Chapitre 61-1 Les Premières choisissent qui hérite de leur savoir

— Il faut aligner les corolles d'amaryllées. Les plateaux de liqueur seront posés sur les pistils.

La dryade aux cheveux turquoise acquiesça vivement. Elle s'empressa de déplacer les fleurs avec un léger flux d'énergie, tandis que Myra dispensait d'autres instructions. Les crudités seraient apportées aux derniers moments.

— Regarde devant toi, mage de Feu ! rouspéta vertement la dryade devant moi

La veilÿn à la tignasse verte me toisa avec dépit. Je venais de manquer de faucher une de ses sœurs avec l'imposant tronc d'arbre que nous transportions. Il fallait dire qu'il pesait un vône mort aussi ! Je levai les yeux au ciel sans prendre la peine de répondre.

Elle m'indiqua l'opposé de l'esplanade du menton. Je grognai sous l'effort sous son regard moqueur. Elle avait des bras en acier ou quoi ? Pas une goutte de sueur ne brillait sur son front vert pâle. Nous traversâmes la place à pas lents, avant d'enfin déposer notre chargement à distance égale du neuvième. Je me frottai les mains avec soulagement et inspirai un bon coup.

La luminosité faiblissait à vue d'œil. Une trentaine de dryade s'affairait depuis le début de journée pour préparer la cérémonie dont personne n'avait daigné me donner le moindre détail. Les tronçons de tronc que j'avais déplacé avec la veilÿn délimitaient le pourtour de l'esplanade. Ils accueilleraient les plateaux de nourriture d'ici moins d'une heure.

La place se situait derrière la hîra de la Seina. Trois ponts de liane y menaient. Le premier donnait directement accès à la cabane principale. Le second aux serres et le troisième à un tronc plus large que les autres et percé d'alcôves. Le lieu de vie des lychaons, très certainement. Mon instinct me soufflait pourtant que cet endroit était celui le mieux gardé du village. Les dryades m'avaient bien fait comprendre que le simple fait de mettre le pied sur cette esplanade tenait du miracle.

Ce n'était pas un plancher sous nos pieds. Plutôt un enchevêtrement de branches aplaties recouvert d'une mousse brune à l'aspect lisse. Impossible de glisser, mais nul besoin de chaussures. D'ailleurs, les dryades se déplaçaient exclusivement pieds nus.

De loin, j'observais le va-et-vient de celles qui n'étaient pas réquisitionnées pour les préparatifs. Elles avaient revêtu leurs tenues les plus élégantes, j'en mettais ma main à couper. Des robes en voiles quasi transparentes, simplement doublées d'un haut en satin et fendues jusqu'à mi-cuisse. Fabian en aurait fait une attaque.

Je ricanai tout bas. Il me maudirait pour les dix prochaines années s'il savait ce qu'il allait louper. Pour ma part, je tentais seulement d'imaginer ce que porterait Laya. Si c'était à l'image des dryades que j'avais sous mes yeux, ils allaient se régaler du spectacle.

— Te rince pas trop l'œil, mage de Feu, me tança soudain une voix hilare. Tu risques de t'en mordre les doigts.

Je haussai un sourcil crâneur à l'intention de la caelyn. Elle s'avança d'un pas rapide. Elle non plus, ne paraissait pas fatiguée outre-mesure. Elle s'appuya nonchalamment sur mon épaule.

— Tu serais surpris de voir qu'elles n'auront aucune pitié pour te remettre à ta place si tu les importunes, ricana-t-elle.

— Ne t'en fais pas trop, elles ne seront pas l'objet de mon intérêt, ce soir, répliquai-je sur le même ton.

Un blanc s'ensuivit. Myra se recula pour me faire face. Son sourire s'agrandit, de taquin il se fit carnassier. Je réprimai une grimace agacée. J'avais mordu à l'hameçon comme un idiot.

— Non, vraiment ? singea-t-elle, faussement surprise. Y aurait-il quelqu'un ce soir qui te ferait tourner de l'œil ?

Elle prit un air outré. Quelques-unes de ses sœurs nous jetèrent des regards amusés.

— Ça suffit, grondai-je.

Elle haussa un sourcil provocateur.

