Chapitre 20
L'odeur du bourbon enivrait la pièce. Le Gouverneur s'adossa nonchalamment dans son fauteuil. Celui-ci semblait éreinté. L'absence de rasage qui n'était pas coutume chez lui, indiquait que ce soudain laisser-aller était synonyme de préoccupation. Le Corbeau accaparait ses pensées, tout comme celles du Chasseur mais pour une autre raison. Cette maudite fille aux sombres agissements torturait ses nuits. Quels nombreux secrets dissimulait-elle encore derrière son masque à plume ?
— Cessez de bégayer, cela m'est insupportable, attisa Sigmund en foudroyant du regard le vieux médecin.
Ses genoux tressautaient nerveusement, alors qu'il tentait une nouvelle fois de fournir de quelconques explications.
— J-je...
— Ce n'est pourtant pas bien compliqué, Docteur Hog. Je réitère donc ma question, est-t-il possible que quelqu'un ait survécu au Massacre du Printemps ? Vous êtes celui qui a identifié les corps, me semble-t-il ?
— O-oui, oui. C'est exact.
Hog ôta les binocles rondes qui glissaient le long de son gros nez. Il sortit un mouchoir en tissu de sa poche, et épongea son front ridé dégoulinant de sueur. Par la suite, il passa un léger coup sur les verres de sa paire de lunettes avant de les remettre à leur place. Le médecin transpirait comme un bœuf. Son gilet en laine lui donnait vraisemblablement chaud, ou était-ce l'angoisse mélangée à la peur qui élevait sa température corporelle ?
Aedan opterait pour la seconde option. Il jurerait même qu'il était à la limite de se pisser dessus s'il n'expulsait pas déjà toute l'eau présente dans son corps par les pores de son épiderme ; tellement sa présence et celle du Gouverneur le terrorisait. La suite des événements risquait de lui flanquer une sacré raclée !
Hog savait qu'il n'était pas là en tant qu'invité. Sigmund lui avait bien fait comprendre à coups de menaces et d'intimidations. Il ouvrit son imposante sacoche en cuir de buffle, et en extrait les mains tremblantes, une pile de dossiers conséquente.
Sigmund les feuilleta longuement dans un silence alourdissant, agrandissant le désarroi du vieux toubib. Adossé dans un mutisme ennuyeux contre le rebord de la cheminée étouffée, les pupilles d'Aedan se perdirent à travers les images morbides qui en feraient verdir plus d'un.
Le visage du roi était d'une blancheur accablante, sa gorge était boursouflée et grossièrement recousue. Ses taches de rousseurs étaient pratiquement inexistantes.
Les cadavres ternes et froids s'enchaînaient à la fil indienne. Même si la vie leur manquait, les paupières barricadées de chacun apportaient une certaine sérénité à leur portrait.
Déterrer les cadavres, sûrement en décomposition avancée, voir même déjà en l'état de squelette ne serait qu'une perte de temps. Le Gouverneur se figea. Sa tête pencha sur le côté tandis qu'il étudiait attentivement la photographie qui le confrontait.
Il ouvrit son dossier sans un mot, examinant chaque ligne qui y était inscrit, ce qui capta l'attention du Chasseur.
— Docteur Hog, est-ce que dans vos souvenirs la princesse Roselia avait une marque distinctive sur le corps ?
Le ton qu'il venait d'employer l'intrigua. Il donnait l'impression de connaître la réponse. Le médecin ankylosé se racla la gorge afin de se redonner une once de contenance. Il essuya ses paumes de mains totalement moites contre le velours beige de son pantalon. Il ravala difficilement sa salive, provoquant alors une grossière impulsion de sa pomme d'Adam.
— Je ne...
La porte s'ouvrit brusquement, interrompant le vieux bonhomme dans sa lancée. Le visage de Hog blêmit. Il se tendit comme un arc sur sa chaise. Une paire de talons claqua sur le plancher, s'intensifiant à mesure que les pas avançaient dans la pièce.
Aedan se détacha du mur, se tenant désormais droit comme un « i ». Une atmosphère irrespirable pesait dans l'air comme un jour d'orage. Cette tension électrisante assaillait chacun de ses membres, provoquant en lui une chair de poule inexplicable.
Le Chancelier était imposant et d'une élégance surdimensionnée dans un costume d'un gris sibyllin taillé sur-mesure.
Aedan inclina longuement la tête en signe de révérence et de cette façon lui montrer son plus grand respect, lorsque leurs regards s'entrecroisèrent.
À son bras, séjournait une ravissante femme. Ses cheveux bruns rassemblés en un chignon tiré vers l'arrière à l'aide d'une barrette sertie de rubis faisait ressortir ses pommettes triangulaires. Sa robe, d'une teinte similaire au veston de son époux, modelait son corps musclé. Le bas était cisaillé en deux, dévoilant alors la peau halée de ses jambes.
