Chapitre 56-2 Isadora et Hélias ne sont plus, mais l'écho de leur amour perdure

Atalaya respirait toujours sans mal bien que faiblement. Autant se mettre à l'aise, puisque j'en avais pour un moment. Je me calai plus confortablement contre le mur. Le draps glissa des épaules de la jeune femme, dévoilant de fines bretelles de soie. Myra l'avait changée pour mieux l’ausculter.

Je caressai machinalement sa clavicule, sans vraiment y penser. L'avoir près de moi apaisait mon esprit. Qui n'avait jamais été aussi tourmenté depuis notre rencontre, ceci-dit. Je sentais son cœur battre contre ma poitrine, sans même être aussi proche. Sans doute grâce au tehî-séné. Ma gorge se noua brutalement, tandis que je prenais conscience de ce qui venait réellement de se passer. Le poids des événements des dernières semaines me frappa en pleine face.

Atalaya avait frôlé la mort. D'autant qu'elle était loin d'être tirée d'affaire. La seule pensée de la voir disparaître lacérait mon âme. Elle était entrée dans ma vie par un coup du destin. Jamais plus je n'avais pu détourner le regard d'elle. Ce n'était pourtant pas comme si elle avait été des plus agréables. Mais elle avait renversé tout ce en quoi je croyais avec la force d'un ouragan. Elle m'avait ouvert les yeux sur le monde et confronté mes certitudes les plus profondes avec la fougue d'une pantigra.

Ma mère m'avait enseigné tout ce qu'elle connaissait des autres peuples, Johnatan avait préparé mon esprit à se tenir ouvert aux autres cultures. J'avais glané tout ce que je pouvais des esprits butés des mages de Feu au sujet des Premiers et des Premières, pour compléter les légendes contées par mon père. J'avais pris conscience aux côtés d’Atalaya que c'était loin d'être suffisant. Elle maniait l'histoire de notre peuple avec autant d'aisance que la Terre. Je ne l'avais pas reconnu tout de suite, mais elle m'avait impressionné.

Puis, après l'admiration vint la compassion. La jeune femme avait traversé les pires épreuves de la vie. Elle portait sur ses épaules le poids d'une culpabilité qui l'étouffait à petit feu. Celui d'une douleur qui la rongeait chaque jour. Des cicatrices ouvertes depuis des années qui saignaient encore jusqu'à lui écorcher le cœur.

Toutes ne provenaient pas du massacre des Tamar. Certaines diffusaient leur venin dans son corps depuis bien plus longtemps. Le départ de Johnatan l'avait poussé à chercher le réconfort d'un père chez un autre. Sa colère s'était nourrie de sa peine et de son ignorance. Je ne comprenais toujours pas comment elle avait été capable de rejeter entièrement son Feu. Il aurait dû la consumer de l'intérieur. Se libérer bien plus tôt. Elle l'avait enchaîné comme un monstre dangereux alors qu'il ne désirait que la protéger et la réconforter.

En cet instant, il aurait combattu le poison bien plus efficacement que sa Lumière. Bien que celle-ci m'eut impressionnée par sa ténacité. Comme si elle m'avait entendu, des volutes légèrement violettes apparurent au-dessus du corps de Laya. Elles se transformèrent en petites billes lumineuses. L'une d'elle s'aventura juste devant mon visage.

La plupart du temps, j'oubliai qu’Atalaya n'était pas seulement l’Héritière des mages de la Terre, à moitié Sheioff. J’oubliai qu'elle était non seulement la fille de mon chef, mais aussi l’Héritière de mon clan. Celle de la Lumière et du Feu. J'aurais dû la vouvoyer, à tout le moins m'incliner devant elle. J'en étais incapable. Je n'en avais d'ailleurs aucune envie.

L'étoile miniature s'agita devant mon visage, comme pour attirer mon attention. Ou alors elle tergiversait. Finalement, elle fonça dans mon torse et traversa ma peau comme si ce n'était que de l'eau. Aussitôt, une sensation de paix et de bien-être flamba dans ma poitrine. Une onde de joie pure. Une onde de Lumière.

