Chapitre 18

Par une nuit sans lune, leur chemin s'éclairait sous un ciel capricieux. À la fil indienne, les orphelins bravaient le froid de l'hiver. Les gardes sillonnaient les rues, restreignant leur terrain de chasse. Les maigres provisions qu'ils avaient amassé suffiraient à combler leurs repas pour les deux prochaines semaines à venir.

L'estropié éclairait sa troupe de chapardeurs, fouiller dans les poubelles ne leur apportait plus rien désormais. Ils devaient sombrer dans de vieux vices afin de subvenir à leurs besoins.

Il neigeait.

Lorne essuya son visage. Les flocons givrés chatouillaient sa peau diaphane.

Au loin, une masse sombre leur barrait la route. Intrigué par cette silhouette, l'éclopé approcha à pas compté.

Soudain, les enfants perdus sursautèrent à l'unisson lorsque le vagabond immobile grogna.

Héléna gémit. Ses muscles endoloris la faisaient effroyablement souffrir. Ses paupières lourdes et gelées s'ouvraient difficilement. Elle reprenait lentement connaissance.

La jeune femme se redressa d'un geste brusque, la mollesse d'un matelas l'interpella. La pièce tournait autour de son corps inerte. Elle fronça les sourcils en sentant le froid picorer ses jambes. La couverture qui la recouvrait venait de tomber par terre sous ses mouvements agités. Elle se pencha fébrilement pour la rattraper, alors qu'elle fut prise d'un violent sursaut.

- La moche au bois dormant est enfin réveillée !

Une voix épineuse éclata le bulle tangible qui l'auréolait. L'impénétrable brouillard qui s'infiltrait devant ses yeux se dissipait brièvement, lui dévoilant une maigre silhouette pénétrer dans son champ de vision.

- Que... qu'est-ce que... ma tête, bredouilla-t-elle en pressant son crâne entre ses mains, espérant retrouver un semblant de cohérence. Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

- C'est une très bonne question, effectivement, commença le jeune garçon en prenant face à elle.

Assis sur cette vieille chaise, il la surplombait de sa hauteur. Son visage imberbe lui donnait un air enfantin. Il ne devait pas avoir dépassé l'adolescence, pensa Héléna. Ses yeux d'un vert diaphane, presque aveline la scrutaient intensément. Une lueur dont elle ne décernait pas l'origine tourbillonnait dans ses pupilles.

- T'as foutu un sacré bordel dans la ville, Corbeau, souffla-t-il en lui balançant un morceau de papier défraîchi à la figure.

Héléna le défroissa d'une main tremblante. Elle ravala difficilement sa salive. L'impression d'avoir un nœud obstruant sa gorge l'étouffait.

Pendant un court instant, elle avait presque oublié ce qu'elle fuyait.

La vérité la frappa de plein fouet, identique à un violent coup de poing dans le ventre.

Elle se serait écroulée par terre sous la douleur, si elle n'était pas déjà à genou.

La trahison de Teïlo lui laissait un goût amer dans la bouche.

L'altercation avec le Chasseur lui revint en mémoire. Elle s'étonnait encore d'avoir eu le cran de lui planter un bout de verre dans la cuisse. Elle avait profité de ce moment de faiblesse pour décamper à toutes jambes, trouvant refuge dans une ruelle malfamée. Une plaque de verglas avait rapidement coupé court à toute idée de fuite.

La tête d'Héléna était désormais mise à prix. Son portrait - pas des plus réussis, elle y concevait - était imprimé sur la feuille de papier, une somme considérable le soutenait.

Elle devait admettre que pour une fois, le Chancelier comptait débourser une belle somme pour sa petite personne. Du moins, c'était une récompense assez exorbitante pour dresser l'entièreté de la Capitale contre elle. Même ceux qui admirait le Corbeau de part ses actions ne pourraient passer outre une telle tentation dorée.

Le rictus mauvais qui étirait les fines lèvres du Chasseur, quand il la tenait entre ses griffes, se gravait dans l'esprit de la jeune femme.

Une détermination à toute épreuve y scintillait, elle en revint toujours à même conclusion : il n'arrêterait jamais de la rechercher.

La fin du Corbeau était beaucoup plus proche qu'elle ne le pensait. Une sueur froide dévala lentement le long de sa nuque. Elle revoyait les traits d'Aedan se crisper alors qu'elle tenait entre ses doigts la broche du Roi.