Tous deux dégageaient une certaine forme de prestance quand ils se trouvaient dans une même pièce.
Aedan devait avouer ne jamais avoir pu les voir en chair et en os. Le Chancelier, une fois les salutations faites, se tourna vers le médecin – qui tremblait comme une feuille, littéralement submergé par une vague d'émotions négatives.
- Ma patience a des limites Docteur, répondez à la question. Et il serait préférable pour vous, que chaque parole qui quitte votre bouche ne soit que pure vérité... Soyez franc et tout ira pour le mieux. Je serais vraiment navré de devoir impliquer votre famille, l'intimida-t-il en appuyant sur chaque syllabe.
Le médecin déglutit bruyamment, montrant qu'il prenait ces menaces au sérieux.
— O-oui. Oui, la princesse a une tache de naissance sur l'épaule droite.
— C'est bien ce qu'il me semblait, marmonna-t-il. Alors dites-moi pourquoi, il n'y a aucune trace d'aucune sorte sur ce corps ! crépita Sigmund, serait-il possible qu'une tache de la sorte disparaisse après la mort ?
Le Gouverneur balança violemment la photographie en direction du toubib dont les lèvres tressautaient. Il haussa un sourcil, attendant impatiemment une réponse et valait mieux pour lui que ces mots ne soient qu'emplis d'une honnêteté considérée.
Aedan prêtait l'oreille, ne discernant qu'un vague murmure indistinct. Le vieux était complètement terrorisé. Léander, se redressa d'un geste brusque, entraînant un léger sursaut de la part de sa femme. Lui non plus, n'était pas certain de ce qu'il venait d'entendre. Cette déclaration risquait de mettre en péril tout ce qu'il avait construit jusque ici...
— Parce que ce n'est pas la princesse, répéta Hog à bout de souffle.
— Si ce n'est pas le cadavre de la princesse, alors qu'est devenue cette enfant ?
La voix ferme et sanglante de Cléona trancha l'air tel un coup de canon résonnant dans le ciel, et audible à des kilomètres de là. Les traits de son visage anguleux se déformèrent en une amère grimace marquant ses rides peu prononcées. Le Gouverneur se leva habilement. Il ouvrit la porte sans délicatesse, laissant alors deux hommes pénétrer sur le seuil de son bureau.
— Escortez le Docteur Hog dehors, nous en avons fini...
Le médecin regarda autour de lui pour chercher un quelconque soutien.
Ce fut triste de constater qu'il n'y avait malheureusement, rien à trouver.
Personne ne savait exactement à quoi ressemblait la princesse. Le roi Cyrius avait pris soin de l'écarter du monde extérieur.
Celle-ci était probablement en fuite quelque part, à se terrer comme un rat. Elle ne se souvenait peut-être même pas de son identité, ni même de son passé. Elle avait sûrement commencé une nouvelle vie, loin d'ici. Mais cette idée n'inspirait à Aedan qu'un vide sidéral. Il n'avait pas d'explication, mais il n'y croyait pas une seconde. Son intuition lui disait qu'elle était encore ici dans le Grand Royaume. Il était même fort probable que le Corbeau travaille avec elle, l'aidant à concocter un plan vengeresse et à le mettre à exécution. Héléna connaissait forcément l'identité de la princesse. Il en était quasiment certain. Il comptait bien lui faire cracher le morceau !
Le Chancelier était du même avis que lui. Les mâchoires serrées et le regard noir, il ne cessait d'incendier la photographie.
Tout à coup, en proie à de violentes pulsions, Léander envoya le dossier valser dans un excès de rage. Son existence remettait désormais son pouvoir en question. L'entièreté de son règne pourrait s'envoler du jour au lendemain si jamais ce secret se voyait révélé à la vue du peuple.
Un coup de feu résonna dans l'arrière-cour.
Aedan jeta un œil par la fenêtre, où le corps inanimé du vieux toubib était balancé sans ménagement dans une remorque.
La nuit était tombée. Le ciel se voilait, arborant une obscure teinte azure. La demie lune, masquée par une horde de cumulus, s'élevait lentement en son saint. Une tempête s'annonçait. Les alentours de l'ancienne bibliothèque étaient déserts.
Une dizaine d'année auparavant, un terrible tremblement de terre avait embouti ce côté de la ville. Le Chancelier qui venait à peine de commencer son règne avait investi l'argent du Grand Royaume autrement. Remettre cet ancien quartier à neuf ne faisait plus parti de ses priorités. Léander avait préféré utiliser les ressources destinées à la reconstruction de ce quartier pour créer des logements luxueux sur les hauteurs d'une colline où la vue était magnifique.