— Le mage de Feu aurait-il peur de dévoiler le nom de celle qui fait brûler son cœur ? Pourtant, elle doit déjà être au courant, non ? Une petite balade en solitaire est idéale pour déclarer sa flamme.

— Myra…

Cette-fois, elle éclata franchement de rire. D'autres dryades gloussèrent à leur tour. Je pinçai les lèvres. Elle commençait à pousser le bouchon un peu loin. Heureusement que Lay n'était pas dans le coin, le morpion en aurait pas loupé une.

— Ça ne marche pas avec moi, mage de Feu. Tu ne me fais pas peur, nargua la caelyn. Par contre, j'ignorais qu'à force de trop griller de l'intérieur, c'est votre petit cœur qui fond au premier regard.

Je m'étranglai de rage, les poings serrés. Myra secoua la tête avant d'agiter la main en guise d'excuse.

— C'est bon, détends-toi. Tu vas littéralement t'enflammer. Hors de question que t'abîme le moindre pétale d'amaryllée. 

— Tu te moques de moi ? sifflai-je. Je sais me contenir, moi.

Elle sourit, toute moquerie désertée de ses prunelles rosées.

— Tout à fait, tu as un sang froid absolument remarquable. Il fallait bien que je m'en assure.

Elle se rapprocha d'un bond félin, tandis que je luttai pour ne pas bouger d'un pouce. Rester immobile était la meilleure défense.

— Tu as peut-être conquis son cœur, Rhee, mais le mien est loin d'être clément, susurra-t-elle. Je t'ai dit que tu devrais me prouver ta valeur, considère que tu viens de remporter la première manche.

Elle me jeta un regard acéré teinté de satisfaction. Myra venait de me provoquer uniquement pour tester ma réaction. J'esquissai un sourire désabusé et me raclai la gorge.

— Considère que tu viens d'acquérir ma méfiance, répliquai-je en croisant les bras.

Elle m'imita avec une moue plus détendue.

— Cette soirée est d'une importance capitale. Pour elle comme pour toi.

Ses yeux se perdirent dans la contemplation de la sylve. Le silence s'installa un instant. Elle le coupa par un soupir las. Je notais pour la première fois ses épaules légèrement voûtées, ses doigts tremblants. Elle était préoccupée.

— Il te suffisait de me poser la question si tu voulais être sûre que mon épaule soit assez solide pour la soutenir.

Myra ne me jeta pas même un coup d'œil. Elle se contenta de redresser sa posture.

— Qu'est-ce qui te tracasse ? insistai-je, méfiant. La cérémonie ? Ou la missive de Lysandraël ?

Ses sourcils s'arquèrent.

— Aucun des deux, murmura-t-elle.
Elle leva les yeux vers le ciel, teinté de rouge aussi vif que les prunelles de leur Seina.

— Riv n'est pas revenu.

Myra inspira à nouveau, comme pour camoufler l'angoisse attachée à ses mots.

— Il ne devrait plus tarder, estimai-je. Si Daisyel a atteint les montagnes, il en avait pour au moins une journée de vol.

— Les courants de l'Eldöryan l'ont porté une partie du trajet.

— Donc, il ne devrait plus tarder.

Elle ne répliqua pas, mais son inquiétude ne se dissipa pas pour autant. Daisyel avait une côte bien élevée, selon moi.

— Tu connaissais bien Daisyel, n'est-ce pas ? C'est pour lui que tu t'inquiètes, plus que pour son oiseau.

Elle haussa les épaules avec indifférence.

— Pas autant que Laya, mais suffisamment pour avoir pleuré sa mort.

Myra mentait. De la courbe crispée de ses lèvres au plissement de ses paupières. Daisyel n'était pas son frère, certainement plus qu'un ami. Elle avait été le rocher d’Atalaya quand personne n'avait séché ses larmes, à elle.

— Va te préparer, l’enjoignis-je. Je vais l'attendre. Tu seras la première avertie.

Elle s’obstina encore quelques secondes, avant de décroiser ses bras avec un nouveau soupir.

— Assure-toi que Riv ne soit pas blessé. Il ira se reposer à l’Arbre-Nid. Demande à une veilÿn de lui porter eau et nourriture.

