Chapitre 14
La longue et interminable journée qu'Héléna avait endossé prenait fin. Elle posa les lourdes chaises en bois sur les tables, débarrassant le sol encombré du restaurant.
Hinda l'évitait toujours aussi soigneusement. Celle-ci détournait le regard à chaque fois que la jeune femme tentait de l'approcher.
Héléna n'était qu'une idiote qui ne mesurait pas l'ampleur de ses actes !
La peine du Corbeau serait du gâteau comparée à ce que le Chancelier lui infligerait pour le sang qui coulait dans ses veines.
Certes, la prise d'otage fut imprévisible mais se rendre à une soirée organisée par Sigmund représentait un grand risque.
Et si quelqu'un avait eu des soupçons quant-à sa véritable identité ?
Ces soirées mondaines grouillaient de riches fréquentant autrefois le château des Seren, certains pouvaient garder une vague réminiscence de cette époque.
Héléna n'avait pas pu s'entretenir avec Teïlo après la prise d'otage. Il refusait ses appels et négligeait ses messages. Elle n'insista pas, préférant lui laisser le temps de digérer la pilule. Elle remarquait que Teïlo continuait de se rapprocher de son père.
Elle et son ami se sentait coupable. Ils avaient participé à cet acte même si aucun d'eux n'avait appuyé sur la détente.
Un liquide mousseux remplissait un seau en plastique, l'hypnotisant. Elle le déposa brutalement sur le pavé, éclaboussant le sol gras des cuisines. Balai en main, une illogique odeur de pin se répandait dans la pièce quasiment propre.
Trois coups résonnèrent soudainement, lui faisant légèrement plisser les sourcils.
Elle avait encore oublié de retourner la pancarte qui signifiait que l'établissement était désormais fermé. Elle soupira devant son manque de rigueur.
C'était encore l'ivrogne du coin qui désirait s'en avaler une dernière avant de dormir. Héléna râla, évitant la flaque d'eau savonneuse qui lui barrait la route.
— Qu'est-ce que tu fais là ? demanda-t-elle en lui faisant rapidement signe d'entrer, sans réprimer la grimace qui déformait ses lèvres.
— Ne te fais pas d'illusion l'orpheline, j'ai juste oublié un truc.
Marc approcha à grandes enjambées, se giflant intérieurement pour avoir oublié ce maudit bout de tissu. Si cela ne tenait qu'à lui, il l'aurait laissé moisir dans le restaurant mais les clés de son appartement se trouvaient à l'intérieur d'une des poches. Ne voulant pas dormir à la belle étoile cette nuit, il n'avait d'autre choix que d'y retourner.
Le jeune homme hésita longuement, regardant Héléna balayer le parterre avec grâce. Envoûtée par sa silhouette longiligne, il attendait que le courage le gagne.
La main de Marc se bloqua alors qu'il enserrait son manteau paresseusement. Il se mordit la lèvre, pesant le pour et le contre mais finalement il en vint toujours à la même conclusion ; tourner autour du pot était inutile.
— J'ai été promu au poste de sous-officier, déclara-t-il froidement, sans aucun tact.
Héléna écarquilla subitement les yeux, gros comme deux soucoupes. Elle le jaugeait en silence, se demandant si elle n'hallucinait pas.
Parfois, il lui arrivait d'en mentionner l'envie, mais ce projet fut noyé parmi une vague de choses futiles qui ne verraient jamais le jour.
La Garde, n'était-ce pas une résolution excessive, même pour cet être qui s'avérait trop souvent dédaigneux à son égard. Les cheveux châtains de Marc s'étaient raccourcis de plusieurs centimètres, accentuant les formes angulaires de ses mâchoires. Ses yeux bleus, légèrement en amande la scrutait avec insistance.
— T'as sacrément morflé, constata-t-il en apercevant les marques rougeâtres qui encerclaient la délicate peau de son cou.
Le foulard d'Héléna était au abonné absent ce soir, dévoilant au reste du monde ses ingrates blessures qui ne laissaient que peu de place à l'imagination.
Elle l'avait enlevé avant d'entamer le nettoyage des cuisines, à cause de la chaleur étouffante qui régnait dans la pièce. Et désormais, elle regrettait ce geste.
Le parfum de Marc lui frappa de plein fouet les narines, réveillant en elle un cataclysme d'émotions antédiluviennes.
Héléna ne s'était pas rendue compte de leur soudaine proximité. Les doigts du futur garde glissèrent contre la peau de la jeune femme, traçant les contours de ses hématomes.
Elle tressaillit brusquement en le voyant réduire les derniers centimètres qui les séparaient. Il l'observait longuement, détaillant les traits d'Héléna comme s'il la redécouvrait pour la première fois.
Ses iris dorés embrasaient son cœur, affaiblissant toute la rancœur qui sommeillait en lui. Il aimerait pouvoir se confier et recevoir ses regards compatissants.
Il en avait besoin.
Le massacre des Malfamés le hantait. Marc cherchait un moyen d'oublier l'atrocité de ses actes, mais les esprits des morts ne cessaient de le torturer.
Enivrante et envoûtante, l'odeur de la belle se gravait dans son esprit, bien que finalement, elle ne l'avait jamais quitté.
Il se souvenait encore du parfum présent sur ses vêtements après avoir passé une journée avec elle. Il cherchait encore à retrouver cette odeur si caractéristique qui l'ensorcelait.
Elle le rendait dingue.
Il pourrait presque pardonner sa trahison sur le champ. Si seulement il n'était pas aussi rancunier... Ses pupilles dévièrent vers ses lèvres pulpeuses dont il ne souhaitait que combler le manque qu'il ressentait.
