres. Jemma était beaucoup plus terre à terre, elle ne croyait en rien à ces histoires qu'elle qualifiait la plupart du temps d'idioties.

— Tu es dure, Jemma.

Elle haussa simplement les épaules en guise de réponse.

— Elles ont le droit de croire aux princesses, aux fées et à la magie... Laisse les rêver d'un monde meilleur.

— Ce n'est pas notre réalité. Ici, il n'y a pas une marraine la bonne fée pour exhausser tes vœux !

— Laisse-les avoir ce que nous n'avons pas eu, laisse-les avoir un peu d'espoir...

Héléna ramassa l'ouvrage, et le tendit à sa camarade.

— Rien qu'une fois de plus, je t'en prie.

Jemma essaya de rester de marbre devant la mine suppliante d'Héléna, mais elle savait qu'elle ne pouvait pas lui résister bien longtemps.

— Juste une fois de plus, abdiqua-t-elle finalement.

Soulagée, Héléna quitta la chambre. Elle devait maintenant se dépêcher, où elle arriverait en retard au restaurant. D'ordinaire, sa patronne ne manquait pas d'occasion pour la sermonner, Héléna devait arrêter de lui donner le bâton pour se faire battre.

— Cela fait maintenant trois ans que tu as débarrassé le plancher, et pourtant, j'ai toujours l'impression de me répéter... Tu perds ton temps en revenant ici, pesta d'une voix nasillarde Madame de Monratsy en sortant de l'ombre.

Héléna se retourna, le cœur gonflé d'une assurance surnuméraire. Ses doigts se comprimèrent face à cette éternelle insatisfaite dont la peau semblait aussi fanée que son âme subsistait disgracieuse. Madame de Monratsy avait raison, elle ne lui devait plus rien désormais !

— Ces enfants ne vous mérites pas.

Un éclat de rire tonna dans les airs.

— Tu veux peut-être prendre ma place, toi et ton grand cœur ? proposa-t-elle, un sourire mesquin aux lèvres.

Monratsy ne lui laissa pas le temps de répliquer, qu'elle enchaîna d'une voix qui fit trembler Héléna.

— Tu n'es qu'une misérable serveuse, cracha-t-elle avec dédain. Tu as beau crier ta colère à mon égard tant que tu veux, tu es comme ces chats de gouttières qui traînaient aux portes de l'orphelinat, tu reviens toujours vers la main qui t'as nourri.

Héléna aurait voulu lui révéler les secrets qui rongeaient son cœur, mais elle préféra se taire. Cette vieille peau ne méritait pas qu'elle se mette en danger pour elle. Héléna releva le menton, affrontant le regard noir de la marâtre.

— Et vous, vous n'êtes qu'une vieille peau, qu'un...

Sa main fripée s'abattit sèchement sur sa joue, laissant apparaître une trace rougeâtre.

— Et toi, tu n'es qu'une sale petite ingrate ! Après tout ce que je t'ai donné, tu n'as aucune reconnaissance envers moi, soupira-t-elle faussement. J'ai choisi de fournir un toit au-dessus de ta misérable personne. J'ai choisi de ne pas te laisser crever dans la rue comme un chien. J'ai choisi de t'élever comme mon propre enfant, persista-t-elle en accentuant ses dires de gestes bourrus.

Héléna l'observa une toute dernière fois, gravant dans sa mémoire les traits ridés du visage de ce vieux dragon. Son regard de fouine, ses cheveux grisonnant maintenus par une barrette sertie de pierres précieuses. Un jour viendra, où cet être hautain, ingrat et narcissique regrettera amèrement d'avoir croisé son chemin. Héléna préféra lui tourner le dos, laissant les échos de ses paroles hanter ses pensées le restant de la journée. 

*

       Le regard rivé sur le sol et la tête dans les étoiles, elle soupira longuement avant d'annexer un plateau fumant du bout des doigts.

— Héléna ! Cesse donc de rêvasser et va servir la commande de la table quatre, ordonna Hinda, la gérante du restaurant.

Héléna passait la plupart de ses journées dans la lune, se partageant constamment entre les mœurs qui venaient braver son quotidien et les fantasmatiques théories du complot qui paraissaient complètement grotesques aux yeux de la gérante. Héléna déposa les assiettes remplies à ras-bord sans un mot, en prenant garde à ne pas renverser la sauce aux champignons qui noyait les pommes de terre rôties au four, gratifiant les affamés d'un faible sourire forcé. Le restaurant était situé sur une avenue très fréquentée. Les clients ne se lassaient jamais des bons petits plats concoctés avec amour par la gérante et de sa tarte aux pommes légendaire qui, selon certain, serait bonne à en damner les morts !

Héléna sursauta, étouffant un cri. Une fléchette se planta dans le mur, à quelques centimètres de son œil. Elle se retourna bouillonnante de rage alors qu'un groupe de jeunes s'esclaffait bruyamment.

— T'es complètement malade ! T'as bien failli me planter, brailla-t-elle à la hâte, prête à les étouffer avec leurs rires de babouins pré-pubère.