Les mots m'échappèrent. Depuis quand était-elle capable de réaliser ce petit miracle ? Toutes mes craintes s'étaient évaporées. Le message de sa Lumière était limpide. Ce n'était pas le moment de gamberger. Je reposai l'arrière de ma tête contre le panneau de bois et fermai les yeux. La sensation de nos esprits liés, puis de sa respiration de nouveau régulière, acheva d'endormir ma méfiance. Je dus m'assoupir car je n’entendis pas Myra revenir de sa cueillette.

J'émergeai lorsqu'elle prit Atalaya de mes bras pour la rallonger sur son matelas de mousse. Je grognai quelques mots inintelligibles et me redressai à la hâte. La dryade ne me jeta même pas un regard. Elle avait mixé dans un bol en terre cuite des plantes diverses. Je la dévisageai avec espoir.

— Tu as trouvé le remède ? m'enquis-je

Myra grimaça sans cesser de s'affairer. Elle étalait une pommade verdâtre sur les nervures pourpres de Laya.

— Si c'était aussi simple, les dryades ne seraient pas les meilleures guérisseuses de toute la terre-mère, soupira-t-elle.

Je pinçai les lèvres, son ton las n'était pas de bonne augure. Elle rallongea Atalaya une fois la moindre parcelle de peau rougeâtre recouverte de la pâte visqueuse. Puis, elle se releva pour se laver les mains avant de se rasseoir au chevet de la jeune femme.

— J'ai sélectionné quelques plantes qui pourront alléger les symptômes, peut-être même les éradiquer presque complètement.

— Et le vrai remède ? Comment pouvons-nous le trouver ?

— Nous ? ne put s'empêcher de ricaner Myra. Toi, tu n'y peux rien. Moi, je vais devoir trouver la plante d'où a été tiré le poison, mais elle ne pousse pas ici.

Je fronçai les sourcils. Un rien dans son ton m'alarma.

— Comment ça, elle ne pousse pas ici ? En Eldöryan ? Elle pousse à Vëonar alors, ou à Faiz. Il doit y avoir un moyen de réduire le champ des recherches. 

Myra darda sur moi un regard perçant, mais elle répliqua sans animosité.

— Le champ des recherches a déjà été réduit, mage de Feu. Elle ne pousse ni à Faiz, ni à Vëonar, Othien ou Tirawan.

Cette fois, je compris que quelque chose m'échappait.

— Ce que je voulais dire, poursuivit la dryade, c'est qu'elle ne pousse pas sur la terre-mère.

Je manquai d'éclater de rire face au ridicule de son affirmation. Le feu qui brûlait dans ses prunelles me retint efficacement. Je n'avais aucune envie de devenir l'objet de son courroux.

— Elle viendrait d'où alors ?

— Où se trouvent les frontières de la Terre mère, à ton avis ?

Je réfléchis un instant.

— De l'autre côté des Montagnes ? proposai-je

— Dans le meilleur des cas, opina-t-elle. Sinon, nous devrons affronter l'océan ou l'inconnu.

— Parce que tu connais l'autre côté des montagnes, toi ? ricanai-je à mon tour

Elle me fusilla des yeux. La peau de mes bras se mit à picoter. Elle possédait une aura sacrément puissante, pour une dryade. Ou alors, c'était autre chose.

— Si tu t'intéressais aux mystères de notre monde, tu ne sortirais pas de réflexion aussi ridicule, siffla-t-elle.

— Éclaire-moi de ta sagesse immense, dans ce cas.

Je soulevai un sourcil provocateur face à sa moue irritée. À la réflexion, Laya et elle se ressemblaient beaucoup. Myra étrécit ses paupières, puis se leva d'un bond. Elle attrapa une flopée de parchemins sur une étagère aussi bondée que les autres et me les jeta au visage avec hargne.

