Chapitre 9-2 Tant qu'il est encore temps
— Qui êtes-vous ? grondai-je
Pour toute réponse, il ouvrit un pan de sa cape où un lys azuré était dissimulé dans une poche. Mon lys. Je levai un regard méfiant vers mon sauveur inespéré.
— Vous étiez à l’Empyrée, hier soir ? m’enquis-je, sans que ce ne soit véritablement une question.
Il balaya mes interrogations de dos de la main.
— Fabian vous attend à la sortie de la ville avec vos montures.
Interloquée, je ne pus m’empêcher de ricaner.
— Décidément, c’est de famille cette manie de mépriser les autres !
— Excusez-moi de ne pas vous faire la conversation, mais j’ai cru comprendre que le temps vous était compté. Nous ferions mieux de ne pas trop en perdre, sourit-il, mutin.
Je relevai le menton, vexée par sa condescendance.
— Si vous souhaitez le savoir, oui, vous étiez sublime hier soir, ajouta le jeune homme au creux de mon oreille en me dépassant.
Je restai un instant immobile, surprise par son audace.
— Vous venez ? Je crois qu’il serait plus sûr de quitter les toits, non ?
— Je n’ai pas besoin de vous, répliquai-je. Je m’en sortirai toute seule.
— Oh, j’ai cru comprendre, en effet.
Son ton moqueur ne m’échappa pas, il ne fit qu’accroître mon agacement. Je le dépassai à mon tour et lui arrachai la torche des mains, des éclairs dans les yeux.
— Je connais bien mieux Resh que vous, qui que vous soyez. Donnez-moi ça.
Il ne rechigna pas et il s’enfonça à ma suite dans les couloirs de la maison de famille, visiblement déserte. Une maison secondaire, certainement. Je rejoignis l’escalier principal, descendis les marches quatre à quatre, avisai la cuisine et ouvris doucement la porte arrière de la bâtisse. Dehors, le silence régnait à nouveau. Je fronçai les sourcils, pas dupe. Ils nous attendaient quelque part. Je m’avançai dans la ruelle, plaquée contre le mur.
Brusquement, je m’immobilisai et levai une main impérieuse. Une ombre se découpait dans la clarté lunaire. Un mercenaire était dissimulé à la sortie de la ruelle. Je m’agenouillai silencieusement et me glissai dans son dos, la dague levée. La lame se ficha dans sa carotide dans un bruit mat tandis qu’un bâillon de glace étouffa son cri. Il s’effondra dans mes bras.
L’inconnu me délesta de mon fardeau, j’en profitai pour observer les alentours et repérer la muraille. Elle se trouvait à moins de cinq cent mètres. La vois la plus directe était la rue dans laquelle nous débouchions, elle menait tout droit à une porte d’entrée utilisée par la garnison de Resh.
Je fis signe à mon compagnon de s’approcher et lui désignai la porte qui se découpait sur la pierre taillée, au loin. Il acquiesça et pointa du doigt à son tour les multiples recoins obscurs qui parsemaient la rue. De multiples embuscades s’y trouvaient sûrement. Cependant, nous étions déjà pris au piège et nous étions si près du but.
Je lui adressai un regard déterminé, il soupira, résigné. Je lui tendis la main, prête à foncer. Il hésita, incertain, et un sourire en coin étira mes lèvres face à son désarroi. Il finit néanmoins par enserrer ma paume. Sa poigne était ferme et douce, sa peau rugueuse. J’armai ma magie et m’élançai à nouveau. Nous remontâmes la moitié de la rue à toute vitesse avant que la première flèche ne siffle à nos oreilles.
J’élevai alors un bouclier liquide autour de nous tandis que des mercenaires surgissaient de leur cachette, derrière et devant nous. Mon compagnon s’apprêtait à se battre, mais je resserrai ma poigne sans ralentir notre course. Des pics de glace s’échappèrent par dizaine du bouclier, emportés par les rafales, obligeant nos adversaires à s’écarter.