— Désolé l'orpheline, je ne manque jamais mon coup d'habitude... provoqua un garçon à l'haleine alcoolisée tandis qu'il s'approchait en arborant un air hautain.

— Marc, souffla-t-elle froidement.

Ils s'étaient fréquentés durant plusieurs mois, mais leur histoire prit rapidement une autre tournure lorsqu'il avait lâchement traîné son nom dans la boue. Il criait à qui voulait l'entendre qu'elle lui était infidèle. Elle fut dévastée de le voir réagir ainsi. Cependant, la colère qu'elle éprouvait à son égard lui avait vite permis de sécher ses larmes. Marc n'avait pas cherché une autre manière d'interpréter toutes les nuits que la jeune femme passait à fouiner dans la ville, semant de ce fait, doute et suspicion au sein de leurs âmes assemblées. Hâtive et irréfléchie, sa conclusion imitait parfaitement le trait de caractère qui prenait parfois le dessus sur sa personnalité ; brisant leur amitié et mettant un point final à leur amourette.

Aimer et se sentir aimer était un sentiment qui ne lui semblait pas familier. Pourtant, Héléna paraissait certaine d'éprouver quelque chose pour lui. Encore aujourd'hui, cette sensation ne se chassait pas de son cœur. Elle succombait à ses yeux d'un bleu clairsemé de paillettes dorées, qui n'avaient rien à envier au firmament. Son regard était digne d'un ciel étoilé sans qu'aucun nuage n'ait le courage de venir assombrir le cosmos de ses iris. Finalement, c'était sûrement un mal pour un bien. Si Marc creusait à coup de pioche et de curiosité, il finirait par déterrer les sombres secrets qu'Héléna s'entêtait à dissimuler. Cet idiot la dénoncerait sans l'ombre d'un doute à son cher ami, le fils du Gouverneur. La jeune orpheline se retrouverait dès lors emprisonnée jusqu'à la fin de ses jours à huis clos, sans aucune illusion de pouvoir de nouveau papillonner sous l'œil complice de la lune, et sans aucune opportunité d'avoir encore l'honneur de défier au jeu de regard son rival le soleil.

« La débilité s'ancrait bien profondément dans sa cervelle » pensa Héléna en constant que cet abruti ne changerait pas avec le temps.

Ses pupilles mordorés le détaillaient, apercevant le regard autrefois âpre de son ex-compagnon s'atténuer. Ses yeux luisaient par la quantité faramineuse d'alcool qu'il venait d'ingurgiter en cette soirée qu'elle oserait qualifier de flegmatique. La jeune femme l'épinglait intensément, attendant patiemment le moment où il franchirait la limite qu'elle s'était fixée. Penché au-dessus d'elle, les pointes fourchues des cheveux châtains du garçon lui chatouillaient le nez de part leurs mensurations relativement longues. Elle sentait d'ors et déjà son souffle chaud s'abattre sur son visage, l'accolant sans son consentement contre le lambris. Il décrocha la flèche sans difficulté, prenant un malin plaisir à frôler sa joue au passage. Les pupilles d'Héléna étaient profondément ancrées dans celles du jeune homme, elle ne pensait pas un instant à dételer son regard. Elle l'incitait à continuer sur sa lancée – lui donnant ainsi une bonne raison de lui flanquer une raclée tant mérité.

— Il suffit, Zolatka, va prendre l'air !

La voix cruciale d'Hinda rappela violemment la serveuse à l'ordre. Les deux jeunes gens se séparèrent en se fusillant mutuellement du regard. Le commencement d'une énième confrontation, engendrant dans sa dégénérescence de nombreux pots cassés et de multiples assiettes brisées, lui fut épargné.

La jeune femme s'adossa contre la porte en métal, inspirant profondément pour reprendre ses esprits. L'air frais refroidissait ses pulsions et l'odeur désagréable des ordures lui chatouillait les narines. « Ton impulsivité finira par te coûter la vie, Zolatka. » Les paroles de la gérante résonnaient désagréablement autour d'elle à chaque fois que celle-ci la réprimandait pour une quelconque raison qui, elle tenait à préciser, n'était pas toujours pleinement justifiée. Un bruit l'obligea à écourter ses pensées. Intriguée, elle releva la tête si rapidement que son cou craqua sous la pression exercée. Elle approcha à pas de loup, s'enfonçant dans la ruelle sombre qui jouxtait le restaurant. Les battements de son palpitant tambourinaient contre ses tempes, ils résonnaient jusque dans ses tympans. Ses mains étaient moites et ses doigts prenaient une teinte blanchâtre à cause du froid qui lui glaçait littéralement le sang. Le parfum dégagé par les ordures lui fit plisser les narines. La ruelle se noyait dans une obscurité omniprésente, presque malsaine. Son cœur bondit soudainement dans sa poitrine, quand un chat de gouttière, aussi noir qu'un morceau de charbon, s'élança précipitamment hors de la benne. Une main sur son poitrail, elle regarda de ses yeux mordorés le félin disparaître dextrement dans la pénombre. 

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