Prologue

Les épines transpercèrent ma chair. Les branches fouettèrent mon visage. Je sentis le sang recouvrir ma pommette. Les légers picotements ne supplantèrent pas même de loin la faux qui labourait mon âme. Clac ! Un autre lien se rompit.

Mon cerveau manqua d'oxygène. Je freinai ma course, le souffle court. Je m'adossai à un chêne, le visage inondé de larmes. Une de ses racines affleura la surface, puis s'enroula autour de ma cheville. Je la chassai d'un coup de talon. Laisse-moi y aller, suppliai-je la sylve. Je peux y arriver.

Le cœur en lambeau et les jambes percluses de douleur, je m'élançai à nouveau. À chaque seconde, un énième lien se déchirait. Un cœur cessait de battre. Un des miens mourrait. Maman, ma tante, Daisyel, tenez bon ! L'esprit de Tirawan tentait de me ralentir par tous les moyens possibles. J'ignorai quel danger me guettait là-bas, mais jamais je ne laisserai ma mère mourir. Je ne pouvais pas la perdre.

Soudain, une détonation retentit dans mon esprit. Je me raccrochai au lambeau de connexion de toutes mes forces, en vain. Elle disparut à jamais. Tyris, non ! Hébétée, je titubai sur quelques pas. La douleur me broya les entrailles. Je serrai les dents, de toutes mes forces, étouffai le hurlement qui s'échappa de mes cordes vocales.

À travers ma vision floue, je discernai une trouée dans le bois. L'avant-poste. L'adrénaline déferla dans mon sang. Je parcourus machinalement les quelques mètres qui me séparaient de la cabane et me figeai sur le seuil. Le mage de la Terre gisait dans une mare de sang séché, l'abdomen perforé. Mes pieds reculèrent d'eux-mêmes.

Un effluve assaillit brusquement mes narines. Du soufre. Le feu. Ils brûlaient le village. Je me précipitai à nouveau en avant. J'ignorai de plus belle les supplications de la sylve, focalisée sur le dernier lien qui tressaillait faiblement dans mon esprit. Maman.

J'enjambai un rocher et sautai une racine en relief. Mon pied dérapa sur la mousse. Je glissai en bas de la butte. Les débris de branches éraflèrent mon pantalon. Je me réceptionnai maladroitement, affolée. Devant mes yeux, un épais brouillard de cendre s'élevait des toits enflammés de mon village. L'odeur du sang me souleva le cœur.

La sylve demeura muette face à mes interrogations. Je brandis mon arc et encochai une flèche, à l'affut du moindre intrus. Le silence tapissait l'atmosphère, mais les monstres responsables de ce massacre ne pouvaient être loin. Je rivai mon regard sur les ruelles, sur les toits, les moindres recoins. Partout, plutôt que sur le sol jonché de cadavres.

Je réfrénai le désir brûlant de fouiller chaque maison à la recherche de survivants. Je les avais sentis mourir les uns après les autres. Pas un seul des miens n'avait survécu. Sauf ma mère, dont je sentais la présence palpiter dans un recoin de mon esprit. Je me déplaçai lentement de jardins en jardins. J'évitai soigneusement les allées principales.

À l'angle d'une cour intérieure, une colonne de marbre gisait au sol. Pétrifiée, j'osai à peine relever les yeux. Le Temple d'Isadora, le cœur du village, saccagé. Seules les plaques ornées des blasons des éléments étaient restées intactes. Les colonnes effondrées condamnaient l'accès aux salles de classes.

Je tressaillis. Le caveau de Tyris, situé sous le temple, avait été bâti à même le chêne ancestral, celui qui veillait sur la sylve depuis sa création. L'abri le plus sûr du village. Je contournai le temple en ruine, les doigts serrés fermement sur l'empennage de ma flèche. Les hautes herbes masquaient la seconde entrée du caveau. J'esquivai un bosquet, le cœur battant à tout rompre.

Là, un corps allongé dans l'herbe. Je m'avançai de quelques pas. Un haut-le cœur me retourna l'estomac. L'adolescent tailladé de toutes parts, était méconnaissable. L'arc abandonné à ses côtés, lui, je l'aurais reconnu entre mille. C'était celui que j'avais taillé pour mon frère. Je m'agenouillai au sol, prostrée, choquée.

