Chapitre 60 Le sang d'Isadora sera ton guide
Riv avait pris son envol après avoir frotté vigoureusement son bec contre ma pommette. Il n'était pas ravi de repartir. Il craignait qu'il ne m'arrive malheur avant qu'il ne nous ait rejoints. Je lui avais donné rendez-vous dans les montagnes. À l'entrée du Sentier des Arpenteurs.
J'espérais que ma missive parviendrait à Daisyel. Je me mordais les doigts à l'idée de lui avoir causé tant d'inquiétude. Les rôles auraient été inversés, je n'aurais pas tenu plus de quelques heures avant de le rejoindre. Tant pis pour le plan.
Je soupirai une nouvelle fois. Il me tardait de retrouver Daisyel. Sa présence me manquait. J'avais si peur qu'il soit démasqué. Léander était-il dans les montagnes ? Était-il en route pour tuer mon père ? Ma poitrine se comprima. Papa… La dernière fois que je l'avais vu, c'était le jour où mon clan avait été décimé.
J'effleurai la fleur d'argent du bout de l'index. Elle ornait le peigne offert par ma mère il y avait près de dix ans. Un présent que je rattachais davantage au souvenir de mon père. C'était lui qui le piquait dans mes cheveux, chaque fois que je sortais de notre cabane. À l'époque, il refusait que je mette le pieds dehors sans surveillance.
Ce qui ne m'avait jamais empêché de fausser compagnie à mes gardiens, des Sentinelles la plupart du temps. Comme je le ferais avec ma tante des années plus tard. Je me souvins qu'un garçon de mon âge m'accompagnait souvent en cachette. C'était lui qui avait sculpté une flûte dans du bois blanc pour moi. Un sourire fleurit sur mes lèvres.
J'aurais été curieuse de savoir ce qu'était devenu ce garçon. Je ne me rappelais pas son nom. Me l'avait-il seulement donné ? Un mage de Feu couvait le mystère comme une poule, son œuf. Je reposais le peigne à regret. Le passé importait peu, désormais. J'avais une guerre à mener. Enfin, c'était le chemin que je devinais prendre forme sous mes pas.
Je vérifiai d'un coup d'œil que pas une arme ne manquait à l'appel. Les dryades avaient déposé l'ensemble de mes affaires dans ma hîren à ma demande. La suite n'avait pas bougé d'une nervure. La Seina Reïsha l'avait faite nettoyée. Elle sentait la sève et l'héléniel. Les peintures ocre recouvraient les branches, intactes. Dans mon dos, le rideau de lierre bruissa.
— Es-tu prête ?
La Seina Reïsha s'immobilisa au seuil de la hîren. Je délaissai le silence des lieux pour lui adresser un sourire. Il n'atteignit pas mes prunelles, mais ma sincérité comblerait mon manque de jovialité.
— Je n'ai pas le choix, murmurai-je.
Cette fois, elle s'avança. Ses mains saisirent les miennes. Elle plissa ses lèvres, avant de soupirer. D'un geste, elle m'attira contre elle. Je lui rendis son étreinte avec un brin de retard, surprise.
— Je sais bien que je ne remplacerai pas ta mère, shēeni, mais je suis là pour toi. Laya, que se passe-t-il ?
Un battement de cil, je fus tentée de feindre l'ignorance. Mon cœur se serra. Les mots de Rhee ricochèrent dans ma mémoire. À trop vouloir protéger mes proches, je me perdais sur la voie de la bêtise. Qui pouvait me donner meilleurs conseils que Reïsha ? J'avais manqué de temps pour épancher mes craintes et mes interrogations à Had’. Je ne devais pas gâcher plus de temps avec Reïsha.
— Je suis perdue, murmurai-je.
La dryade m'écarta doucement. Elle papillonna des paupières. Ses iris bordeaux me toisèrent avec sollicitude. Sa dureté apparente s'envolait dès que nous nous retrouvions seules. Souvent, Myra était présente. Ce soir, elle s'affairait aux préparatifs de la cérémonie.
À travers les rideaux en soie de belladoris, les rayons du soleil déclinant baignaient la pièce d'une lueur mordorée. Ils transportaient dans leur sillage une traînée de poussière d'or. Reïsha m'entraîna sur une banquette en mousse végétale. La proximité du végétal apaisa un tantinet mes angoisses.
— Je serais étonnée du contraire, shēeni, murmura la Seina d'une voix calme.
Ses doigts ornés de bagues en tiges vernies pianotaient sur l'assise moelleuse en silence. Reïsha choisissait toujours ses mots avec soin. Par souci de répondre au plus juste, de ne pas froisser. Ce qui ne limitait pas sa franchise pour autant.
