Chapitre 57-2 Laisse-toi le choix de chérir
Avant qu'elle n'ait pu se relever et atteindre son établi, la porte s'ouvrit avec fracas. Un glatissement retentit de l'autre côté. Un instant, je crus que Riv avait décidé de forcer l'entrée. Je m'apprêtais à me lever malgré l'interdiction formelle de la caelyn, lorsqu'une main se posa sur l'encadrement de la porte. Puis, un visage aux cheveux bruns apparut. Le jeune homme se glissa d'un bond souple dans la hîra, sous le regard mi amusé, mi incrédule de Myra.
— Tu as un don pour soigner tes entrées, mage de Feu, ricana-t-elle.
Il la gratifia d'un clin d'œil crâneur, sans détourner les yeux. Ils me dévisageaient avec une intensité que je leur avais peu connue. Comme un écho à la flamme qui consumait mon esprit à petit feu. Celle qui dormait au creux du mien depuis que j'avais repris conscience. Elle laissait sur ma langue un goût d'incertitude. Je soutins le poids de ses prunelles de jade sans parvenir à démêler mes sentiments.
Céder à l'appel du feu qui débordait de ses pupilles trop dilatées ? Étirer les lèvres pour suivre le mouvement de mes yeux lorsque son visage avait accaparé mon champ de vision ? Ou l'assaillir de questions pour soulager le tourbillon incessant de mes pensées ?
Je pouvais toujours oublier le poids de la réalité et seulement laisser la joie me consumer. J'étais en vie. Et les morceaux de notre dernière conversation s'entrechoquaient dans ma tête comme autant de braises qu'on jette au feu.
— Tu es réveillée.
Sa voix éraillée acheva de tordre les tripes. Il attisait un brasier dont je ne saisissais pas l'origine. Rhee avança d'un pas, je retins mon souffle. Je compris trop tard que sa propre magie était simplement en train d'invoquer la mienne. Il titillait mon Feu avec la finesse et la précision d'un dresseur de pyrie. Un sourire rusé étira ses lèvres.
— À l'évidence, raillai-je d'une voix trop rauque pour être crédible.
J'avais chuté dans le piège à pied joint et il se délectait de la situation. Rhee combla la distance qui nous séparait en quelques pas. Il s'assit sur la paillasse, près de moi. J'entendis à peine les mots de Myra avant qu'elle ne quitte la hira en coup de vent. Elle s'immobilisa un quart de seconde sur le pas de la porte.
— Je veux qu'elle soit vivante quand je reviens, Mage de Feu, prévint la dryade, les yeux plissés. Tu as ce qu'il faut sur l'établi.
Elle attendit un hochement de tête de sa part avant de prendre la poudre d'escampette. Me laisser devait lui coûter si elle craignait ainsi pour ma vie. Je n'eus guère le temps de m'appesantir sur le sujet. La main de Rhee effleura la courbe de ma mâchoire. Je reportai aussitôt mon regard sur lui, la poitrine comprimée par un étau.
Ses doigts glissaient sur ma peau à la façon d'une flamme qui lèche le sol. Langoureusement. Ou alors c'était seulement l'impression que j'en avais. Ses prunelles plantées dans les miennes, son pouce caressa ma pommette. Je déglutis, le souffle haché. Depuis quand perdais-je à ce point mes moyens en sa présence ?
Ses prunelles naviguaient entre les miennes et le bas de mon visage, distraites. Je posai une paume sur son torse, sa peau enfiévrée réchauffa la mienne. Il ferma les yeux et prit une inspiration hâtive. Les battements de son cœur résonnaient sous mes doigts à un rythme endiablé. La flamme dans mon esprit s'embrasa. Elle rayonnait comme un soleil.
— Pour quelqu'un qui était déterminé à me garder en vie, tu t'es plutôt bien débrouillé, le taquinai-je du bout des lèvres.
Il se figea.
— J'ai cru ne plus jamais entendre ta voix.
