Chapitre 56-1 Isadora et Hélias ne sont plus, mais l'écho de leur amour perdure

L'urgence croissait dans ma cage thoracique. Je le sentais. Atalaya était en train de quitter ce monde. Je ne resterai pas les bras croisés.

— Comment peux-tu en être certain ?

Les prunelles rubis de la Seina se plissèrent. Elle se doutait que ma magie était à l'œuvre.

— Je le sens. Je sens son Esprit s’affaiblir, grondai-je. Laissez-moi me rendre auprès d'elle.

— J’ignore ce que tu as fabriqué, mage de Feu, mais tu me devras des explications. Va. L’Eldöryan va t'y conduire.

Sa main désigna la sylve autour de nous. Mes yeux firent l'aller retour entre le pli soucieux de son front et le vide interminable sous nos pieds.

— Vous voulez que je saute ? m'enquis-je, atterré

La Seina cligna des paupières.

— Vous êtes toujours aussi pragmatiques, mage de Feu ? Je ne veux pas que tu sautes. Si tu veux la rejoindre, l’Eldöryan te conduira à elle, tout simplement.

— Ça, j'avais compris, la dernière partie, grommelai-je.

Requête ou pas, j'allais devoir sauter du pont. J'hésitais encore un instant. Jusqu'à ce que l'esprit d'Atalaya glisse entre le mien. Je la retins de toutes mes forces, enjambai les lianes et me jetai dans le vide. J'atterris sur une masse moelleuse, recouverte de poils duveteux. Ses trois paires d'ailes bordeaux aux motifs jaunes orangés battaient l'air avec vigueur. Un Lychaon. Le papillon géant traversa le hira des dryades en quelques minutes. Un temps trop court pour apprécier sa vitesse et la sensation grisante de liberté. Il rasa les cabanes de si près que je n'aurais eu qu'à tendre le bras pour en toucher le bois.

Soudain, il vira à gauche et inclina son dos au-dessus de l’esplanade d'une des cabanes. La paire d'aile plus petite battait plus vite pour lui permettre de faire du sur-place. Je me laissai glisser de son dos, le gratifiai d'une caresse, puis le Lychaon s'éloigna à tire d'aile. Je pivotai face à la cabane en bois. Du bruit provenait de l'intérieur. Je me glissai derrière le rideau végétal que en gardait l'accès sans soucis de discrétion.

Atalaya était allongée sur une paillasse, le front couvert d’un linge humide. Les murs chargés d'étagères débordaient de pots divers et variés. Myra s'affairait de dos sur un plan de travail, au milieu de dizaines de pots ouverts. Une odeur herbacée et épicée embaumait la pièce. La dryade broyait énergiquement une mixture à l'aide d'un mortier. Elle ne se retourna même pas lorsque je m'agenouillai près de la jeune femme.

— Que fais-tu ici ? siffla-t-elle. Je n'ai pas le temps pour…

— Elle est en train de partir, Myra !

Son pouls devenait de plus en plus faible. Sa respiration erratique accélérait les battements de mon cœur comme si elle en dictait le rythme. Je pressai le dos de ma main sur sa pommette, brûlante. Ses paupières résolument closes s'accordaient avec son teint blafard et ses lèvres bleuies.

— Pousse-toi !

Je m'exécutai à la hâte, l'adrénaline se répandit dans mes veines comme un poison. Elle distillait sa frustration de devoir rester passif alors que tout mon corps me hurlait de me battre pour la sauver. Mais que pouvais-je faire ?

Sonné, j'observai Myra soulever sa tête et la caler contre sa poitrine, immobile. Elle entrouvrit ses lèvres et tenta de lui faire ingurgiter sa soupe verdâtre. De l'autre main, elle lui massa la gorge pour stimuler sa déglutition. Elle resta ainsi ce qui me sembla des heures, entrecoupées de jurons fleuris.

