Chapitre 59-2 Il t'épaulera comme on attise un foyer qu'on chérit

Sa question se voulait anodine, mais je savais qu'il n'en était rien. Je devinais l’ombre de ses pensées de l'autre côté de notre lien. Je repêchais mes propres souvenirs avec une pointe de réticence.

— C'est la première question qui m'est venue à l'esprit lorsque tu m'as avoué ton identité, poursuivit le jeune homme, songeur. Comment avait-il pu te laisser à ce point dans l’ignorance ?

Son ton se durcit à mesure que ses sourcils se fronçaient. Je sentais où il voulait en venir, mais je désirais l’entendre. Rhee livrait rarement ses réflexions, ces moments de choix se savouraient.

— Je sais qu'il vous a abandonné. Il a fait un choix que tu es en droit de lui reprocher. Pourtant, est-ce que tu t'es un jour interrogée sur ses motivations
?
Il accrocha mon regard préoccupé un instant. Avant de le reporter sur la mèche de cheveux qu'il tenait toujours entre ses doigts. Il avait peur de me froisser. Moi-même, je n'étais pas certaine de l'émotion qui prédominait dans ma poitrine. L'amertume ou la résilience ?

— Parce que moi, j'ai ma petite idée.
Cette-fois, je cillai.

— Qui est ? le relançai-je

Le mage de Feu ne se fit pas prier.

— Il t'a enseigné très peu de choses sur ton Feu, pas suffisamment pour qu'il prenne sa place auprès de toi. Ta Lumière…

Rhee ricana et s'écarta d'un pas, la main en l'air. L'incrédulité ceignit son visage d'une grimace de dépit. Riv roucoula doucement à côté de nous. Sa pupille fendue accrocha les miennes un instant, une vague ondula à la frontière de mon esprit. J'abaissai mes barrières, rien qu'un peu. Riv s'y glissa aussitôt avec un glatissement appréciateur. Il se désintéressa alors de nous pour replonger dans un demi-sommeil.

Amusée, je compris que la présence de Daisyel lui manquait. Faute de pouvoir converser avec lui, il se tournait vers moi. Je détournai mon attention de la pyrie pour la reporter sur le Sheioff en face de moi. Ses prunelles papillonnaient de mon visage à l'humus de la forêt, volages. Il se frottait le menton d'une main fébrile, les lèvres pincées. Rhee refoulait sa colère avec brio. Pourtant, sa carapace se fissurait imperceptiblement. Ma gorge se noua lorsqu'il plongea son regard dans le mien.

— Tu es l'Héritière du Feu, de la Lumière et de l'Esprit… et il a laissé ta magie à la merci de ton ignorance. Le Feu ne se maîtrise pas tout seul ! La Lumière se réveille avec ton gwedh et l'Esprit est la plus dangereuse des armes lorsqu'elle est laissée sans frein.

Je commençais à comprendre où il voulait en venir. La Terre se maniait à l'instinct. Elle était inscrite dans nos veines comme un parchemin qu'il suffisait de décrypter. La Terre avait aussi ses préférences. N'était pas puissant, qui le voulait. En tant qu'Héritière, même si je ne possédais plus réellement ce statut, je possédais un lien avec elle que personne n'égalait, à part peut être une Seinarîn. La Terre était une amie. Parce qu'elle était la magie la plus proche de l'esprit de la sylve, intimement liée. Par instinct, j'attrapai la main du mage de Feu et l'attirai contre ma poitrine.

— Le Feu est un protecteur, la Lumière notre âme jumelle et l'Esprit notre guide, murmurai-je. Mon père aurait dû être mon gwedh, n'est ce pas ?

Rhee hocha la tête, la mâchoire contractée.

— Il n'avait qu'une seule bonne raison pour pousser l'Héritière du Feu à se cloîtrer derrière celle de la Terre, conclu-t-il d'une voix rauque.

Une lumière s’alluma dans mon esprit. Je crispai mes doigts autour des siens.