Ses mots ricochèrent contre les miens. Ce n'était pas une réponse, mais ceux qu'il retenait depuis des jours. Depuis que j'avais fermé les yeux dans ses bras. Il rapprocha son visage du mien, embrassa mon front.
— J'ai cru ne plus jamais te serrer dans mes bras.
Ses lèvres tracèrent un chemin de feu sur ma peau. Elles effleurèrent d'un baiser le haut de mon nez, ma pommette gauche. Ma respiration se bloqua dans ma gorge.
— Plus jamais te voir sourire. Plonger dans ton regard.
Une de ses mains glissa sur ma nuque. Son souffle cognait sur mes lèvres entrouvertes, son regard amande plongé dans le mien.
— J'ai cru te perdre, Laya.
Je luttai de toutes mes forces pour ne pas perdre pied. Ne pas céder à cette chaleur qui me consumait. Qui me suppliait de l'attirer à moi. Rhee éloigna son visage, le mien suivit le mouvement, incapable de résister. Le jeune homme cilla. Il darda sur moi un regard plus brûlant que le soleil de Faiz. Son pouce caressa la courbe de ma mâchoire. Le temps sembla se suspendre.
— Je ne t'avais pas dit que tu te mettrais à genoux quand je serais réveillée ? plaisantai-je d'une voix atone
Il se raidit. L'ombre d'un sourire étira mes lèvres.
— Je suis heureuse de te voir aussi, mage de Feu.
Incapable de soutenir davantage le poids de son regard, j'agrippai le col de sa chemise et l'attirai contre moi. Ses mains descendirent sur mes épaules, alors que son menton se cala dans le creux de mon cou. Je posais ma tête contre son torse, soupirant d'aise. Il faudrait que je pose des mots sur ce que je ressentais pour ce mage de Feu. Me voiler la face ne fonctionnait plus. En attendant, je profitais de sa présence. De son odeur de menthe fraîche qui enveloppait mes sens d'un cocon infranchissable.
Les secondes s'égrenaient sans que l'un de nous deux n'esquisse un mouvement. Son souffle cognait contre ma peau enfiévrée. Je parvenais de moins en moins à réfréner ce désir qui embrumait mon esprit. Je comprenais parfaitement le message que mon corps transmettait. Mon cœur, lui, tergiversait furieusement.
— Un jour, tu m'as demandé pourquoi j'avais décidé de percer ta carapace, alors que nous nous connaissions à peine, murmura soudain le jeune homme.
Paupières closes, j'attendis la suite, immobile. Les battements de mon cœur s'emballèrent. De toute façon, j'étais incapable d'aligner deux pensées cohérentes.
— Une jolie façon de me pousser à admettre que tu m'attirais déjà, ricana-t-il.
Le feu aux joues, je fronçai les sourcils, prête à protester. Avant que les mots ne m'échappent, Rhee pressa ses lèvres contre mon cou. Je me figeai, les yeux écarquillés, les doigts crispés sur sa chemise. Il embrassa ma peau avec une infinie douceur. Puis, il poursuivit son ascension jusqu'en dessous de mon oreille.
— Rhee…, glapis-je
Je penchais la tête sur le côté, sans m'en rendre compte. Il sourit en coin contre mon épiderme. S'il continuait, j'allais capituler.
— As-tu quelque chose à rajouter à ta réponse, de ce jour-là ? m’enquis-je dans un souffle
Il embrassa à nouveau le bas de ma pommette, ses mains se resserrèrent au creux de mes reins.
— Rhee, qu’est ce que tu fais ? gémis-je
Comme s'il s'était ressaisit, il releva brusquement la tête pour planter son regard dans le mien. J'eus la sensation de plonger dans un brasier sans fond. Comment avais-je fait pour ignorer ce qui se cachait au fond de ses yeux depuis tout ce temps ?
— Ce jour-là, j'aurais dû te le dire.
