Chapitre 61-2 Les Premières choisissent qui hérite de leur savoir
La Seina Reïsha fit son entrée au bout du pont qui menait de sa hîra à la place du village. Les rayons du soleil accrochaient le pourpre de sa robe pour en approfondir les ombres. Sa peau de porcelaine se parait de reflets dorés accentués par ses boucles rousses piquetées de perles d'or. Une cascade de flamme digne de la Première Eosyn. La Seina se démarquait des autres dryades par l'énergie qui semblait s'échapper d'elle à chacun de ses pas.
Les multiples manchettes et bracelets qui ornaient ses bras rappelaient les motifs de la sylve, agrémentés de plume comme cela semblait être la coutume. Myra portait elle aussi des accessoires semblables, accordés à sa robe verte pâle somptueuse. Je devais l'admettre, les dryades n'avaient rien à envier aux femmes de mon pays. Reïsha rejoignit l'esplanade d'une démarche mesurée, un sourire aux lèvres.
Les regards des dryades se rivèrent sur la hîra de la Seina. Les chuchotements se propageaient plus vite qu'un coup de vent. Reïsha n'en était pas l'objet. Derrière elle, Atalaya venait de poser le pied sur le pont de liane. Ma mâchoire se décrocha. Myra esquissa un sourire satisfait. La mage de la Terre avait déjà été apprêtée aussi pompeusement qu'une cheffe de clan. À Solanus et à Dishôn, notamment.
Là, ses vêtements ne tiraient pas à eux seuls la couverture. Son regard déterminé, ses lèvres légèrement courbées en un salut assuré et son port altier, captivaient l'attention plus que les mots de la Seina. Mes yeux détaillèrent avec attention la coupe audacieuse de sa robe qui dévoilait ses clavicules, la cambrure de son dos et la naissance de sa poitrine.
Un col en métal doré retenait le bustier recouvert de feuillage brodé. Elle ressemblait à l'allégorie du soleil couchant. Le bas de sa robe, plus pourpre que le sang, se colorait d'orange vif au creux de ses reins pour illuminer sa poitrine d'un bandeau doré. Ses paupières étaient recouvertes d'or liquide, alors qu'une tiare fleurie entrelacée dans ses cheveux d'ébène dévoilait ses mèches indigo.
Ses prunelles violettes, aussi étincelantes que des améthystes, se plantèrent dans les miennes un instant. Par le biais de notre lien, je discernais la force qui se dégageait de son esprit à cet instant. Son aura se déploya en corolle flamboyante autour d'elle. Des hoquets de stupeur retentirent sur l'esplanade. Je ne comprenais pas un traître mot de ceux échangés par les dryades. Elles paraissaient plus choquées, qu'irritées. Atalaya, elle, transpirait la sérénité et la volonté.
Devant moi se tenait L'Héritière des Mages de Feu et de la Terre. Pourtant, ma magie me susurrait à l'oreille que je me fourvoyais. Ce qui se jouait sous mes yeux revêtait bien plus d'importance que la présence d'une simple Héritière. Je jetai un coup d'œil à Myra, qui ne me quittait pas d'une semelle. Les yeux vissés sur Atalaya, sa mâchoire contractée témoignait de la tension qui l'habitait. Tension qui ne s'amenuisait pas. Les dés étaient visiblement jetés, mais la partie pas encore gagnée.
- Qu'est ce qui se dit ? me résolus-je à demander
- Elle porte la tenue d'intronisation d'une Seina, déclara-t-elle les dents serrées.
Je ne répliquai pas, surpris. Qu'est ce que ça signifiait ? Myra m'intima le silence d'un regard avant que je ne formule la moindre question. Reïsha posa le pied sur l'esplanade, le visage lisse de toute expression. Elle ne paraissait pas préoccupée par les réactions des dryades. Elle joignit les mains et attendit qu'Atalaya la rejoigne.
- Nous célébrons ce soir un Héliweyn.
Le silence drapa la foule dès que la voix de la Seina s'éleva. Le vent forcit. Il charriait des effluves d'épices et de papier. Je levai les yeux vers les séquoias géants, perplexe. Les lychaons pépiaient leur excitation, contraste saisissant avec la solennité des dryades. De la poussière s'entremêlait à l'air.
- Pour la première fois depuis des années, ce soir le cœur de l'Eldöryan battra à l'unisson avec le nôtre.