À mesure que nous dépassions les « ombres », une couche de givre recouvrit les pavés de la rue et les empêcha de se jeter à notre poursuite. Puis, la porte se dressa devant nous. J’actionnai la poignée, en vain. Elle était verrouillée. Je levai une paume auréolée d’un souffle de glace, mais le jeune homme abaissa mon bras.
— Laissez-moi faire, vous aurez besoin de votre magie plus tard.
Son ton impérieux me convainquit, bien que je ne saisisse pas bien comment il comptait forcer la porte de fer. Je reculai d’un pas. Il leva à son tour ses deux paumes, à présent rougeoyantes et propulsa un jet de flamme incandescentes contre le battant. La vague de chaleur me heurta de plein fouet tout comme son aura. Un Mage de Feu ! réalisai-je, hébétée. Un instant plus tard, un trou béant trouait l’obscurité là où se tenait la porte. Le Mage me tendit la main, légèrement essoufflé. Au lieu de la prendre, je reculai d’un pas, les yeux écarquillés.
Que venait-il faire là ? Savait-il qui j’étais depuis le début ? Se moquait-il de moi ? J’effectuai un nouveau pas en arrière, choquée. Grand mal m’en prit car les mercenaires avaient repris leur poursuite. Le Mage gronda, excédé et attrapa mon bras de force. Il se rua dans le couloir mal éclairé et se tapit contre le mur, tout en me maintenant contre lui. Une seconde lampée de flammes envahit le couloir et repoussa nos poursuivants à une centaine de mètres.
— Je crois vous avoir prouvé que je ne suis pas là pour vous tendre un piège, princesse, murmura-t-il contre ma pommette.
Sa main glissa sur ma joue, tandis que l’autre enserrait ma taille. Il sentait la cendre et la forêt, un mélange de musc et de résine. Son étreinte se desserra à mesure que les flammes mourraient sur les pavés. Une étrange sérénité balaya mes doutes.
— Ayez-confiance, vous ne vous y brûlerez pas les ailes, ajouta le mage, un sourire dans la voix.
J’inspirai profondément, puis m’écartai fermement, le masque relevé.
— Il vaudrait mieux, la morsure de la glace est pire encore.
Il dodelina de la tête.
— C’est une invitation ?
— C’est un avertissement, répliquai-je, amusée. Ne vous aventurez pas sur cette pente.
Je décrochai une torche du mur et m’engageai dans l’étroit couloir au pas de course, le mage sur les talons. Un escalier devait forcément mener au chemin de ronde. Je scrutai chaque intersection, en vain, mais le couloir s’inclinait. Il montait vers la surface. A la bifurcation suivante, j’aperçu un rai de lumière au bout du corridor.
Les mercenaires nous talonnaient de près, mais nous touchions au but. J’éteignis la torche et rasai les murs, méfiante. Nous n’avions croisé aucun soldat sur notre chemin. C’était anormal. Le changement de ronde aurait dû être déjà effectué. La lune devait briller dans le ciel pour que sa lumière éclaire la moitié du couloir. La tempête semblait être passée.
La bouche de sortie se dessinait dans notre champ de vision. J’accélérai la cadence, fébrile. Une silhouette s’avança soudain et se découpa sous le rayon de lune, nous bloquant le passage. Mon souffle se hacha. Une longue bure le recouvrait, je discernais un liseré plus foncé sur le pourtour du tissu. De longs cheveux lisses retombaient sur ses épaules menues. Un Draas. Mon compagnon se figea à mes côtés et banda ses jambes.
— Je vous attendais, Dame Corbel. J’ai bien cru avoir manqué votre départ.
— Elias Skörd, persiflai-je, comme c’est aimable de me rendre visite. Que me vaut l’honneur ?
Un silence désagréable s’installa. Pendant ce temps, la cavalcade se rapprochait inexorablement. Le Draas inclina la tête.
— Notre ami commun perd patience, il attend toujours votre réponse. Face à votre silence, il souhaite à présent vous rencontrer. Je suis ici pour vous conduire à lui.