Sa voix rocailleuse s'effritait, en écho à la mienne, aussi faible qu'un brin d'herbe atrophié. Les bribes d'une lutte que nous avions perdue d'avance.
— Me dire quoi ?
— Il a suffi d'un sourire pour que tu ne sortes plus de mes pensées.
Il inclina la tête, un rien seulement.
— Il a suffi d'un regard pour que ma carapace se fissure, murmurai-je en retour.
Le mage de Feu haussa un sourcil crâneur.
— Tu étais une énigme que je brûlais de résoudre, Laya. Depuis que j'ai posé les yeux sur toi, je n'ai cessé de vouloir te découvrir. Entièrement.
Il caressa du bout des doigts mon épaule nue. Nos lèvres s'effleuraient, au supplice. Ma respiration se coupa à l'instant où mon esprit jeta les armes. Je fermai les yeux, les tripes consumées par un brasier inextinguible. La porte s'ouvrit alors avec fracas.
Un silence de plomb s'abattit sur nous. Je m'étais figée, interdite. Nos lèvres se frôlaient toujours, tandis que j'écarquillai les yeux. Un ricanement retentit à l'entrée de la hira.
— Je crois que j’interromps quelque chose, non ? s’esclaffa une voix que j'aurais reconnue entre toutes.
Rhee réagit le premier. Il pivota la tête à demi pour fusiller l’adolescent des yeux.
— Non, tu crois ? persifla-t-il
Je me raclai la gorge et lui fis les gros yeux, les joues brûlantes de honte. Le jeune homme se releva d'un bond souple, non sans avoir laissé traîner sa main au creux de mes reins. Une seconde de trop. Je me perdis dans ses prunelles de jade une poignée de secondes. Juste assez pour marquer au fer rouge ce Feu intérieur. J'avais perdu la bataille, je le savais.
— On se retrouve plus tard, Atalaya.
Mon prénom avait une nouvelle saveur sur sa langue. Plus sensuelle. Je le suivis du regard tandis qu'il disparaissait sur la terrasse extérieure. Un glatissement sonore l’accueillit. Un brin moqueur. Riv n'avait pas perdu une miette de la scène qui venait de se jouer dans la hîra. Notre lien était devenu plus profond, entre la pyrie et moi.
— La vache, souffla mon protégé, toi t'es sacrément mordue.
Je cillai et le dévisageai en silence, mortifiée. Que pouvais-je lui répondre de digne et de crédible ? Il n'y avait rien à préserver. Seulement une décision à prendre. J’expirai profondément, les idées plus claires, à présent. Hors de question d'avoir une discussion pareille avec Lay. Je chassai sa remarque du dos de la main et ouvris les bras, un sourire aux lèvres. Il ne se fit pas prier.
— Oh, Laya…, murmura-t-il en m’étreignant de toutes ses forces.
— Je suis désolée, tellement désolée.
Il ne pleura pas. Pas une larme, pas un sanglot. Mais il dégageait une aura de détresse si poignante que mes yeux s’humidifièrent. Le cœur serré, je resserrai mes bras autour de lui. Il nicha son nez dans mon cou, inspira mon odeur à plein poumons. Je m'en voulais si fort de lui avoir causé une telle frayeur.
— Je te demande pardon, Lay, ne pas avoir réussi à vous protéger.
Il se dégagea d'un bond, le souffle court.
— Tu rigoles, j'espère ? Tu as été blessée en nous protégeant ! Tu as failli sacrifier ta vie pour nous !
Il criait, mais ce n'était pas la colère qui crispait ses traits et gonflait ses joues. Seulement le sentiment d'impuissance qui ne l'avait pas quitté depuis que je m'étais évanoui. Sa frustration retomba comme un soufflet.
— Ne me fais plus jamais ça, Laya… me supplia l'adolescent.
Il saisit mes mains dans les siennes, les lèvres pincées.
— Je ne peux pas te perdre, thêli.