— Regarde par toi-même, toi qui es si malin !

Je dépliai d'une main un premier rouleau décrépit par le temps. Je lui jetai un regard dubitatif face à l'aspect antique de l'objet. Sacro-saint ou pas, il n'était pas clairement pas au goût du jour. Pas sûr que ces informations aient la moindre valeur. Je détaillai les inscriptions d'un œil critique.

— C'est en langue des Premiers ! protestai-je vivement, dépité

Myra esquissa à son tour un sourire rusé.

— Ça te pose un problème ? susurra la dryade

Je pestai tout bas, mais reconnus l'habileté de la manœuvre. Myra se rassit en face de moi, le menton posé sur sa paume. Elle escomptait un commentaire. Je reportai mon attention sur les gribouillis associés aux textes calligraphiés avec soin. Je suivis le tracé sinueux d'un canyon, à en juger par les contours anguleux des sommets. Non, pas un canyon. Une chaîne de montagnes. Les Hauts de Shinéar ?

Un trait hasardeux en pointillé matérialisait une route, un chemin que je connaissais par cœur. Celui des Arpenteurs. Ce parchemin retraçait donc sa construction. Sauf que sur le croquis, le tracé déviait de sa route actuelle. Il menait ici de l'autre côté des montagnes. Là où une forêt s'étendait jusqu'à l'extrémité de la carte tronquée. Un nom griffonné au nord de la forêt surplombait celui, plus petit, de la ville indiquée sur le parchemin. Une rivière, ou un fleuve, plus à l'ouest  tranchait la forêt en deux parties inégales. Je levai un regard perplexe sur la dryade qui m'observait d'un œil scrutateur.

— D'où vient ce parchemin ?

— De Cyllandîr, je l'ai ramené avec les autres du dernier Semandar.

— Tu fais des recherches sur les terres extérieures à la Terre mère ?

— Pas vraiment, ce parchemin date de l'ère des Premières, il est tout ce qu'il y a de plus authentique. Cependant, il ne porte pas le sceau de l’Ordre Méelanien.

Je haussai un sourcil surpris.

— Il a été rédigé après la disparition de l'ordre ? Après la chute des Premiers ?

— Il est question dans les textes d'une route marchande qui traverse la ville de la montagne pour relier la terre des plaines au pays de l'autre côté des Montagnes de Shinéar.

— Ce chemin est plus vieux que ça, c'est une offrande d'Hélias !

— Hélias est le Prince des marchands, voilà le lien. Le peuple qui commerçait avec celui des plaines, il apparaît aussi dans des écrits plus récents que la chute des Premiers.

— Récent comment ?

— Il est dit dans certains textes qu'ils étaient aussi agiles que les oiseaux qu'ils emmenaient partout avec eux.

— Aussi agiles que des oiseaux ? marmonai-je. Ce seraient les mages de l'Air ?

Myra soutint mon regard avec assurance. Visiblement, elle était déjà forte de cette conclusion depuis longtemps.

— Ce parchemin date d'après la scission du Vieux Peuple, Rhee.

— Pourquoi ont-ils cessé le commerce avec les Hommes ?

Elle haussa les épaules.

— Je l'ignore. Je ne suis pas devin, je suis une dryade. Une excellente caelyn, j'en convins, ricana-t-elle.

Soudain, la main d'Atalaya tressauta dans la mienne. Je portai aussitôt la main à son front. Il brûlait.

— Elle a de la fièvre, m'écriai-je.

Ce qui fut tout à fait inutile, Myra s'était déjà précipitée vers son établi et ses bocaux. Elle broya de nouveaux les mêmes feuilles qu'elle avait réduite en cataplasme, y ajouta de l'eau et du suc de je ne savais quelle plante. La respiration de la jeune femme s'emballa brutalement. Je diffusai toute ma Lumière dans son esprit, ce qui apaisa ses tremblements.

— C'est tout à fait normal, lança Myra entre deux pincées de poudre brune et coup de mortier, je ne lui avais pas encore administré le remède.

