Chapitre 27
Ce matin, la mer était apaisée. Les nécrophages claquaient des pinces en marchant de travers. Ils n'en étaient pas pour autant manchots, les crabots fuyaient les remous. Les vagues amadouaient les galets et flattaient les rochers. La déferlante des flots fit trébucher Héléna et le crabe s'éclipsa. L'eau froide endormait ses muscles. Un pas après l'autre, elle rampait à travers le tapis désordonné. Les vagues étaient réglées comme un métronome. Elle comptait les mesures pour garder le rythme. Dès que la lame salée reculait, la jeune femme avançait. La cadence se modérait à mesure que les cailloux sous ses doigts devenaient sec. Héléna s'écroula, ses vêtements imbibés d'eau alourdissaient son corps, la maintenant ancrés sur un sol épais et rocailleux. Elle avait l'impression de peser une tonne. Les galets pressaient contre son dos, éveillant les douleurs que la mer avait passé sous silence. Les grains de sable embrassaient sa peau et liaient ses crins dorés.
À son tour, Mahaud regagna la plage. Son pantalon était retroussé jusqu'au genou, l'ourlet imbibé d'eau salée comprimait son sang. Elle s'allongea sur le tapis sableux au côté de l'héritière, les yeux rivés vers le ciel éclairci. Héléna déplia ses bras encore endoloris par l'effort qu'elle venait d'arguer. Elle détestait l'eau ! Qu'elle soit douce, salée ou croupie, à chaque fois qu'elle se retrouvait confrontée à celle-ci, cela finissait mal. Elle se releva en s'aidant de ses mains, son équilibre était incertain comme celui des premiers pas d'un enfant.
— Que va-t-on faire de son corps ?
Héléna ne sut retenir un sanglot. Le regard de Nepthys, braqué au-dessus de sa tête comme une épée de Damoclès, ne vacillait pas.
— L'enterrer, dit-elle en descendant de l'embarcation, désormais stabilisée par les caillasses. Tu sais ce qu'il te reste à faire.
Sa voix fit trembler Héléna. Le masque de courroux que la mercenaire venait de revêtir ne lui inspirait plus aucune confiance. Elle détourna le regard alors qu'une main ensanglantée dépassa de la jute en lin qui recouvrait l'intérieur de la barque.
Héléna posa ses genoux à terre. Elle commença à creuser le sable avec ses mains, ses doigts s'enfoncèrent dans les grains minéraux. Le soleil avait réchauffé les perles de quartz qui recouvraient le sol. Elle ôta les premières couches, la différence de température lui procura un frisson. En dessous, l'atmosphère était humide et froid. À ce rythme là, elle y passerait la journée ! Les gestes répétitifs l'ennuyaient. Essoufflée et les bras endoloris, elle décida de se reposer un instant.
— Une vie pour une vie, récrimina-t-elle, les doigts ensevelis sous les grains de sable.
Une main se posa sur son épaule. Surprise, elle lâcha un cri étouffé. Le mercenaire se tenait derrière elle, un morceau de bois entouré de feuilles sécher dans la main.
— Ne te fatigue pas, j'ai une meilleure idée, dit-il en s'exécutant derechef.
La barque subissait les remous des vagues. Les flammes dévoraient le tissu en jute. La fumée s'élevait dans le ciel, si haut qu'on aurait presque pu la confondre avec un nuage de pluie. Le Capitaine du navire avait abordé les profondeurs de l'océan. Héléna quitta cette hypogée aux nuances éclatantes, rejoignant ses camarades vers la lisière des bois. Prise d'une hésitation, elle se retourna vers l'immensité bleue. Le soleil se reflétait sur la nappe cristalline et illuminait l'horizon. De l'autre côté du voile, les silhouettes des défunts veillaient sur elle. Le bruit des vagues qui caressaient le sable chaud accompagnait ses dernières pensées. Elle ne devait pas oublier ses promesses. La chance qu'elle avait de sortir indemne de se périple s'envolait à mesure que le barque embrasée s'écartait du rivage. Une rumeur courrait qu'un pont clandestin avait été battis, il y a de cela plusieurs siècle. Une longue route les attendait aux milieux des vastes contrées et les chances de croiser la Garde étaient grandes.