Mes battements de cœur résonnaient au rythme des tambours qui martelaient mon esprit. J'inspirai par à-coup, à bout de souffle. Pas lui... Non, pitié pas lui ! Tirawan resta silencieuse. Doucement, une liane s'enroula autour de mon bras et me tira en arrière, loin de l'enfant. Elle me guida vers la bordure extérieure du village. Sonnée, je la suivis, la pointe de ma flèche dirigée vers le sol. Inutile.

Je reconnus la maison où j'avais grandi quelques secondes après que la liane m'eut lâché. Miraculeusement intacte, je poussai la porte et m'aventurai dans le salon. Le mobilier renversé et brisé maculait le sol de débris divers. Ce qui me ramena à l'instant présent fut la silhouette affalée contre le buffet, dont la poitrine se soulevait légèrement.

- Maman !

Je me précipitai à son chevet. Je glissai une main derrière sa nuque et la soulevait doucement pour la hisser sur mes genoux. Sa tête dodelina. Une tâche de sang colorait son abdomen, perforé comme celui de la sentinelle. Je sanglotai doucement, les nerfs épuisés.

D'une main, je caressai sa joue, la tapotai frénétiquement. Ma magie de la Terre se répandit dans mes veines, déferla dans le corps de ma mère. Elle s'emmagasina autour de sa blessure, incertaine. Je priai Isadora pour qu'elle fonctionne. La guérison n'avait jamais été mon point fort, mais je ne me remettrai jamais de sa mort.

Tout à coup, elle ouvrit les yeux. Deux iris chocolat croisèrent les miennes, brouillées de larmes. Sa main se leva difficilement pour se poser sur la mienne, elle s'y reprit à deux fois. Un tendre sourire étira ses lèvres blêmes.

- Ma chérie, murmura-t-elle.

L'odeur de soufre devenait insupportable. Je devais nous sortir de là maintenant. Ma mère interrompit mon élan.

- Non, Atalaya. C'est trop tard pour moi.

Une quinte de toux la secoua brutalement. Un filet de sang coula du coin de ses lèvres. Affolée, j'incitai ma magie à redoubler d'effort. Elle paraissait inefficace.

- Laya, tu devras être forte et ne jamais oublier d'où tu viens.

Je secouai la tête, incapable de prononcer un seul mot. Je suis arrivée bien trop tard.

- Tu dois me promettre une chose, mon ange. Tu trouveras refuge chez les Hommes. Promets-moi que tu iras te cacher là-bas, jusqu'à ce que l'heure soit venue !

J'acquiesçai vivement, mon front posé contre le sien.

- N'oublie pas que je t'aime, mon amour, gémit ma mère. Je t'aimerai toujours.

- Je t'aimerai jusqu'à la fin, maman, coassai-je. Je ne t'oublierai jamais.

Je pressai mes lèvres contre sa peau, elle sentait toujours la cannelle. Ma main pressa la sienne tandis que l'étreignis de toutes mes forces.

- Sois toujours prudente, ma fille. C'est toi qu'ils veulent.

Je me redressai légèrement.

- Qui ça, ils ? Maman ?

Elle papillonna des yeux. Ses longs cheveux blonds mêlés de terre paraissaient si terne. Sa peau dorée comme le soleil était blême, elle aussi.

- Ton père t'aimera toujours lui aussi, bafouilla-t-elle. Ma plus belle réussite...

Sa voix mourut dans un souffle. Je pressai sa main dans la mienne.

- Maman !

Mais elle ne me répondrait plus. Les paupières closes, son esprit s'en était retourné vers Isadora. Mon cri resta coincé au fond de ma gorge. Je contemplais celle que j'avais aimée le plus au monde, anéantie. Brisée par le chagrin, le corps secoué de sanglot ininterrompus, le temps défila, cruel et sans pitié.

Plus personne ne m'attendait désormais, ici, dans mon foyer, ma sylve. Une quinte de toux interrompit brusquement mes pleurs. L'atmosphère devenait irrespirable, saturée de cendre et de gaz toxique. Je me relevai fébrilement, le cœur en lambeau.

La fuite me tendait les bras, dès que j'aurais récupéré quelques affaires. Avant, je devais rendre hommage aux miens une ultime fois. Leur mort méritait d'être honorée. Jamais je n'oublierais leur sacrifice. Puis, je devrais laisser derrière moi ma terre, ma tante, ma mère et mon frère. L'avertissement de la sylve résonnerait longtemps dans mon esprit. Ils étaient à mes trousses.

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