— Je t'ai déjà interrogée au sujet de l'Obscurité. Tu as été honnête, mais il y a autre chose qui te tracasse. Peut-être même plusieurs. Arrête-moi si je me trompe.
Elle ficha ses pupilles dans les miennes et croisa les mains sur ses genoux. Le voile de sa robe fendue jusqu'à mi-cuisse dévoila ses jambes finement dessinées. Sa grâce se démarquait avec les années. J'acquiesçai, soulagée qu'elle me décharge du fardeau de verbaliser le poids qui pesait sur mes épaules depuis si longtemps.
— Il y a quelques semaines, tu étais une Héritière en fuite, seule et brisée. Maintenant, tu découvres que ton père n'a jamais cessé de veiller sur toi. Il t'a envoyé Rhee à sa place, en sachant pertinemment que vous étiez faits pour vous entendre. Pourquoi vous a-t-il abandonnées, toi et Callie ? Quel secret t'ont-ils caché ? Je gage que les réponses viendront.
Je pinçai les lèvres sans pour autant la contredire. Reïsha n'aimait pas qu'on l'interrompe. Je refusais de croire que mon père avait choisi Rhee délibérément, mais la Seina l'avait connu. Peut-être même mieux que moi.
— Maintenant, tu te retrouves au milieu d'une guerre sans savoir où est ta place. Dois-tu prendre celle de l'Héritière auprès des mages de Feu ? Comment trouver l'équilibre avec la Terre ?
À chacune des interrogations qu'elle énumérait, le vide de leur réponse s’échappait de mon esprit. Comme si le simple fait de les formuler effaçait leur importance.
— Léander t’a choisi comme adversaire, poursuivit la Seina, implacable. Pourquoi ? Peux-tu seulement t’opposer à l’obscurité ? Avec quels alliés ? Tu es seule, sans peuple, au milieu de pays à la politique bien huilée. Que peux-tu faire pour t'immiscer dans l'équation ?
Un parfum de fruit confit parvint à mes narines. Les braseros venaient d'être allumés. Reïsha serait attendue d'ici une petite heure. Et je n'avais pas fini de me préparer. Mon amie attendait pourtant une réponse de ma part. Je réprimai un soupir et ramenai mes jambes contre moi.
— Il n'y a pas que ça, avouais-je.
Reïsha souleva un sourire amusé.
— Je trouvais pourtant que cela était suffisant.
— Isadora m'a parlé, avouai-je d'un filet de voix. À Tirawan. Hélias et Irawan aussi. Et il y avait un autre Premier, que je n'ai pas reconnu. Les archives de mon clan ont été brûlées, où vais-je trouver des réponses ?
La Seina blêmit d'un ton, mais ses lèvres restèrent scellées. Elle esquissa plutôt un fin sourire. Je devinais une faille dans la carapace.
— Je gage que tu les trouveras bientôt à Cyllandîr. Ce n'est pourtant pas une surprise, non ?
Ainsi donc, elle était au courant. Ce fut à mon tour de perdre des couleurs.
— Enfin, shēeni, tout ce qui se passe sur mes terres est sous mon contrôle, ricana-t-elle. Tu sais bien que je n'en ignore rien.
— Myra…
Elle me coupa d'un geste de la main. Ferme et gracieuse.
— Les manigances de la Seinarîn sont de coutumes ces derniers temps.
Un rictus dessina un voile d'amertume sur son visage.
— Si elle consentait à ne plus taire la vérité, elle creuserait moins profond la tombe des secrets de l'Eldöryan. Plus le temps passe, plus difficile sera l'instant où ils éclateront au grand jour.
Je cillai, surprise. Dans mes souvenirs, Reïsha n'avait jamais pris part aux querelles politiques des Seinars du Sud. Ses consœurs penchaient chacune pour où contre l'autorité de la Seinarîn. Reïsha me jeta un coup d'œil taquin.
— Je ne te l'ai jamais dit. Lysandraël et moi avons éclos le même printemps. Nos maiorîn ont fusionné certains de nos enseignements. J'ai grandi à Cyllandîr, avant même que Lysandraël soit pressentie pour devenir la prochaine Seinarîn.
Son sourire se fana sur les bords. Comme une fleur avant de se flétrir. Les regrets teintaient parfois le passé sans parvenir à éclipser les souvenirs heureux.
— Dès qu'elle l'a appris, elle n'a plus jamais été la même. Elle porte depuis lors un fardeau qui ressemble au tien. Celui du silence. Des mots qu'elle doit réprimer. Des vérités tues depuis des siècles.