— Mais tu as étalé… ? protestai-je

— Un remède ne se prend pas par voie cutanée, toujours par voie orale. C'est la plus efficace, ou presque. Il aurait fallu l'injecter dans le sang, mais les risques étaient trop grands. Le cataplasme n'était qu'un test, pour m’assurer que le mélange fonctionnait.

Elle acheva à l’instant de broyer sa mixture. Elle saisit une cuillère en bois au passage et s'agenouilla devant la jeune femme. Myra redressa son buste et la força à avaler le contenu du bol jusqu'à là dernière goutte. Elle s'assura qu'Atalaya ne s'étouffe pas à la déglutition, puis elle suréleva légèrement sa tête sur un coussin en la rallongeant.

— Maintenant, il va falloir attendre qu’il fasse effet. Elle doit prendre le remède pendant plusieurs jours jusqu'à ce que son état se stabilise sur longue durée.

— Elle ne se réveillera pas avant, c'est ça ? compris-je

Myra secoua la tête, les prunelles vissées sur le visage blafard de son amie. Elle venait d’abattre sa dernière carte. Si son remède ne suffisait pas, les jours d'Atalaya seraient comptés. Je pressai sa main plus fort. Comme si ça pouvait la garder près de moi. Comme si ça pouvait effacer tous ces mots qui s'entrechoquaient dans mon crâne dans une cacophonie infernale.

Qu'est-ce qui m'avait pris de lui balancer ces horreurs ? De la repousser si bêtement ? De me voiler la face ? Si elle s'en allait, jamais je n'aurais l'occasion de réparer mes torts. Je la regarderai s’en aller avec les regrets qui me boufferaient pour le restant de mes jours. À cet instant, je la dévorais des yeux comme si elle allait ouvrir les siens. Dans ma tête les souvenirs s'emmêlaient.

Son sourire, tantôt franc tantôt taquin. Son rire, du ricanement au son clair d'une cloche en cristal. Son regard assuré lorsqu'elle se lançait dans le combat. Un mélange de courage, de force et de danger. Ses prunelles remplies d'étoiles lorsqu'elle découvrait un nouvel endroit, une nouvelle capacité qu'elle possédait.

— Elle va s'en sortir, murmurai-je plus pour me convaincre que parce que je le sentais.

— L'auto-persuasion n'a jamais sauvé quelqu'un, mage de Feu, railla Myra. Mais pour une fois, je voudrais en être aussi sûre.

Elle chuchota le dernier mot, comme s'il lui échappait. Je la dévisageai en silence. Myra s'essuya rageusement les paupières d'un revers de main. Je lui tendis la mienne sur une impulsion mentale. Je sentais sa détresse teinter son aura comme un rideau qu'on tire sur la scène du sang-froid. Myra avait épuisé ses réserves d’adrénaline.

Elle m’observa un instant d'un œil torve, puis glissa ses doigts fins dans les miens.  Avec la même méfiance que face à un animal sauvage. Je lui adressai un demi-sourire. Nous étions dans le même bateau, autant se soutenir mutuellement.

— Tu vois, je ne suis pas qu'une brute sauvage, plaisantai-je avec un sourire en coin.

Myra ne me rendit pas mon sourire, mais elle releva le menton avec fierté pour planter son regard carmin dans le mien.

— Tu as du courage, mage de Feu. Beaucoup de courage. Pour être venu jusqu'ici, pour te tenir à ses côtés et la soutenir.

Elle glissa un coup d'œil vers Atalaya.

— C'est honorable.

Ses mots firent mouche. Porter la charge d'Atalaya, du moins chercher à l'amoindrir, n'était pas une décision anodine. Je le savais. Myra venait de m'en attribuer du mérite. J'aurais préféré prouver ma valeur de bien d'autres façons. Je savourais pourtant la lueur qui brillait dans les yeux de la caelyn. Du respect. Peut-être allions-nous pouvoir nous entendre, après tout.

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