— Dégage Marc.
Une voix tonna furtivement dans les airs.
Le concerné se crispa, avant de se redresser d'une lenteur provocatrice. Puis, un juron suspendu au sommet de la langue, Marc s'éclipsa.
— Ne me remercie surtout pas ! Cet enfoiré allait t'embrasser, assura Yaël en s'avançant vers elle.
— Non. Tu dis n'imp...
— Héléna, la coupa-t-il.
Il soupira, exacerbé par tant de naïveté.
Héléna avait connu un début d'histoire d'amour avec Marc. Toutefois, leur relation s'était rapidement dégradée. Cela attristait Yaël, il compatissait pour ses sentiments réduits à néant. Mais il ne pouvait certainement pas nier le fait que de la voir avec un autre homme le rendait malade.
— Yaël, répliqua-t-elle sur le même ton, les bras croisés sur sa poitrine.
Le rire du jeune homme résonna mélodieusement dans ses oreilles lorsqu'il distingua une mine boudeuse travailler les traits angéliques de son doux visage. Il inspira bruyamment, en constatant l'étendue des dégâts. Les mâchoires serrées, il effleura du bout des doigts sa peau mordue, d'un geste presque volatil de peur de la briser en mille morceaux.
— Hinda s'inquiète pour toi, expliqua-t-il en caressant sa joue ; puis il rajouta d'une voix allégée, est-ce que tu veux m'en parler ?
Héléna se mordit vivement la joue, son ami avait le don d'employer les bons mots au bon moment. Et à chaque fois, elle craquait.
Elle lui envoya un chiffon dans les pattes, qu'il se surprit à rattraper aisément.
Les balais volèrent, les chiffons dansèrent et les paroles fusèrent.
Héléna ne trouvait plus la force de s'arrêter. Elle contait son récit avec autant d'ardeur que d'efficacité, déblatérant jusqu'au moindre détail insignifiant. Elle essuya prestement la sueur qui chatouillait son front, épuisée par l'effort surhumain qu'elle venait d'arguer. Ils s'adossèrent en chœur contre le comptoir, appréciant la fraîcheur amère du liquide ambré qui glissait à travers leurs œsophages.
— Le fils du Gouverneur ? C'est quoi encore ces conneries Héléna, râla finalement Yaël.
Ses paroles lui brûlaient la langue dès l'instant où elle avait mentionné cette nouvelle relation tirée par les cheveux.
Elle pivota la tête dans sa direction, en le détaillant singulièrement. Ensuite, elle haussa un sourcil interrogateur, l'incitant à développer sa pensée.
— Tu mérites largement mieux qu'un petit con de bourge, plaisanta Yaël tandis qu'elle masquait un faible sourire. À quoi est-ce que tu joues, hein ?
Sa bouche s'entrouvrit, elle désirait tellement tout lui révéler ; de ses origines, à ses plans pour reconquérir son Royaume, en passant par les mésaventures du Corbeau.
Mais elle n'en fit rien.
Jemma avait compris d'elle-même avant de disparaître, elle ne voulait pas que la sécurité de Yaël en soit affecté. Cet idiot n'hésiterait pas à se mettre en danger pour la protéger. De plus, moins de personne était au courant et plus elle serait apte à taire ses secrets.
Tout à coup, une légère odeur de houblon accapara ses narines, le souffle brûlant de Yaël s'abattit contre son visage.
Il passa une main désireuse dans sa tignasse blonde d'une douceur affolante. Une mèche de ses cheveux coulissa paresseusement entre ses doigts musclés. Un sourire étira les lèvres du coursier quand il l'aperçut clore les paupières.
Héléna savourait son toucher, le cœur battant la chamade.
La distance qui les séparait se consumait à petit feu.
Cédant brusquement à la tentation, les lèvres du jeune homme se posèrent timidement sur le côté de son cou.
Héléna bascula la tête, accentuant leur contact. D'envahissants frissons lui picotaient l'échine, alors que sa peau fut parsemée d'embrassades aussi ardentes que la braise.
Yaël en savourait chaque infime parcelle, comme s'il avait attendu ce moment une éternité.
Le baiser s'intensifiait dangereusement.
Il agrippa ses hanches, les empoignant d'une main ferme pour la déposer sur le comptoir. Il se cala entre ses cuisses, faisant taire sauvagement sa voix intérieur qui lui hurlait de s'éloigner.
C'était plus fort que lui : Yaël la désirait, depuis le moment où son regard s'était posé sur elle à l'orphelinat.
Son cœur bondit hors de sa poitrine lorsqu'elle se détacha à bout de souffle.
Leurs respirations saccadées cillaient le mutisme qui s'enracinait dans la pénombre.
Elle posa sobrement une main sur son torse pour l'éloigner. Ses joues s'empourprèrent d'une teinte pivoine. Le menton baissé, elle bafouilla, en s'excusant fébrilement.
Yaël ne lui en laissa pas le temps.
Il disparu sans un mot, bravant une pluie battante.
Adossé contre un mur, il sentait ses pupilles s'embraser. Il passa une main sur son visage trempé, l'averse refroidissait le feu qui possédait son âme. Il serra les dents, la colère s'enracinait dans son être. Bouillonnant d'une rage incontrôlable, Yaël explosa. Son poing s'abattit sèchement contre le mur en brique qui le soutenait. L'astre nocturne n'était pas présent ce soir. Le ciel était sombre et les nuages masquaient les étoiles, étreignant le coursier dans les ténèbres.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top