Ses ongles s'enfoncèrent dans la mousse. Le seul signe de sa frustration. Elle dévia son regard vers la forêt qui s'endormait derrière les rideaux. Le vent d'été tiédissait tout juste.
— Je pourrais répondre à tes questions, à la plupart du moins. Ce n'est pourtant pas mon rôle.
La main de mon amie se posa soudain sur mon genou. Je reportai mon attention sur elle, pendue à ses lèvres.
— Parce que le plus important, c'est que ton cœur s’accorde à tes désirs, déclara-t-elle. À tes choix et ceux qui te construisent. Que veux-tu, Laya ? Au plus profond de toi, que désires-tu ?
— Je veux la paix, soufflai-je.
Un murmure emporté par la brise jusqu'aux oreilles de la Seina. Il s'était envolé d'un battement de cœur. Ces mots, ils s'enracinaient dans le silence, flottant comme les porte-drapeaux de ce que je retenais depuis toutes ces semaines. Je pinçai les lèvres. Inutile de braver l'évidence.
— Je ne veux plus vivre cachée, poursuivie. Je veux pouvoir pleurer les miens. M'accrocher au passé pour sauver ce qu'il en reste, poursuivis-je d'une voix étranglée.
Reïsha me couva d'une tendresse toute maternelle, sans pour autant m'interrompre. Il fallait que ça sorte, par des cris, des pleurs ou des mots. Elle serait là pour me relever.
— Je n'ai pas envie de me battre pour sauver des centaines de vies. Pas envie de me sacrifier, d'enterrer les regrets pour affronter l'avenir. Je ne veux pas être le pantin d'un chemin tracé par quelqu'un d'autre.
La dryade effleura ma pommette du dos de sa main. Elle esquissa un sourire compatissant. Hocha la tête.
— Tu as conscience que la paix nous échappe, Laya ? À chaque coucher de soleil, son aura s'affaiblit. La guerre l'a défiée et nous n'y pouvons rien.
— Alors quel choix reste-t-il ? protestai-je
— Nous battre pour la protéger, cette paix.
Cela lui semblait chose aisée. Je ne pouvais pas plus me tromper. Son regard se durcit. Ses doigts se refermèrent sur mon menton.
— Tu as le choix de tourner le dos aux Premières. D’ignorer leurs imprécations. Tu n'es pas leur élue, ni le pantin d'une destinée. Tu as raison.
Une décharge d’énergie affola les battements de mon cœur. Elle serpenta le long de mes bras, crépita dans l'air. Reïsha appelait rarement l’Eldöryan. Sauf pour punir ou enseigner.
— Pourtant, tu oublies une chose. Les Premières se sont sacrifiées pour libérer leur peuple du fléau de l’obscurité. Elles ont fait couler leur sang et ont payé le prix fort. Nous sommes ici aujourd'hui grâce à elles.
— Et nous les vénérons. Nous honorons leur mémoire.
Reïsha secoua la tête. Les breloques en or piquées dans ses cheveux tintèrent.
— Tu crois que des prières chasseront l’obscurité ? Le sang des Premières n'a pas suffi, il y a des siècles. Que pouvons-nous opposer aujourd'hui ?
Je soutins le regard carmin de la Seina sans broncher. Je ne parvenais pas à deviner sa position. Une lueur rieuse traversa ses prunelles, comme si elle avait saisi ma pensée au vol.
— Ce que je pense n’importe pas, Laya.
Elle me libéra de sa prise, un soupir s’échappa de mes lèvres. Je n'avais jamais craint Reïsha, mais le message silencieux qui se tissait dans la conversation m'alarmait. Elle inspira brièvement, hésitation qui conforta mes doutes. Elle prit mes mains dans les siennes, un geste qui aurait dû se montrer rassurant.
— C'est Lysandraël qui t'a dévoilé quelque chose, c'est ça ? hasardai-je
Elle secoua la tête en signe de dénégation.
— Non, il s'agit d'une chose que je souhaite seulement que tu comprennes. Si Isadora t'a parlé, ce n'est pas parce qu'elle t'a choisie. Elle l'a fait parce qu'elle t'estimait prête à l'écouter. Parce qu'elle t'estimait digne d'entendre ses paroles.
Une lumière nouvelle éclaira soudain mes réflexions.
— Elle me laisse le choix, compris-je.
Reïsha acquiesça, un sourire en coin.
— Tu es la seule à décider de ton avenir. Si tu souhaites protéger ceux qui te sont chers, tu n'auras d'autres choix que d'embrasser celle que tu es.