D'une manière ou d'une autre, la vérité ne tarderait pas à éclater.

- Qui es-tu, hein ?

Encore cette maudite question ! Elle revenait sans cesse la hanter, tourmentant songes et illusions. Elle ne pouvait y répondre sans en apprécier les conséquences.

Qui était-elle, hein ?

Héléna commençait sérieusement à douter de son passé. Elle n'était plus rien, hormis une vile carcasse qui moisissait sur le sol. C'était fini. Tout était fini !

Que pouvait-elle faire désormais ?

Seul un obscur néant absorbait ses pensées. L'espoir qui sommeillait en elle s'amenuisait comme une bougie dont la mèche venait d'être entièrement consumée. Privée d'oxygène, la flamme étouffait. Les dernières touches de cire blanche s'annihilaient, bouffant toutes ses chances de réussir.

Absorbée par ses tergiversions, elle ne l'avait pas entendu approcher. Une vague d'air tiède, bien plus bouillant que la température de la chambre, heurta sa joue.

La lame de son couteau, encore prisonnière du froid sidéral qui régnait dehors, brûlait sa peau. Apeurée, elle tenta de reculer mais elle n'avait pas encore retrouvé l'usage de ses membres assidûment engourdis par le gèle.

- Tu fais la maligne à jouer les héros mais dès que...

- Il suffit !

Une voix grave les fit tous deux sursauter.

Des étagères à moitié remplies de bouquins couvraient les murs de la pièce, les fenêtres étaient calfeutrées par des pages de journal jaunies à cause de la lumière de la lune, des planches de bois étaient clouées sur celles-ci. Le plancher craquait sous le poids du jeune homme qui avançait à pas compté, s'aidant d'une canne modulée à la main.

- Excuse cet énergumène, il est méfiant avec les étrangers... en plus d'être mal élevé.

Il s'abaissa péniblement. Une mèche de couleur fauve retomba sur son front, s'entremêlant entre ses longs cils clairs. Les muscles de son bras tremblaient sous la force qu'il employait afin de plier sa jambe défaillante.

- Je m'appelle Lorne, et voici mon frère, Voss.

Les traits de son visage étant fins, ses pommettes creusées par la fatigue ressortaient fortement. Une petite barbe de quelques jours accaparaient ses joues. Hormis ceci, la ressemblance entre les deux frères était frappante. De sa main libre, il attrapa l'avant-bras d'Héléna, accompagnant son ascension.

Une fois debout, elle remarquait que des touches ambrées se mélangeaient dans ses cheveux mielleux.

Lorne invita la jeune femme à le suivre d'un geste de la main.

Ses pas, incertains et hésitants s'enfoncèrent à travers les tapis cendreux. Rouge comme les roses qui fleurissaient au château à la venue du Printemps ; bleu comme le ciel dénudé de nuages cotonneux ; jaune comme le soleil qui brillait au-dessus de leur tête. Les couleurs primaires, autrefois vives, étaient ternes et envahies de poussière.

Mordu par le temps, le bois qui constituait les vieilles étagères grinçait. Empilés, entassés, épargnés, les livres éclairaient leur chemin. Les pages noircies et déchirées recouvraient le plancher en chêne. Les écritures s'emmêlaient, les phrases s'interrompaient et les mots s'amenuisaient.

Tout à coup, les pieds d'Héléna s'enracinèrent sur le sol.

Figée telle une statue de cire, ses jambes refusèrent de continuer leur route. Elle cligna des paupières à plusieurs reprises, chassant les larmes qui empiétaient son champ de vision. Ses doigts frôlèrent à peine la toile, pourtant cela fut si intense qu'un millier de frissons lui parcoururent l'échine, autant qu'il y avait d'étoiles dans le ciel.

Héléna releva le menton.

Son souffle se coupa brusquement lorsqu'elle croisa pour la première fois depuis des années leurs regards atones. Une étincelle chargée d'un courant antédiluvien pinça son cœur, l'embrasant de milles feux.

Ici, sous son nez, ses parents ne lui étaient jamais apparus aussi vivants. Elle entendrait presque le rire de sa mère tinter comme du cristal dans ses oreilles et la voix rauque du roi résonner dans la bibliothèque. Elle rêverait de pouvoir les sentir rien qu'une fois près d'elle ; peau contre peau, générosité contre détresse, sympathie contre imprudence. Un regard langoureux rempli d'amour se peignait sur le tableau.