Les gardes descendirent de la voiture aux vitres teintées, suivant le point rouge indiqué par le traqueur.
Le Chasseur avait pris soin de marquer la broche au fer rouge. Il l'avait donné à Héléna dans l'espoir que ce maudit volatile garde le bijou avec lui, après l'avoir traqué jusque dans un club. Une fille de bonne condition ne devrait certainement pas traîner dans ce genre d'endroit ! Ces lieux grouillaient de personnes malintentionnées. Il serra fermement les poings en repensant à cette petite garce. La plaie qui marquait sa cuisse guérissait. Il garderait probablement une belle cicatrice en souvenir de cette altercation.
Aedan était redoutable. Cette fille semblait elle-aussi avoir emprunté cette voie. Il posta ses hommes aux quatre coins de l'édifice. L'émetteur était discret mais sans grande précision, il fallait prendre toutes des précautions nécessaires afin qu'elle ne leur glisse pas entre les doigts une nouvelle fois.
Et quand on parle du loup, celui-ci finit toujours pas montrer le bout de sa queue. Il aperçut une silhouette sur le toit de l'immeuble voisin.
Elle était là.
D'un geste silencieux, Aedan ordonna à ses hommes de prendre la direction du bâtiment adjacent. À chaque issue qu'Héléna voudrait emprunter, un homme l'y attendrait. Ainsi, elle n'aurait plus d'échappatoire. Ils allaient la coincer. Ce n'était qu'une question de temps !
Le Chasseur gravit les marches à la hâte, l'adrénaline s'accentuait à chaque fois qu'il franchissait un nouveau palier. Son cœur s'accélérait dans sa poitrine à mesure que la porte qui menait au toit de l'immeuble se dessinait distinctement dans son champ de vision. Le froid glacial lui prit aux tripes. Ses mèches de cheveux se déclinaient sous une brise séditieuse.
Et finalement, il la vit.
La voix d'Aedan trancha l'air, lui ordonnant avec autorité de se rendre sans s'y opposer. Le Corbeau fit rapidement volte-face, son grand gilet sombre donnait l'impression qu'il avait rapetissé. Un rayon de lune éclaira son visage dissimulé sous une épaisse capuche.
L'étrange sentiment qui assaillait Aedan lorsqu'il se retrouvait en sa présence était quant à elle absente. L'aura qu'Héléna dégageait le perturbait, Aedan en faisait les frais à chaque fois qu'il la croisait. Cela-dit, son esprit lui jouait peut-être des tours. Pourtant, il était pleinement conscient.
Soudain, un homme pointa son arme dans sa direction, braillant à tout va qu'elle ne devait plus faire le moindre geste. Le Chasseur le poussa brusquement.
Mais c'était trop tard.
Le coup de feu était parti.
— Qui t'as donné l'ordre de tirer !
Hors de lui, Aedan l'agrippa violemment par le col de sa veste. Il dégluti bruyamment, le regard rivé vers le sol, celui-ci était terrorisé. Il le relâcha sèchement et l'homme au crâne rasé trébucha.
Aedan avança à grandes enjambées.
Une flaque rougeâtre naissait à ses pieds.
Il s'accroupit d'un geste vif, constatant avec effarement que le gilet du Corbeau s'imbibait de sang. Il retira lentement sa capuche. Ce geste lui rappela la fois où il avait ôté la casquette d'Héléna à la sortie du club. Sa longue chevelure blonde cascada le long de ses épaules, y entremêler ses doigts aurait sûrement été déplacé, même si Aedan en mourrait d'envie. Dans l'unique but de vérifier que sa crinière dorée était aussi douce qu'elle le laissait paraître, cela va de soi !
À la fois interpellé et quelque peu rassuré, le Chasseur fronça les sourcils, les cheveux blonds qu'il s'attendait à voir étaient d'un intense noir charbon. Ses iris similaires à deux émeraudes éphémères se perdaient dans le regard d'acier du Chasseur. La gamine semblait effrayée. Il s'interrogeait sur la raison de sa détresse.
Avait-elle peur de lui ou de mourir ?
Il n'y voyait finalement pas de grande différence. Aedan n'obéissait à personne, excepté à la mort. Il captura le ruban vert qui nouait ses cheveux et la serra fermement à l'intérieur de son poing.
L'aube se levait.
Le signal du traqueur avait disparu une bonne partie de la nuit, avant de réapparaître soudainement en compagnie du soleil.
Le regard noir et les mâchoires serrées, Héléna l'étudiait attentivement.
Voss se débattait comme un chat sauvage.