La fraîcheur matinale maintenait éveillée le groupe de fuyards. À l'étroit dans leurs chaussures, leurs pieds chauffaient à mesure que les kilomètres s'allongeaient. Les champs et les prés s'estompèrent pour laisser place aux arbres. Les terrains dénudés se rhabillaient. Ils enfilaient leurs branches et nouaient leurs feuilles pour décorer l'horizon. L'orpheline s'arrêta pour avaler quelques gorgées d'eau, profitant par la même occasion des rayons du soleil qui réchauffaient sa peau.
— Il faut continuer vers le Sud, indiqua Nepthys en s'appuyant de la carte du pays pour s'orienter. Il y a une ville à une quinzaine de kilomètres. Là-bas, nous pourrons prendre une voiture.
— Tu veux plutôt dire, « voler » une voiture, souligna Héléna.
Le ton qu'elle venait d'employer était rude et pleins de reproches.
— Nous sommes des fugitifs, Héléna. Ne te rends pas plus stupide que tu ne l'es déjà.
— Et ça recommence, soupira Mahaud en se rapprochant du mercenaire. Fais quelque chose, où elles vont encore en venir aux mains.
Ronan était doué. Il savait calmer sa sœur en utilisant les bons mots, même si celle-ci restait rouge de colère. Héléna leur tourna le dos et continua d'avancer aux côtés de Mahaud. Le soleil disparaissait vers l'Ouest. Héléna traînait des pieds, ses muscles la faisait souffrir. Elle avait l'impression que son sac s'alourdissait de minutes en minutes. L'humus des bois craquait sous leurs semelles. C'était une sensation beaucoup plus agréable que les caillasses sur lesquels ils avaient marché sur deux kilomètres. Mahaud trébucha, se prenant les pieds dans une racine dur comme du fer. Héléna la rattrapa de justesse par l'avant-bras, évitant à celle-ci de s'étaler sur le sol. Mahaud lui sourit timidement pour la remercier. Soudain, les mercenaires se stoppèrent. Mahaud qui était concentrée à épousseter ses vêtements, ne prit pas garde et percuta le dos musclé de son camarade. Dévorée par la curiosité, Héléna devança les deux jumeaux. Elle se pinça les lèvres, les observant tour à tour jusqu'à ce que Nephtys prenne les rênes.
— Le village est de l'autre côté.
— Je suppose qu'il n'y a pas d'autre moyen...
Perplexe, Mahaud se gratta le sommet du crâne. Sa coloration rougeâtre commençait à se rembrunir. Ses cheveux n'étaient plus aussi flamboyant qu'auparavant. On voyait ses racines brunâtres, légèrement grasses, renaître comme les boutures de fleurs au Printemps.
— La contourner nous prendrait des jours, sauf que nous n'avons pas une minute à perdre.
— Ne regardez pas en bas, et tout ira bien...
Héléna eut un mouvement de recul lorsqu'elle se pencha en avant. Elle ne souffrait pas du vertige, mais le vide sidéral qui la provoquait la laissait toute pantoise. Un ancien pont permettait au train de traverser les falaises. En bas, l'eau s'agitait. La rivière traversait les falaises rocheuses pour rejoindre l'océan plus loin. Le bois du pont était dévoré par les insectes et les intempéries, à chaque pas, les planches menaçaient de se rompre sous leurs poids.
Nepthys ressemblait à une danseuse de corde, elle progressait avec désinvolture et facilité. On avait presque l'impression qu'elle le traversait les yeux fermés. Ronan la suivait mais ses mouvements étaient beaucoup moins fluides. Le vent enlaçait son corps, l'enveloppant dans une étreinte méphitique et dissonante. Héléna était peu sur d'elle, la corde tremblait sous ses doigts, elle la serrait si fort que ses jointures blanchissaient. La jeune femme battait des ailes comme un oiseau, sans pouvoir s'envoler. Un râle de soulagement échappa à Héléna alors que ses pieds foulaient la terre ferme.
Mahaud avait le vertige. Dans une tentative ratée pour se rassurer, elle se murmurait en boucle de ne pas regarder en bas mais c'était comme mettre un pansement sur un membre coupé.
— Et dire qu'à cette heure, je devrais me prélasser au soleil sur une plage de sable fin, un jus de goyaves à la main, soupira-t-elle en essayant de s'équilibrer avec ses bras. Au lieu de ça, je transpire comme un bœuf et je joue avec la mort, grognonna-t-elle entre ses dents.