Myra retint son souffle, tendue comme un arc. Qu'avaient-elles bien pu traficoter avec sa Seina ? Celle-ci leva les bras vers le ciel, des filaments lumineux dansaient autour de ses bras. De la magie ? C'était impossible. À ses côtés, Atalaya restait de marbre.
- Sous l'autorité de Méelani, de Cuyan et d'Eliyen, déclama Reïsha, nous réclamons ce soir le sacre d'une nouvelle Seinarîn.
Un courant d'air chaud balaya les visages glacés par le choc. J'écarquillai les yeux, la mâchoire décrochée. Par les Premiers, mais qu'est-ce que cela signifiait ?
- En tant que Seina, voici ma requête à celles qui nous ont légué cette terre. Je requiers le titre de Seinarîn de Tirawan et d'Othien, en la personne d'Atalaya de Tirawan.
Reïsha conclut sa tirade par une main sur sa poitrine, l'autre bras tendu, paume levée vers la sylve. Les dryades échangeaient des regards incertains. Puis, petit à petit, la détermination s'implanta dans leurs prunelles colorées. Elles portèrent chacune les mains à leur poitrine, comme pour en tirer une offrande invisible. Puis, elles ouvrirent leurs mains jointes en direction d'Atalaya.
À ma droite, Myra les imita. Dans ses yeux brillait une lueur indéfinissable. Du coin de l'œil, je vis la veilÿn aux cheveux verts se dévisser la tête pour attirer mon attention. Elle m'indiqua les fleurs indigo du menton. Je lui adressai un clin d'œil complice. À moi de jouer.
Discrètement, j'agitai mes doigts. Ma magie agglutinée autour des pistils saisit le signal au vol. Elle s'empara de chaque grain de pollen phosphorescent et les libéra dans l'air. Tout autour de l'esplanade, des gerbes lumineuses jaillirent des fleurs aux pétales foncés. Elles s'élancèrent à l'assaut du ciel à un rythme régulier jusqu'à s'assembler en motifs immobiles, étincelants.
Myra apprécia du regard les lychaons lumineux, les lys aux cœurs pourpre en hommage à Laya, et même des plumes rayées. Quelqu'un m'avait un jour soufflé à l'oreille qu'elles étaient le symbole de Méelani.
- Bien joué, mage de Feu, murmura Myra d'un ton appréciateur.
Je captai le regard de la Seina qui acquiesça discrètement.
- Que l'Eldöryan entende nos requêtes.
Myra me tira par la manche pour nous rapprocher de ses sœurs. Elle me prit la main et tendit l'autre à une autre dryade. À ma gauche, l'une d'entre elle me dévisageait, paume ouverte. Je glissai ma main dans la sienne, non sans réticence. Quelques mètres devant, une touffe de cheveux ébène défiait les lois de la gravité. Lay avait lui aussi rejoint la fête.
Sitôt que toutes les mains liées unirent le village- même Laya et la Seina se trouvaient au milieu de la foule- un courant d'énergie traversa les corps. Il se diffusa sous ma peau comme une mélopée ancienne, gravée dans mes os. Myra avait les yeux clos, ses lèvres frémissaient sans qu'aucun son n'en sorte. Elle priait ?
Soudain, je sentis comme une présence autour de moi. Pas dans la foule, ni dans mon dos. Plutôt la sensation d'une force prodigieuse qui se penchait sur nous, minuscules ombres agglutinés sur ce plancher. Une intime conviction se fraya un chemin jusqu'à ma conscience. "Même si tu ne les vois pas, les Premières écoutent et entendent. Même les espoirs les plus fous."
Je relevai aussitôt la tête à la recherche de prunelles violettes, sans les trouver. Les mots d'Atalaya s'imprimèrent au plus profond de mon esprit. Je n'avais jamais cru en ces inepties. Pourtant, à cet instant précis, je percevais une faille ouverte aux portes de mon esprit. Hors de question de la franchir !
- Cesse de lutter, Rhee !
L'injonction me fit grincer des dents. Je détestais qu'on me force la main, mais le flux d'énergie qui serpentait à travers les dryades s'agitait. Et je savais que j'en étais la cause. Les moqueries de Fabian résonnaient dans ma mémoire comme de mauvais souvenirs.
"- Si tu crois encore aux Premiers, ne t'étonne pas de faire pipi au lit."
"- Tu ne feras jamais une bonne Sentinelle. Les prières, c'est bon pour les lâches."
"- Les Premières ne l'ont pas sauvé, Rhee. Elles sont enterrées avec leur livre. Il serait temps que tu fasses la différence entre l'histoire et la légende."