Soudain, je vis les jambes d'Atalaya se raidir. Des soubresauts incontrôlables la traversèrent. Myra posa brusquement le bol au sol et plaqua sa paume sur la poitrine de la jeune femme, qui se mit à luire. Sa magie se diffusa dans le corps de la mage de la Terre, mais ses frissons ne cessaient pas.

— Reste avec moi ! supplia la dryade

Ces trois mots s'entrechoquèrent dans mon esprit avec la violence d'une tempête de sable. Je m'assis aux côtés de Myra et écrasais mes paumes sur les tempes d'Atalaya. Le tehî-séné s'agita au cœur de mon esprit, mais il nous reliait déjà autant qu'il le pouvait. Du moins, je le pensais.

L'esprit d'Atalaya ressemblait à un désert toxique où toute vie avait disparu. Ou presque. Un lien à peine visible s'enfonçait dans la brume devant moi. J’ignorais ce que fabriquait ma magie pour imaginer un décor pareil. J'aurais cru être plongé dans le rêve de la jeune femme.

Rhee

Je dressai l'oreille, interdit. À peine un souffle. Pourtant, je ne pouvais m'y tromper. J’étendis un bras invisible et serrai les doigts autour du filin grisâtre. S'il faut te ramener du bout du monde, je ne reviendrai pas sans toi. Je remontai la piste mentale, l'esprit grand ouvert. Le filin se dissolvait petit à petit dans la brume ambiante. Le temps me manquait.

Laya !

L'éclat de voix déboussola ma magie. Je m'agrippai au fil de toute ma force mentale. Malgré mes efforts, je le vis se disloquer. Il s'effrita, puis se dispersa dans la brume. Mon cœur loupa un battement, puis un second. Le silence qui s'était abattu dans son esprit pesa sur ma tête de tout son poids. Non,... non !

Laya !

Mon hurlement déchira la brume comme un couteau.

Laya !

L'absence de réponse me coupa le souffle. Je fouillai chaque recoin de son esprit, avec l'énergie du désespoir.

— Continue, mage de Feu. Ne t'arrête pas.

Je crus un instant qu'elle m'incitait à cesser de rêver l'impossible. Avant de comprendre le sens de ses mots. Alors, je criai à nouveau, de toute la force de ma pensée. La brume se disloqua à nouveau. Était-ce une invitation ? Peu importait, j'y fonçai tête baissée. Peu à peu, mes sensations se transformèrent. Je réalisais après coup que je sentais mes bras et mes jambes, comme dans un rêve.

Le tehî-séné pouvait m'amener au plus profond de son esprit, mais le risque était gros. Il ne valait pas la peine d'être encouru, d'après Shiva. Jamais. Pourtant, il n'était pas question de faire machine arrière. Si je devais ne jamais revenir de cette plongée onirique, alors tant pis. Je ne repartirai pas sans elle.

Soudain, je décelai une lueur au loin. Ténue et diffuse, elle se démarquait à peine à travers le brouillard épais du poison. Une pulsation se mit à marteler ma poitrine. Je pris quelques instants pour comprendre de quoi il s'agissait. Cette pression légère et insistante, cet émoi qui se déversait en moi. Comme un appel à la liberté.

Je revis comme un flash les rubans luminescents s’enrouler autour des troncs d'arbres, à Tirawan. La Lumière. C'était ma Lumière que je sentais croître en moi comme un soleil prêt à éclater. Je tendis le bras. Une corde nitiscente en jaillit et se précipita vers celle qui l'appelait.

Rhee !

Sa voix instilla dans mes veines l'adrénaline qui bouscula mes jambes dans leur élan. Je me retrouvais au pied d'une sphère luminescente. À travers sa surface aussi fine que du papier de verre, je distinguai une silhouette recroquevillée. Des cheveux ébène parsemés de bleu indigo. La représentation chimérique de l'esprit d'Atalaya.

Il n'avait pas baissé les bras. Il s'était retranché derrière sa derrière barrière. Son bouclier à l'éclat d'une étoile mourante. Des volutes phosphorescents s’enroulaient tout autour et gardaient la brume à distance.