Le sang déserta mon visage, mais je restai de marbre. La menace à peine voilée planait dans l’air, telle une chape de plomb.
— Vous pouvez avertir votre ami que je ne désire pas plus le rencontrer qu’entrer à son service, déclarai-je sèchement.
Le Draas ricana méchamment.
— Ne soyez pas stupide, voulez-vous. Il vous veut et il vous aura. Si vous n’obéissez pas, vous savez ce qu’il vous en coûtera.
Oui, il cherchera un moyen de pression et lorsqu’il l’aura trouvé, c’est Lay qui en paiera le prix. Pourtant, je ne pouvais pas me jeter dans la gueule du loup. Iman Wati allait me livrer à Leander.
— Vous ne m’aurez pas, susurrai-je d’une voix menaçante. Allez-vous-en, où vous regretterez de m’avoir défié.
Le Draas me jaugea longuement, puis il inclina le buste dans un salut solennel.
— Comme il vous plaira, Dame, vous êtes désormais prévenue.
Sur cet avertissement il rebroussa chemin et disparut dans l’obscurité. Le cœur battant, je scrutai le reste du corridor à présent désert.
— Il faudrait songer à y aller, princesse, intervint mon compagnon, un poil pressant. Ils arrivent.
Ce fut à cet instant que je m’aperçus que la muraille entière semblait silencieuse. Plus aucun bruit de pas, ni course. Les mercenaires semblaient s’être volatilisés. J’ouvris la bouche, mais le jeune homme apposa son index contre mes lèvres, m’intimant le silence.
Lorsqu’il fut certain que nous étions seuls, il se précipita jusqu’à l’échelle qui débouchait sur le chemin de ronde et fut avalé par la lumière. Je le rejoignis en quelques secondes. Le chemin de ronde, effectivement désert, serpentait tout autour de la ville. Les créneaux nous protégeaient jusqu’à la taille et dissimulaient notre présence si nous avancions à quatre pattes.
Le jeune homme en avait profité pour s’approcher du bord et contemplait l’intérieur de Resh. Le ton de sa voix suffit à m’alerter.
— Nous avons un problème. Il y avait des thessars à l’auberge ?
— Je ne crois pas, mais il est possible que l’averse de ce soir ne soit pas naturelle.
Je m’étais approchée à mon tour et me positionnai à côté du mage. En contrebas, une rangée de mercenaire était alignée face à la muraille. Au centre, une tache pourpre se tenait, les bras levés vers le ciel. Le Draas priait ? Non, il se passait autre chose.
Je laissai Dumë analyser à son tour la situation. Le constat tomba en même temps que la pression diminua drastiquement. J’avais déjà éprouvé les mêmes sensations. À Diell.
— Une bombe à air comprimé, murmurai-je précipitamment. Le Draas concentre la magie des autres pour faire exploser la muraille.
Il préférait visiblement me savoir morte que libre, où il espérait m’inciter à me rendre. Mon regard dévia sur le mage à mes côtés qui s’était tendu à l’extrême. Voilà à quoi étaient exposés ceux qui me venaient en aide.
— On va sauter ? Voilà qui est ironique pour un mage de Feu, railla-t-il.
Il s’éloigna aussitôt et se mit à courir le long du chemin. Je me ruai à sa suite, tout en sachant que si nous ne descendions pas maintenant, nous ne serions jamais assez loin. L’air s’alourdit subitement. Je me jetai sur le mage et le forçai à me regarder.
— Je vais nous faire descendre. Faites-moi confiance.
Tant pis pour ma couverture. Seule la Terre pouvait nous venir en aide. Je m’accroupis au bord de l’autre versant, posai ma main sur la pierre froide et fermai les yeux. Au même instant, les nuages s’amoncelèrent dans le ciel, couvrirent la lune et le vent se mit à siffler à mes oreilles. Je connaissais les signes.
— Couchez-vous !
Je plaquai le mage au sol, priant pour que la rafale ne nous envoie pas à bas de la muraille. Le vent survola les créneaux, j’attrapai le bras du mage, prête à nous ancrer au sol si besoin. Le souffle puissant s’abattit sur nos adversaires et désamorça la bombe dans un grondement sourd. Aussitôt le danger passé, je me relevai d’un bond et tirai mon compagnon à ma suite.