Mahaud se tut soudainement et son visage blêmit. Complètement tétanisée, elle n'arrivait plus à décrocher son regard du vide. La rivière grondait sauvagement, frappant la roche avec ferveur. Le courant emportait les effluves des intempéries passées, les souvenirs des époques et des saisons. Tout à coup, la jeune femme trébucha. Elle se rattrapa à la corde de justesse. Un voile de chaleur l'étouffait. Des picotements accaparaient chacun de ses muscles, paralysant l'entièreté de son corps.
— Accroche-toi et ne panique surtout pas. Je viens te chercher, annonça Nephtys en rebroussant chemin.
Mais avant que celle-ci ne puisse mettre un pied sur le pont, un craquement sourd, comme un coup de tonnerre se répercuta dans le ciel. Usées par le temps, les planches cédèrent. Dans sa chute, Mahaud évita par miracle les débris de pierres et de ferrailles qui dégringolaient des cieux, semblables aux giboulées de Mars. Ses lunettes glissèrent, elle les regarda chuter dans le néant. Elle n'entendit ni les cris, ni les protestations de ses camarades. Elle entendait seulement les battements de son cœur frôler l'hérésie. Elle était spectatrice de sa propre fin.
Héléna gardait les yeux fermés. Les hurlements de ses camarades tourbillonnaient autour d'elle. La confusion provoquée par l'effondrement du pont de chemin de fer résonnait dans toute la vallée. L'héritière refusait d'y être confrontée. Un silence assourdissant éclata. Héléna trouva finalement le courage de dessiller ses paupières. Elle approcha du rebord de la falaise, un hoquet de stupeur lui échappa. Mahaud était suspendue dans le vide, le frottement du toron avait brûlé la peau de ses paumes mais elle continuait d'agripper la corde de toutes ses forces. Ensemble, ils tirèrent la corde fragilisée par l'impact. Les brins tressés s'effilochaient à mesure qu'ils remontaient la jeune femme. La corde ne tiendrait plus très longtemps, Mahaud était encore à quelques mètres de la surface. Héléna poussa un cri lorsque la corde se rompit. Dans un dernier geste désespéré, Ronan se jeta en avant. Le bras tendu vers les profondeurs en signe de salutation aux enfer. Il provoqua la fin immortelle d'un simple geste de la main. Mahaud se laissa tomber sur ses genoux, elle ne sut retenir un râlement alors que son corps était transi de fatigue. Elle essayait d'inspirer profondément pour contrer l'air qui s'immisçait dans sa bouche. Face contre terre, Mahaud suffoquait. Elle mit quelques instants à reprendre conscience sous l'œil à la fois avisé et inquiet de ses camarades.
— Je vais bien, émit-elle dans un souffle pratiquement inaudible en ravalant la bile qui escaladait son œsophage.
Héléna aida la jeune femme à se redresser. Elle remarqua que son teint demeurait blafard et que ses yeux étaient encore rougies par ses larmes. Elle l'avait échappé belle.
Ils reprirent leur route, essayant de passer outre cet incident. Héléna restait aux côtés de Mahaud, celle-ci demeurait prisonnière d'un mutisme assourdissant. Ne sachant pas quoi lui dire pour rompre le silence, Héléna préféra se plonger dans ses pensées. Toutefois, elle garda un œil sur sa camarade. Elle avait peur que ses jambes flanches d'un instant à l'autre. Les muscles de Mahaud étaient tétanisés par le choc soudain qu'elle venait de subir.
Ils s'arrêtèrent près d'un ruisseau pour remplir leurs gourdes. Mahaud n'attendit plus une minute de plus et s'affaissa contre un rocher, avant que son corps ne se brise en mille morceaux. Héléna passa ses mains sous l'eau, la froideur de celle-ci picora ses doigts d'une multitudes d'étincelles. Les picotements parcoururent sa peau et lui arrachèrent un frisson. Les poils de sa nuque se dressèrent, cependant l'eau froide n'en était point responsable. Au loin, des voix résonnaient.
En un clignement de cil, Nephtys avait déjà bondit sur ses pieds. Ils échangèrent un regard, avant de se mettre à couvert. Les tirs persécutaient l'environnement. Les soldats de la Garde étaient sur leurs talons. Les coups de feu tonnèrent dans la forêt, les balles ricochèrent contre les arbres et le bois volait en éclat. Ils dévalèrent un ravin avec précipitation lorsque Mahaud hurla de douleur. Elle s'écroula brutalement au sol comme happée par une force invisible.