Elle s’éloigna en direction de sa hîra sans s’assurer d'une réponse. Étrange, venant d'elle. Myra devait véritablement être inquiète. Sitôt qu'elle quitta l'esplanade, je proposais mon aide à la veilÿn aux cheveux verts. Autant se rendre utile, puisque j'étais coincé ici. Elle déclina pourtant, sans animosité pour une fois. Alors, je m'adossais à une des souches et sortis mon couteau et la sculpture miniature que je transportais partout. Plus que quelques heures de travail et elle serait parfaite.

Presqu'une heure s'écoula sans que la pyrie ne pointe le bout de son bec. Les lychaons agglutinés dans les arbres bruissaient des ailes trop fort pour distinguer ceux de l’oiseau du soleil, dans tous les cas. Lorsque le soleil fut assez bas sur l'horizon dissimulé par la cime des arbres, ses rayons cramoisi balayèrent la sylve. Les dryades relayèrent le signal à chaque extrémité du village.

— Tu veux toujours te rendre utile, mage de Feu ? m'apostropha la veilÿn verte.

Je rangeai ma lame et le morceau de bois dans ma poche, avant de me relever d'un bond souple.

— Vous avez besoin d'un feu pour vous réchauffer ? la taquinai-je

Elle souleva un sourcil hautain.

— Ta Lumière suffira.

— Ma Lumière ?

— Je ne parle pas de ta vivacité d'esprit, ricana-t-elle. On serait allé chercher ailleurs sinon.

— Si vous avez besoin de moi pour allumer une lampe, vous ne devez pas beaucoup vous servir de la vôtre, persiflai-je.

Elle haussa les épaules d'un air indifférent.

— Si ta magie est aussi réactive que ta langue, ça devrait suffire.

Elle esquissa un sourire teinté de défi.

— Qu'est ce que je dois faire ?

— Allumer les lampes, comme tu l'as si brillamment deviné. Assure-toi juste que le spectacle en vaille la peine. Pour la Seina.

La veilÿn me jeta un regard condescendant avant de rejoindre ses sœurs. Elle prit la peine de m'indiquer toutefois lesdites lampes. Il s'agissait de fleurs géantes, au pistil luminescent. S'il suffisait d'amplifier leur éclat, c'était un jeu d'enfant. Pas assez spectaculaire, cependant. Je n'avais pas l'instinct d'Atalaya, mais je possédais la pratique.

Je laissais ma magie se disperser au-dessus de chaque fleur, l'une après l'autre, sans me formaliser des œillades muqueuses des dryades. Elles possédaient visiblement quelques griefs contre les mages de Feu. Les tiges se dressaient jusqu'à trois mètres au-dessus du sol, avec trois ou quatre fleurs accrochées. Elles voulaient du spectacle, elles allaient être servies. À l'instant où je rappelai ma magie à moi, une voix familière m'interpella.

— Jure-moi que tu n'as pas fait de bêtises, me tança Myra en s'approchant.

Au lieu de répliquer, je sifflai d'un air exagérément appréciateur. Elle grimaça.

— Dis donc, tu as un cœur à arracher ce soir ? Je te préviens, Lay est trop jeune pour toi.

Elle me toisa sévèrement, bras croisés sur la poitrine. Les anneaux d'or qui ceignaient ses épaules tintèrent. Myra attendait visiblement une réponse à sa question. Je levai les yeux au ciel, faussement agacé.

— Comment peux-tu douter de mon autodiscipline ?

Je portais une main sur mon buste, les yeux écarquillés. La dryade n'était pas dupe, mais un sourire releva le coin de ses lèvres.

— Lorsque je l’entendrai de la bouche de Laya.

— Eh bien tu n'auras qu'à lui poser la question ce soir, conclus-je.

Elle secoua la tête, avant de scruter le ciel. Son sourire s'effaça d'un coup de déception.

— Il n'est pas encore revenu, lui confirmai-je.

— J'avais remarqué.

Ce que je notai également, ce furent ses cernes camouflés tout juste par une couche de maquillage. Que fabriquait Myra pour être aussi éreintée ? Je soupçonnais que ce ne soit pas étranger aux questions que m'avait posées la Seina plus tôt dans la journée. J'ouvris la bouche pour l'interroger lorsque le martèlement des tambours me coupa le sifflet. Des murmures parcoururent la foule amassée sur l'esplanade.

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