Mes lèvres tremblèrent à l'entente de la langue des Premiers. Thêli était un terme que je ne connaissais que trop bien. Il ne pouvait être traduit en balië, la langue des mages. La forme d'attachement qu'il qualifiait ne trouvait pas d'équivalent. Qualifier quelqu'un de thêli, c'était aussi profond que l'amour fraternel, aussi entier que celui d'un mentor, aussi éternel que l'amour d'un parent. C'était tout ça à la fois, tout en élevant les deux partis à égalité. Ce terme qualifiait avec une justesse bouleversante ce que je ressentais envers Lay, et inversement.
— Où as-tu appris ce mot ? soufflai-je, émue
Il esquissa un sourire en coin.
— J'ai eu une bonne professeur.
Je pouffai face à son mensonge éhonté.
— Je me souviens très bien de ce que je t'ai enseigné. La langue des Premiers n'en a jamais fait partie, tout du moins pas ce terme-ci. Je gage, par contre, qu'Alys doit avoir encore plus de patience que moi, pas vrai ?
Je ponctuai ma question d'un haussement de sourcil moqueur. Lay détourna le regard, mais il se ressaisit aussitôt.
— À ce propos, susurra-t-il avec un sourire carnassier, tu n’aurais pas quelque chose à m'avouer, espèce de cachottière ?
Je soutins son regard avec tout l'aplomb que ma position me conférait. Un demi-sourire étira tout de même mes lèvres. À quoi bon nier, à dire vrai ? Lay ricana, avant de se rasseoir sur le bord du lit. Il posa la tête sur mon épaule.
— Je l'aime bien, tu sais ?
— J'avais remarqué, ris-je.
— Tant que tu l'aimes pas plus que moi, plaisanta l'adolescent.
Le silence s'étira, paisible. Le temps viendrait où je devrais prendre une décision. Celui qui nous appartenait à cet instant, je le réservais à mon protégé.
— Je t'aime Lay, n'en doute jamais.
Le garçon se blottit davantage contre moi, je glissai ma main dans son dos avec un soupir attendri.
— Tu as tellement de choses à découvrir ici, j'ai hâte de te les montrer.
— J'aime déjà cet endroit.
— C'est un havre de paix pour qui sait le préserver. Il répare les âmes et ouvre les cœurs. Quiconque met un pied en Eldöryan en ressort grandi, différent. Je suis heureuse de t'avoir emmené ici.
— On pourrait y rester, alors ?
Le garçon se redressa pour guetter ma réponse de ses yeux gris. Les miens se voilèrent de regrets. Comme j'aurais aimé accéder à sa requête. Parce que j'en crevais d'envie. Ce serait si facile de fermer les yeux derrière le cocon protecteur de la sylve. De se satisfaire de la paix et de la sérénité. D'oublier les larmes et les sacrifices. De nier l'Obscurité.
— L'ignorance ne nous sauvera pas, marmonnai-je.
— Quoi ?
— Un jour peut-être, nous ferons de ce lieu un foyer, Lay, murmurai-je.
Sa mâchoire se crispa un tantinet.
— Et maintenant ?
— Je ne laisserai pas les mages de Feu mourir, décrétai-je. Je n'abandonnerai pas Rhee. Il ne me reste pas grand chose, mais j'ai toujours un père. Qu'il m'ait rejeté ne veut pas dire que je lui ressemble.
— Tu sais que je te suivrai ?
J'ébouriffai ses cheveux et plantai un baiser sonore sur son front.
— Je ne te laisserai pas derrière moi. On avance ensemble. Pour la vie.
Lay esquissa un sourire teinté de résignation. Il lui faudrait du courage pour remporter les épreuves que la vie dressait sur son chemin. Je serais là pour l'épauler.
L’adolescent refusa de me quitter lorsque mes yeux commencèrent à se fermer. Il craignait que jamais ils ne se rouvrent. Après l'avoir submergé de mots rassurants, je m’endormis en le serrant contre moi.
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