— Il fallait qu'elle se cache. Qu'elle soit dissimulée. Comme lorsque je me suis enfuie à Vëonar, murmurai-je d'une voix doucereuse.

— Tu as réellement brigué ta magie en enfouissant tes souvenirs ? Pour couvrir ton aura ? s'enquit Rhee, à brûle-pourpoint

Je pinçai les lèvres et détournai le regard. Je n'étais pas honteuse, mais l'amertume couvait toujours. Cette décision avait été celle que j'avais le plus regretté de toute ma vie, car la plus douloureuse.

— Quel autre choix avais-je ? Léander ne devait pas me retrouver. Or, l'Obscurité me traquait et seule la barrière de l'Eldöryan me protégeait ! À Vëonar, je n'avais plus aucun garde-fou. Plus de sylve, livrée à moi-même.

Rhee cueillit mon menton au creux de sa paume. Ses gestes lents et sa voix aux accents graves jugulaient les frissons provoqués par mes souvenirs à fleur d'esprit.

— Pourquoi tu ne t'es pas tournée vers nous ?

Je croisai son regard de jade. Une question que lui murmurait son esprit depuis longtemps, compris-je. Le mien me l'avait susurré pendant des mois.

— Le refuge le plus proche et le plus sûr  pour moi était l'Eldöryan, affirmai-je Le Hîra du Lychaon est comme une seconde maison. Je n'ai pas voulu rester, parce que j'avais trop peur que Léander leur réserve le même sort que…

La rage afflua, en même temps que mon aura s'étira dans l'air. Elle crépitait à mes oreilles. Mon Feu. Il échappait à mon contrôle chaque jour un peu plus. Pourtant, je n'étais plus effrayée. Tant que Rhee se tenait au plus près de moi et de mon esprit, il se tiendrait à carreaux.

— Plus jamais, quelqu’un ne se sacrifiera pour ma vie. Personne.

Je crachai chaque mot avec le poids de la douleur liée à chaque syllabe. Un boulet attaché à chaque lettre pour autant de cicatrices qui défiguraient mon âme. Chaque mort, chaque lambeau de lien arraché par Léander lorsqu'il avait tué les miens. Lui, ou un autre, peu m’importait.

Une douce chaleur sur mon front m’arracha soudain aux images qui défilaient devant mes yeux clos. Rhee embrassa ma pommette, puis il effleura mes lèvres d'un souffle ardent. Ma gorge se noua.

Rentre les griffes, Héritière, ricana-t-il. Je t'aime en colère, mais je préfère une autre facette de ton Feu.

Je ne m'étais même pas aperçue de la pression que j'exerçais sur les avant-bras du mage de Feu. Sa peau avait pâli sous la pulpe de mes doigts. J'inspirai avec un hoquet, l'esprit toujours embrumé par la peine et la colère charriées par mes souvenirs. Je me raccrochai à sa voix dans ma tête. Un ruban de velours contre lequel mon esprit se blottit.

— C'est maman qui m'a fait promettre de trouver refuge à Vëonar, murmurai-je. C'est elle qui m'a…, elle voulait que je pardonne à mon père. Elle m'a dit qu'il m'aimerait toujours.

Une larme roula sur ma joue. Je ne l'essuyai pas. À quoi bon ? J'en refoulais un millier d’autres derrière mes prunelles violettes. J'ignorais combien de temps il me faudrait pour guérir, mais la mort des miens me hantait toujours. La disparition de ma mère avait créé un trou béant qui suintait encore aujourd'hui. Une blessure qui saignait chaque seconde, certains plus abondamment.

Rhee encadra mon visage de ses deux mains. Jamais je n'avais vu une expression aussi grave, aussi sérieuse, se peindre sur ses traits ciselés dans le cuivre de sa peau.

—  Il te faudra peut être des années, mais je te jure qu'un jour tes larmes se tariront. Tes blessures ne te détruiront plus à petit feu. Ta douleur s’atténuera.

Je hochai la tête, un léger sourire étira mes lèvres. Par Isadora, qu'il était beau lorsqu'il me regardait comme ça. L’étincelle rieuse qui traversa ses iris de jade m’apprit qu'il n'avait pas perdu une miette de ma pensée.