— Je ne peux pas marcher, gémit-elle en essayant de rester le plus silencieuse possible pour ne pas attirer les soldats dans leur direction.
Elle compressa sa cuisse, un liquide carmin imprégnait son pantalon et se déversait sur l'humus des bois.
— Vous allez devoir partir sans moi, dit-elle dans une exhalaison courte.
Le sang imprégnait ses mains. La balle était encore logée dans sa cuisse, elle n'avait pas traversé les tissus. Héléna confectionna un bandage de fortune en arrachant une partie de son vêtement. Elle s'accroupit auprès d'elle, l'enroulant autour de sa jambe et le serra fortement.
— Il en est hors de question, crépita Héléna en se redressant, nous n'abandonnerons personne.
— La garde est à quelques mètres derrière nous ! Que tu le veuilles ou non, tu es notre priorité. Il n'est plus temps de faire jouer tes états d'âme ou nous allons tous y passer.
Nephtys se pinça les lèvres, taisant les conséquences de cette capture. Elle essaya d'attraper le bras d'Héléna pour lui faire entendre raison mais celle-ci se dégagea de sa poigne brutalement. Ils relevèrent tous la tête, alors que les voix des soldats s'intensifiaient. Ils approchaient.
— N'oublie pas ceux qui se sont sacrifiés pour que tu t'en sortes. Héléna je t'en prie, n'oublie pas Teïlo, implora Mahaud dans une dernière tentative pour convaincre la jeune femme.
Son cœur se comprima à l'entente de ce prénom. Héléna se sentit étourdie. Le temps d'un moment, son souffle se coupa.
— Je vais rester avec elle, on va se débrouiller. Mais vous devez partir, maintenant.
Incapable de bouger, Héléna resta plantée sur ses deux pieds.
— Partez !
Il haussa la voix plus fort que celles des hommes qui approchaient comme une meute de loups enragés. Entraînée par la mercenaire, Héléna jeta un dernier coup d'œil en arrière, elle vit Ronan soutenir Mahaud et disparaître dans les tréfonds de la forêt. Les deux jeunes femme se mirent à décamper. Elles accélérèrent la cadence, les soldats de la Garde leur collaient au train. Rouge comme une écrevisse, Héléna était à la traîne. Elle ne parvenait pas à rester à la même hauteur que Nepthys, la mercenaire avait le souffle d'un champion olympique. Le corps d'Héléna la faisait souffrir mais ce n'était rien comparé à la douleur qui meurtrissait son cœur. Elle venait encore une fois d'abandonner des amis. Cela ne prendrait donc jamais fin ! Tout à coup, les deux jeunes femme se stoppèrent brusquement au sommet de la falaise. Sous leurs poids, les pierres s'effritèrent et s'écrasèrent dans l'eau. Les soldats étaient là, il fallait prendre une décision maintenant ! Elles échangèrent un regard. Leurs yeux brillaient de la même intensité, reflétant une idée commune qu'elles allaient très vite regretter.
Sous les détonations, elles s'élancèrent dans les airs. Portées par le vide, elles ressentaient à peine le vent frôler leur peau. Le corps d'Héléna heurta l'eau de plein fouet. Elle eut l'impression d'être passée au travers d'un mur de brique, si bien qu'elle mit quelques secondes avant de réaliser ce qu'il se passait. Héléna voulut bouger mais elle se sentait paralysée, ses membres ne répondaient plus à ses multiples sollicitations. Une force qu'elle ne pouvait voir l'endiguait vers le fond. Cependant, elle tenta de se débattre mais ses nombreuses tentatives se soldaient par un échec. Nepthys avait disparu dans les abîmes de la rivière. Héléna s'immobilisa, elle gardait les yeux grands ouverts malgré le sel qui les dévoraient. Elle refusait de se plier face à l'obscurité. Cela faisait une éternité qu'elle ne s'était pas sentie aussi bien. Pour une fois, aucune pensée ne traversait son esprit. Elle n'en avait de toute manière plus l'énergie. Elle se laissait dériver au milieu d'une noirceur sans faille. Ce moment d'accalmie lui permit de réaliser à quel point le silence qui l'entourait était apaisant jusqu'à ce que le chant des oiseaux ne vienne l'interrompre.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top