Aedan le maintenait d'une poigne ferme. Trempée de la tête aux pieds, elle guettait le moindre de ses mouvements. Ses cheveux étaient plaqués contre son crâne, faisant ressortir ses grands yeux topaze.
Prise au piège à l'intérieur de ses iris incendiés, l'âme du Chasseur brûlait. Les pièces du puzzle s'assemblaient progressivement devant lui.
La vérité finissait toujours par éclater.
Une intuition accaparait tous ses sens. Il n'avait plus besoin de lui poser la question.
La réponse lui sautait désormais aux yeux.
Héléna ne connaissait pas seulement la princesse.
Héléna, le Corbeau et l'héritière n'était qu'une seule et même personne !
La jeune femme tremblait.
Aedan était pratiquement certain que ce n'était pas sa présence qui la rendait si fébrile. Elle claquait des dents et ses lèvres arboraient une teinte violacée, signe qui lui mit la puce à l'oreille. Elle était transie de froid. Son escapade dans les égouts ne s'était pas déroulée comme prévu.
Pourquoi Héléna avait-elle laissé cette gamine innocente payer le prix fort à sa place ?
Ce n'était qu'une enfant d'à peine treize ans, s'étant retrouvée prise en deux feux.
Pourtant, l'expression qui la traversait lorsque le ruban frôla ses doigts était un mélange d'incompréhension et de tristesse.
Héléna restait toutefois difficile à déchiffrer. Ses pensées divaguaient mais il ne devait pas oublier sa mission. Aedan comptait bien l'exécuter coûte que coûte.
Il devait se reprendre en main rapidement.
Le canon de son arme caressa son front.
Il ne dévissa pas son regard.
Héléna semblait ailleurs. Les émanations de son passé venaient la hanter. L'église abandonnée alimentait ses peurs. Ancrées dans le sol, les racines du bâtiment délaissé emprisonnaient l'esprit de la jeune femme dans une étreinte que seule la mort pourrait rompre.
Héléna se sentait attirée vers les tréfonds des ténèbres.
Sa vie était menacée. Aedan voulait qu'elle se batte, qu'elle réagisse.
Mais elle n'en fit rien.
Héléna se contenta simplement de relever le menton, acceptant son sort la tête haute. Ses yeux brillants de larmes le subjuguaient.
Une force invisible l'empêchait de presser la détente.
Le jeu du chat et de la souris prenait fin.
Son hésitation s'abrogea, et deux coups de feu résonnèrent.
Éclaboussé de sang, un écœurant goût métallique s'insinua à l'intérieur de la bouche du Chasseur. Sa respiration était saccadée. D'un revers de manche, il effaça le liquide rougeâtre qui lui brûlait les yeux. Des morceaux de cervelle giclaient abondamment.
Droit comme un piquet, il resta un instant complètement sclérosé. Ses pieds refusaient de décamper. Le temps s'était arrêté. Les minutes et les secondes paraissaient s'emmêler les pinceaux dans son esprit. Le tonnerre grondait.
Cependant, la tempête n'était pas encore arrivée à terme. Les échanges de tirs assénaient ses tympans.
L'homme qui se tenait à ses côtés venait de se faire exploser le crâne.
Héléna, aussi glissante qu'une anguille en avait profité pour lui filer entre les doigts.
Pourtant, elle n'était pas très loin.
Il distinguait sa silhouette à deux pas de lui. Elle était à l'abri derrière un muret. Aedan eut à peine le temps de comprendre ce qu'il se passait. Une nouvelle rafale les assiégea alors qu'il la rejoignait pour ne pas perdre de vue sa proie.
Un bruit aigu, digne d'un sifflement de fusée, le surprit brusquement.
Un cylindre en ferraille roula jusqu'à ses pieds. Une fumée rougeâtre s'en échappait dangereusement.
À bout de force, il s'écroula sur le sol. Héléna l'imita contre son gré. Elle s'étala à ses côtés. Il la frôlait presque de l'épaule. La fumée accaparait leurs bronches, s'insinuant dans leur organisme comme un poison. Ils toussèrent à en perdre la parole tant le gaz intrusif était toxique.
Face contre terre, Aedan et Héléna luttèrent tous deux pour ne pas sombrer, mais leurs paupières pesaient une tonne. Ils ne contrôlaient plus rien.
Aspiré dans un vortex stellaire, la tête du Chasseur retomba mollement contre le bitume. Sa vue se brouillait. Il eut toutefois le temps de remarquer un fourgon blanc débarquer à la hâte.
Entièrement anesthésiée, Héléna bascula à son tour dans l'inconscience.
Aedan pensait halluciner. Il tentait de résister, en vain. Sa proie se faisait embarquer de force dans la fourgonnette.
Puis, il sombra dans un néant absolu.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top