— Tu es une chance que je veux saisir, Rhee, murmurai-je. Je ne te connais que depuis quelques mois, mais quand nos esprits se mêlent, j'y crois. J'ai l'espoir qu'à tes côtés, je puisse avancer, je puisse respirer. Je peux être heureuse.

Le mage de Feu garda le silence. D’une main au bas du dos, il m'attira contre lui. Je nichai ma tête au creux de son cou, alors qu'il m’enlaçait plus fort, plus fermement que jusqu'à aujourd'hui. Rhee ne livrait pas souvent le fond de sa pensée, je n'espérais pas de réponse à ma déclaration. Je voulais seulement qu'il sache à quel point je tenais à lui, à quel point j'avais besoin de lui. Son étreinte était suffisante.

J'ignore combien de temps nous avons, mais je veux le passer avec toi, conclus-je.

Plus une décision qu'une déclaration. Il avait gagné. Il avait tout gagné de moi. Qui de nous deux avait lancé les dés le premier ? Sans doute était-ce moi, lors de cette fameuse danse à l'auberge du Lys Étoilé. Cet étranger tout de noir vêtu m'avait intrigué. Et aujourd'hui, je le serrais contre moi de toutes mes forces.

Si c'est ce que tu veux, alors je t'apprendrai tout ce que je sais du Feu et de nos coutumes.

La reconnaissance dessina un sourire onirique dans mon esprit.

Ne t'oublie-pas, shēeni. Le mystère a son panache, mais je gage que les découvrir possède son lot…

Une de mes mains quitta son dos pour remonter vers le haut de son torse. Mon index traça les contours du col de sa chemise. Lentement. Rhee déglutit discrètement.

—...d'exotisme.

Un ricanement sec s'échappa de sa gorge. Il agrippa mes hanches et me retourna d'un mouvement de bassin. Plaquée contre son torse, mon dos se recouvrit de chair de poule.

— Le plaisir en sera partagé, Héritière, susurra le jeune homme au creux de mon oreille. Titre qui te correspond bien plus que Princesse, à mon humble avis.

Je réprimai un sourire, le souffle court. La proximité du Sheioff limitait la portée de mes réflexions, mais pour une fois, je m'en délectais.

— Pourtant, ce dont j'avais à te parler me semble hautement plus important que ma vie privée.

Son ton badin n'eut pas l'effet escompté. Je fronçai les sourcils, prise de court.

— Ce que j'essaye de te dire, c'est que le réveil de l'obscurité n'était pas un mystère pour tout le monde. Ton père en a eu vent depuis longtemps, tout comme ta mère, j'en suis persuadé. C'est pour cela qu'il a brimé ta magie et t'a laissé fuir sur la terre des Hommes.

La gifle orale faucha mon sourire.

— Comment tu…

Le poids des mots me réduisit au silence avant le mage de Feu. Peu importait l'instant où Rhee était parvenu à cette conclusion. Le fait était qu'elle était logique. Sensée. Évidemment que mes parents n'ignoraient pas le réveil de l'obscurité, c'était même la raison évidente à toutes leurs actions. Pourquoi mon père nous avait abandonnée, pourquoi il n'avait pas secouru les Tamar. Pourquoi maman m'avait envoyé à Vëonar. Et tant d'autres…

Ma poitrine se comprima brutalement. Je m'effondrai dans les bras de Rhee, la mâchoire crispée à m'en faire mal. Le mage de Feu m'assit au sol en douceur et referma ses bras autour de moi. Combien de mensonges et de non-dits allaient se dresser entre mon père et moi ?

— Pourquoi… ?

Mon murmure mourut dans le silence. Rhee ne possédait pas de réponse. Alors, j'essuyai mes yeux  humides du dos de la main. Bientôt, mon père me livrerait la vérité. Pour l’heure, nous avions un voyage à achever. Je glissai un doigt dans une poche de ma tunique et en extirpai un feuillet plié. Une lettre bleue pâle, presque blanche. La missive de Lysandraël.