Les Premières n'avaient pas épargné mon père. Elles l'avaient laissé crever, comme un pion insignifiant. Lui, qui m'avait appris toute mon enfance à les respecter. À honorer Hélias et les anciennes coutumes. Lui, qui m'avait encouragé à m'intéresser à l'histoire de notre clan. Lui, qui m'avait supplié dans son dernier souffle de ne pas fermer mon esprit. De ne pas oublier.
Je crispai ma mâchoire à m'en faire mal, le ventre contracté par la colère. Aucune requête ne franchit le manteau d'amertume qui recouvrait mes pensées. Jamais encore je n'avais mis de mot sur ces regrets qui parsemaient ma mémoire.
- Lorsqu'aucune demande ne se formule, elles tirent la vérité jusqu'à elles.
Je cherchais à nouveau son regard. Un point d'ancrage auquel stabiliser le flux de mes pensées. Des souvenirs enfouis ressurgissaient en désordre. Là. Je la vis. La jeune femme me dévisageait, le visage serein. Une telle force se dégageait d'elle.
- Qu'est ce qu'il se passe ? coassai-je
- Tu dois accepter de les laisser te parler. Laisse tes désirs les plus profonds voguer vers elle. Qu'ils soient tissés d'espoir ou de haine.
- Tu as vu...
Un léger sourire étira le coin de ses lèvres.
- Nous sommes liés. Je ne te demande pas de les prier. Ma requête, je l'ai déjà formulée. Je viens de leur céder ma vie en échange de leur soutien. Non, je n'ai pas voyagé dans ta tête. Tes mots, je les entendrais lorsque tu le désireras.
Je ne répondis rien, mais une vague de gratitude gifla ma méfiance. Les Premières avaient volontairement gratté ma mémoire pour en extraire ma colère. Soit, je la leur cédais volontiers. J'ancrai une dernière fois mon regard dans celui de la jeune femme que j'avais embrassé quelques heures plus tôt.
Celle qui me souriait à présent venait de tirer les rênes de sa vie sur un chemin dangereux. Le chemin du pouvoir. Elle réclamait aux Premières le titre qu'elle avait perdu. À moi, elle implorait ma confiance, ma loyauté. Le choix s'imposa comme une évidence.
Je vidai mon esprit et m'abandonnai à cette présence qui s'engouffra dans la faille. Aussi légère qu'un courant d'air. L'espace d'un instant, je perçus l'énergie qui circulait dans tous les corps. Elle palpitait de plus en plus fort. Soudain, une lumière vive rompit la transe qui nous avait saisis. Sur la poitrine d'Atalaya, un halo écarlate grandissait. Un frisson d'horreur me traversa, un hurlement bloqué dans ma gorge.
- Ce n'est pas du sang, me rassura aussitôt Myra, pourtant pas plus détendue.
Le halo se déforma pour tracer les contours d'une fleur aux pétales pourpres si foncés qu'ils tiraient sur le prune. Son cœur cuivré vacillait au rythme du vent qui fouettait nos visages. Laya rejeta sa tête en arrière et prit une grande goulée d'air. Notre lien flamba. Électrisa chaque parcelle de ma peau.
Les mains se délièrent. Les regards convergés vers la jeune femme attendaient. Puis, elle rouvrit les yeux. Ces mêmes prunelles violettes qui avaient capturé ma volonté pour la guider vers le chemin qu'elle avait tracé pour moi. La fleur sur son buste se dissipa dans le vent. Le silence retomba comme un soufflet.
- Les Premières ont répondu à notre appel, s'écria la Seina. Atalaya de Tirawan porte désormais le titre de Seinarîn.
Les sifflements suivirent les pépiements des lychaons. Les dryades acclamèrent la mage de la Terre comme l'une des leurs. Myra souriait franchement. Envolée, la tension dans ses épaules.
- Pourquoi tout ce protocole ? fis-je remarquer. Une simple couronne de feuille aurait suffit.
Elle me jeta un regard lourd de sens.
- Ce n'est pas son titre qui importe, mais ce qui va avec. Sans ça, vous n'atteindrez jamais les montagnes à temps.
Je fronçai les sourcils, dérouté. Quel rapport cette cérémonie avait avec notre destination ?
- Tu auras tout le temps de l'interroger, cœur de flamme, vous avez la soirée pour vous, ricana la caelyn.
Elle disparut dans la foule sans plus d'explications.
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