La voilà finalement face à face avec elle-même, les épaules droites et sa longue chevelure détachée, la princesse l'affrontait du regard. Sur la peinture, ses cheveux semblaient beaucoup plus foncés qu'à l'accoutumé, sa chevelure avait éclairci en grandissant grâce aux rayons du soleil qui s'y reflétaient.

Les lèvres d'Héléna tressautèrent.

Vêtue d'une robe à bretelle, sa marque de naissance était loin de ne paraître qu'une erreur de l'artiste. Ses taches de rousseurs, héritées de son père, s'étaient quant à elles multipliées, sans pour autant devenir envahissantes.

Le temps volaient ses souvenirs. Il se les appropriait à sa manière.

Un liquide carmin imprégna ses mains. Elle releva soudainement la tête. Un filet pourpre suintait le long de la toile. Le roi, la gorge tranchée, se vidait de son sang.

Envahie par la panique, elle peinait à respirer convenablement. Héléna ravala un sanglot tandis que le buste de la reine s'imprégnait d'une effroyable auréole rougeâtre.

- Corbeau, est-ce que tout va bien ?

- Je...

Sa voix stoppa brusquement le cauchemar qui se déroulait devant elle. D'un revers de manche, la jeune femme essuya ses pleurs silencieuses. Puis, elle se retourna lentement vers son interlocuteur.

- Héléna. Je m'appelle Héléna.

Gardée volontairement entrouverte, la fenêtre permettait de dissiper la fumée noirâtre qui se dégageait de la gazinière.

Un vent glacial s'infiltra dans la cuisine. Héléna réajusta le col de son gilet rembourré, parant sa peau à affronter cette brise tardive.

Brögan, un jeune rondouillard extrêmement bavard, avait fait brûler le potage qui leur servirait de repas. Ses frisettes chocolat s'agitaient dans les airs alors qu'il chassait la fumée à l'aide d'un vieux torchon effilé. Il sautillait sur place, faisant trembler le fin plancher de la pièce sous les fesses d'Héléna.

Assise dans un coin de la pièce et totalement perdue dans ses pensées, elle touillait dans une gamelle en inox le potage qu'ils avaient pu sauver de cette catastrophe culinaire. La chaleur qui s'y manifestait incendiait ses paumes. Des chuchotis parvenaient à ses oreilles, installés sur un canapé rafistolé près de la grande cheminée taillée dans la pierre, Lorne et les enfants perdus piaillaient comme dans un poulailler.

Héléna mettrait sa main à couper que le sujet principal de leur conversation se trouvait être elle, au vu des regards en coin qu'ils lui jetaient.

Excepté Voss, qui lui, n'avait de cesse de la fusiller de ses yeux enivrés d'une colère noire. Lorne l'avait convié à rester jusqu'à ce qu'elle se rétablisse complètement. Héléna, après une longue hésitation, s'était surprise à accepter. Elle avait besoin de tous ses membres pour flanquer une bonne raclée au Chasseur, et par la même occasion dégager le Chancelier de son trône.

Le cœur foudroyé de tristesse et de déception, elle jonglait avec le bout de papier que Teïlo lui avait fourni avant de la dénoncer. Une adresse y était inscrite, mais pouvait-elle encore avoir confiance en lui ?

Ce bout de papier restait le seul choix qui se présentait à elle. De toute manière, elle n'avait plus rien à perdre. Ses pensées basculèrent vers la gérante du restaurant, elle devait probablement se faire un sang d'encre entre deux jubilations.

- Et oui, tu avais vu juste Hinda ! J'ai fini par me brûler les ailes, marmonna Héléna.

Elle releva brusquement la tête, apercevant une paire de bottines s'agiter sous son nez. Une fillette se dandinait sur ses deux jambes. Les pointes fourchues de sa longue chevelure ébène caressaient le bas de ses reins. Elle lui tendit timidement une pomme à la peau luisante, étirant ses lèvres en un grand sourire qu'Héléna peinait à lui rendre à l'identique.

La princesse gravit les marches deux à deux, pressée de retrouver son lit de fortune. Elle fit volte-face, reconnaissant le bruit de canne de Lorne qui approchait.