Je cillai, troublée.
— Celle que je suis ? répétai-je
La dryade pressa ses doigts sur mon buste.
— Celle que tu es, ici. Une enfant d'Isadora et d'Hélias. Une fille d'Irawan. L'Héritière des Tamar et des Sheioff. Celle de la Terre, de la Lumière et du Feu. Le sang des Premières et des Premiers coule dans tes veines. Il est porteur d'un héritage que tu peux choisir de découvrir ou d'ignorer.
Ses mots ricochèrent contre les parois de mon esprit comme un mantra qu'il ne voulait plus jamais oublier. Une devise dont il désirait hisser les couleurs. La crainte n'avait pas sa place ici. Reïsha ne me promettait pas un avenir radieux, mais elle me guidait sur les chemins qui s'offraient à moi. Celui de l'oubli et de l'ignorance. Ou celui de l'acceptation et d'une deuxième chance.
— Quoi que tu décides, Laya, tu ne seras jamais seule. Tu n'as plus besoin qu'on te tienne la main, mais tu n'affronteras pas l'avenir sans une épaule sur laquelle te reposer.
— Reïsha…, coassai-je, émue.
— Que choisis-tu, Atalaya ?
Je portais la main à mon pendentif par instinct. Il se réchauffa au contact de ma peau. Dumë ronronna dans les profondeurs de mon esprit. Contre ma hanche, la perle de mon frère reposait. Inerte, je savais qu'elle ne le resterait pas longtemps.
J'avais confié le livre du Temple Méelanien à Myra, après lui avoir montré le tableau d'Irawan. Quels mystères dissimulait ce talisman ? Pourquoi était-il en ma possession aujourd'hui ? Comment étaient véritablement tombées les Premières ?
— La vie m'a confié une étoile et une flamme qui ont rallumé l'espoir en moi. Je veux que jamais leur lumière ne s'éteigne. Si je dois écouter Isadora pour ça, je le ferais.
La conviction brûla dans ma poitrine. Elle trouva son reflet ardent dans les prunelles de la Seina. Elle esquissa un sourire fier. Je saisis ses épaules d'un geste ferme. La reconnaissance débordait de mon cœur sans que je parvienne à la lui transmettre. Alors, je la serrai dans mes bras, de toutes mes forces. Reïsha me rendit mon étreinte avec un rire léger.
— Callie serait fière de toi, me murmura-t-elle au creux de l'oreille.
Je resserrai mes bras autour de son cou, la gorge serrée.
— Je ne peux pas combler ton chagrin, shēeni, mais mes bras te seront toujours ouverts. Tu peux déposer tes craintes sur mon dos et verser tes larmes sur mon épaule. Je serais toujours là, Laya, peu importe quand et pourquoi. Grave ces mots sur ton cœur et murmure-les lorsque ta douleur sera trop lourde à porter. Je t’écouterai et je te répondrai.
— Merci, Reïsha, chuchotai-je du bout des lèvres. Merci. Ish’amaën.
Elle m'écarta doucement, la tendresse seyait son visage d'une lumière qui réchauffait la pièce. Elle s'empara de ma paume pour la presser contre son cœur.
— Ish’amaën, sourit la Seina.
Un rayon crépusculaire tamisa soudain la hîren d'une lumière rosée. Le vent bruissa dans les feuilles des séquoias. Les battements d'ailes des Lychaons emplirent nos oreilles d'une mélopée chuchotée à travers la sylve. Il était temps pour Reïsha de reprendre son rôle. Cette fois, c'était l'Eldöryan qui appelait sa Seina.
— Il est l'heure de faire honneur à ton hôte, sîn Diaslîn, déclara-t-elle d'un ton taquin. Tu te dois d'être resplendissante, ce soir. Nous célébrons un Héliweyn, après tout.
Je lui rendis son regard rieur. L’Eldöryan m'avait une fois de plus ouvert les bras, ainsi qu'à mes compagnons. Lui prouver ma reconnaissance était une évidence. Un courant d'énergie s’échappa de la Seina. Aussitôt, une seconde dryade entra dans la hîren. Alys.
— J'ai cru comprendre qu'elle avait déjà gagné ta confiance en plus d'avoir tressé tes cheveux, china Reïsha. Alys me semble donc toute désignée pour t'apporter son aide.
Elle m’adressa un clin d'œil avant de s’éclipser. J’échangeai un regard espiègle avec la jeune dryade. Elle avait du pain sur la planche pour satisfaire les exigences de sa Seina.
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