— Vous avez peur de me perdre ? me taquina le jeune homme
— C’est notre chance.
Nous atteignîmes l’escalier en quelques secondes. Je m’apprêtai à entamer la descente, lorsque le Sheioff me retint par l’épaule et me força à le regarder.
— Une minute, ma belle, c’était qui, cet allié providentiel ?
— Aucune idée, haussai-je les épaules. Je n’ai pas vraiment eu le temps de capter son aura. Toujours est-il que nous lui devons une fière chandelle. Alors suivez-moi et quittons cette…
Les derniers mots moururent sur mes lèvres asséchées par notre course poursuite. Au loin, légèrement à l’est du centre de Resh, une dense fumée noire s’élevait dans le ciel dégagé. Les flammes rougeoyaient sur les bâtiments autour de la place des Lys. Mon cœur s’affola tandis que le sang déserta mon visage.
Des flammes lampaient contre les murs, dévoraient tout sur leur passage. L’odeur âcre de la cendre saturait l’air et encrassait mes poumons. Je suffoquai, les larmes aux yeux. Ensevelie sous les souvenirs de mon visage en flamme, je m’égarai dans un cauchemar éveillé.
— Eh ! Que se passe-t-il ? me harcelait le mage de Feu, soucieux
— Non…non ! balbutiai-je, atterrée. Graham, Brett… non !
Les mercenaires avaient mis le feu à la taverne et ils allaient tout perdre.
Horrifiée, je me ruai vers le bord de la muraille, prête à redescendre dans la ville. Mon compagnon, qui avait saisi l’ampleur de la situation, me ceintura.
— Si vous retournez là-bas, vous ne ressortirez pas ! gronda le jeune homme
— Vous ne comprenez pas ! m’écriai-je, affolée. Je ne peux pas les laisser. Ils vont payer pour m’avoir aidé, je ne peux pas… pas encore.
Mon village entier avait déjà payé ce prix, de leur vie. Jamais je ne permettrai que quiconque ne subisse pareille épreuve. Pas pour moi. Plus jamais. Cependant, le mage de Feu ne paraissait pas de cet avis. Il encadra mon visage de ses mains chaudes et planta son regard dans le mien. Enfin, je ne distinguai toujours rien sous son capuchon d’encre.
— Je vais y aller. Sauvez-vous, princesse. Je vais les rejoindre et je les aiderai à reconstruire ce qu’il faudra. Je vous le promets.
Sidérée, je ne répondis pas immédiatement.
— Mais vous…, non, je…
— La question est réglée, princesse. Je ne vous ai pas escorté jusqu’ici pour que vous me faussiez compagnie pour un autre, ironisa le mage.
Sans relever la remarque, je plongeai une main dans une poche et utilisai un soupçon de magie de la Terre. J’en ressorti quelques objets que je déposai délicatement dans l’une de ses paumes. L’autre caressa négligemment ma pommette.
— Voici des graines à planter. Il faudra penser très fort au bâtiment que vous voulez construire. Et voici également un échantillon de terreau, Brett saura quoi en faire. De la part d’une Thessar de la Terre.
Le jeune homme me dévisagea un instant, un sourire en coin étira ses lèvres pleines.
— Alors voici venu le temps de nous dire adieu, princesse.
Il s’éloigna d’un pas et me salua théâtralement.
— Ce fut une rencontre très plaisante.
— Vous ne me ferez donc pas l’honneur de voir votre visage ? m’enquis-je, mutine.
— Cela casserait le charme, répliqua-t-il. Mais je suis certain que vous en aurez l’occasion, nous nous recroiserons.
Je lui adressai un sourire.
— Dans ce cas, vous garderez dans votre mémoire le seul nom de la princesse au lys. Merci pour tout.
Sur ces mots, je lui jetai un dernier regard puis fis volte-face et dévalai les escaliers, sereine.
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