- Nous partirons demain à la nuit tombée.

Héléna opina du chef. Quitte à finir entre les griffes acérées des Dolandirici, autant épuiser toutes les options. Se rendre à cette adresse était malheureusement sa dernière.

- Il y a un ancien réseau de tunnels sous les catacombesde la ville. Après le tremblement de terre d'il y a dix ans, aucun n'a osé y remettre les pieds, excepté nous. Nous les utilisons pour nous déplacer. Soit en certaine, nous t'aiderons Héléna.

Lorne fronça les sourcils devant son bâillement aux corneilles des moins discret. Un fin sourire étira ses lèvres. Puis, il ajouta d'une voix détachée :

- Tu devrais aller dormir maintenant.

Elle ne pouvait qu'acquiescer. La jeune femme s'enfonça dans le corridor faiblement éclairé, à la recherche de la chambre qui lui était destinée. Sans tergiverser plus longtemps, elle s'engouffra à travers la première porte qui se présentait à elle, espérant que ce soit la bonne.

Et zut.

Elle se trouvait pourtant près du tableau représentant une coupelle de fruits, ou était-ce plutôt la toile déchirée séparant les deux amants d'un trou béant ? Héléna s'apprêta à faire marche arrière, lorsque sa curiosité fut soudainement piquée à vif.

Tant pis, son sommeil attendra.

Une odeur épicée capta son attention. Elle lui rappelait étrangement le cumin qu'utilisait à foison Hinda pour agrémenter son bouillon de cucurbitacées.

Elle approcha à pas feutré, prenant garde à ne pas trébucher sur les récipients qui servaient à mélanger les pigments naturels. Près de la cheminée, une marmite en bronze était suspendue sous un tas de braises encore vives. À l'intérieur, la pierre broyée bouillonnait au sein d'une mare d'eau de pluie. Héléna effleura du bout des doigts le croquis qui venait de lui taper dans l'œil, le charbon encore frais s'incrustait sur sa peau. Une silhouette désossée, sombre et effrontée nébulisait le fond opalescent. Un noir conceptuel affrontait un blanc d'une pureté éclatante, aussi céleste que l'astre lunaire qui s'élevait dans le ciel. Le bien et le mal. Le chaud et le froid. La lumière et l'obscurité. Les ailes envahissantes de l'hybride imprégnaient les feuilles voisines.

De haut en bas, de long en large, d'avant en arrière ; les traits à la fois précis et indécis se prononçaient comme les vagues d'un océan indomptable, caressant sauvagement les cotes rocheuses.

Le corbeau ne méritait certainement pas de faire partie intégrante de ce chef d'œuvre.

Une chaleur étouffante l'enivrait, serpentant à travers le réseau veineux qui constituait son corps, parsemant chaque érythrocyte d'une goutte de noirceur grisante. Colère, tristesse, déception, ces mots accaparaient le fil de ses pensées, jusqu'à ce qu'elle n'en voit plus la fin.

Héléna arracha brusquement la page charbonneuse, réduisant en miette ce corbeau de malheur qui n'avait plus lieu d'être.

- Voss va littéralement péter un plomb !

Hua avait noué ses cheveux ébènes en une longue tresse qui retombait sur son épaule droite à l'aide d'un ruban vert, faisant ressortir ses deux émeraudes qui l'épinglaient avec amusement.

- T'as plutôt intérêt d'avoir une bonne excuse, rajouta-t-elle sur un ton badin, en s'approchant afin de constater les dégâts. C'était mon préféré !

Derrière ce rempart de papier, gravées indéfectiblement dans le bois, des lettres minuscules dénuées de sens s'affiliaient.

« vulnerat omnes, ultima necat »

Héléna clôt les paupières, frôlant les reliefs du bout des doigts. Elle y chercha une quelconque définition. Les paroles s'envolaient mais les écrits restaient. Cette phrase devait forcément avoir son importance.

- Qu'est-ce que ça signifie ? demanda-t-elle en désignant la phrase d'un mouvement de tête.

Hua marqua une courte pause. Puis, sa voix vint habiter le silence qui les assiégeait :

- Chaque heure nous meurtrit, la dernière tue.

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Voici de nouveaux personnages !

Que pensez-vous de cette première rencontre ?

Vont-ils réussir à aider Héléna ?









































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