Je la tendis au mage de Feu, le visage fermé. Il le parcourut des yeux à la hâte. Son visage conserva son air policé, mais ses lèvres tremblèrent une fraction de seconde. Il mesurait visiblement les enjeux de cette invitation autant que moi.

— Tu comptes honorer sa requête ?

— Que ferais-tu, à ma place ? expirai-je

Il me rendit la missive.

— Si tu refuses, tu insultes la Seinarîn de l’Eldöryan du Sud et tu commets un affront. Si tu la rencontres, tu t’offres l’occasion de t’accorder une alliée de poids et probablement de lever le voile du passé. 

Je soupirai, Rhee ricana en retour.

— Je sais que ce n'est pas ça qui t'inquiète. Tu préfères suivre ta méfiance que sauver les apparences. Tu as peur de mettre en danger tes proches, de risquer leur vie. Chacune de tes décisions est prise sous le prisme de cette angoisse qui t'étreint.

Je levai les yeux vers le mage de Feu, pétrifiée. Pas par la véracité de son raisonnement. Par la facilité avec laquelle il avait déchiffré mon comportement. Les rouages tortueux de mon esprit ne semblaient être pour lui qu'un puzzle aisé à assembler. Il soutint mon regard avec assurance.

— La vie n'épargne personne, Laya, assena le jeune homme. Toi, elle t'a piétinée et tu t'es relevée. Maintenant, tu la défies de te prendre ce que tu as construit sur les ruines de ton passé.

Rhee balaya la vallée du plat de sa main. Dans ma poitrine, l'air se raréfia.

— Si tu veux avancer, il va falloir que tu lâches prise, que tu avance d'un pas au bord de la falaise. Pour sentir le vent frôler ta peau.

Une brise fraîche, trop fraîche pour être de saison, caressa ma nuque.

— Il faut que tu acceptes de ne pas tout contrôler, pour laisser tes émotions s’envoler.

Je fermai les yeux, l'esprit soudain plus léger. Pris d'un brusque élan de liberté.

— L'eau reste inerte sans courant. Et il n'y a pas de courant avec un barrage, une enclave.

Les doigts du mage de Feu parcouraient mon épiderme.

— Si tu refuses de prendre des risques, alors tu ne gardes que les instants que tu peux contrôler, et pas ceux qui te feront vibrer. Rêver. Brûler de joie ou d'amour.

J'inspirai le parfum de la terre et des fleurs à plein poumons. Une odeur plus prégnante vint supplanter les autres. De la cannelle. Celle qui me ramenait sans cesse au souvenir le plus vibrant dans ma poitrine. Celui qui guidait mes pas chaque jour. Qui creusait mes joues de larmes chaque nuit. Le souvenir de ma mère.

Elle aurait pris ce risque. Elle l'avait pris, en réalité. Maman avait donné sa vie à Isadora. En la sacrifiant pour sauver la mienne. Je me devais d'honorer le prix qu'elle avait payé. Par amour pour elle et tellement plus que ça. Maman aurait voulu que je respire le parfum du bonheur. J'en étais incapable, aujourd'hui. Ce qui ne signifiait pas que je ne le serais jamais. Je serrai les poings et rouvris les yeux.

— Je vais aller à Cyllandîr, lorsque nous aurons mis à terre les mages de l'Air. Je dois connaître les réponses que cache mon père avant de me présenter devant la Seinarîn.

Ma voix n'avait pas flanché. Elle n'était pas non plus empreinte d'une détermination à toute épreuve. C'était une décision. Une conviction du chemin que je voulais suivre. Je devais avancer. Sur la route que Mère Nature avait tracée pour moi.

Rhee hocha la tête. Un sourire étira ses lèvres. Nous venions de prendre notre première décision d'un commun accord. Désormais, nous avancions ensemble. Je glissai une main derrière sa nuque, la poitrine gonflée d'une émotion nouvelle. Un mélange de joie et de sérénité. Il plissa les yeux, taquin, avant de presser ses lèvres contre les miennes.

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