Aide-moi.

Je compris, à cet instant. Ce n'était pas la voix d'Atalaya que j'entendais. C'était sa Lumière. Qui m'appelait. Sans hésiter, je plaquai mes paumes contre la surface à la texture singulière. Aussi solide que la glace, le froid en moins. Un flot de Lumière se propagea dans la sphère. Elle grossit petit à petit, les volutes se répandirent autour de nous. La brume recula progressivement. Acculée dans les recoins de son esprit, elle ployait sous nos Lumières mêlées.

J’ignorais la magie capable d'une telle prouesse. La silhouette prostrée se redressa doucement. Je plongeai dans son regard violet où des paillettes dorées dansaient. Il brillait de reconnaissance. Un sourire étira ses lèvres, de ceux qui arrachent toutes résolutions. Je baignais dans ses émotions. Si j'y plongeais, je ne remonterai pas. Alors, je me contentai d'y nager à la surface. De les laisser affleurer mon esprit sans y imprimer leur trace indélébile. La douleur si profonde qu'elle refoulait chaque jour, ses craintes qui cadraient chacune de ses décisions, se mouvaient dans les profondeurs de son esprit.

Celle qui prévalait en cet instant, j'étais incapable de la nommer. Une lueur d'une ardeur dévorante, qui constellait sa peau d'étoiles minuscules. Je m'approchai d'un pas mécanique. Garder le contrôle sur la chaleur qui enflait dans mon bas-ventre relevait presque du miracle. Elle glissa une main derrière ma nuque et rapprocha nos visages d'une traction. Je retins mon souffle. Ses lèvres souriaient toujours, mais son regard s'était teinté de défi. Nos nez se frôlaient. De si près, elle exhalait un parfum vanillé entêtant.

Ma raison tentait en vain de me faire prendre conscience que ce n'était qu'une chimère devant moi. Une représentation mentale de son esprit. La projection de mes propres désirs, sans doute. J'allais seulement concrétiser mes fantasmes en rêve. Mais j'avais déjà jeté ma raison au placard. Je comblai la distance entre nous sans réfléchir davantage. Et elle s'évapora dans mes bras.

Je rouvris les yeux dans la cabane de Myra, au chevet d'Atalaya. Son visage si près du mien me faucha un battement de cœur. Ma main toujours derrière sa nuque, je calai sa tête sur mes genoux avant d’affronter la dryade. Celle-ci me dévisageait avec un sourire hilare.

— Le rêve a été agréable ? susurra-t-elle

Je n'osais pas imaginer ce qu'elle avait pu observer vu de l'extérieur. Je la fusillai des yeux sans répliquer. Elle ricana de plus belle.

— Je ne sais pas ce qu'elle te trouve, susurra-t-elle, mais toi, tu es perdu, mage de Feu.

Sur mes genoux, Atalaya respirait paisiblement. Toujours inconsciente, mais en vie. Sa peau avait repris des couleurs, mais sur ses bras persistaient les nervures écarlates. Son visage avait été épargné. Je caressai du bout des doigts la courbe de sa mâchoire.

À quoi bon nier ? Myra n'avait pas tort, j'avais perdu la bataille il y avait longtemps déjà. Aujourd'hui, je me serais damné pour la sauver. La blessure ouverte lorsque je l'avais crue perdue saignait toujours dans ma poitrine. L'envie de la serrer dans mes bras, de sentir encore son odeur, brûlait dans mon estomac.

— Son état s'est stabilisé, m'informa Myra d'une voix tendue.

Je la dévisageai en fronçant les sourcils.

— Quel est le “mais” ?

La dryade glissa ses doigts fins sur l'avant bras de Laya. Elle détailla durement les nervures pourpres qui sillonnaient sa peau hâlée.

— Elle n'est pas guérie, pas tant que je n'aurais pas trouvé un antidote. Elle n'est vivante que parce que nous avons réussi à contrer le poison. Ce n'est que temporaire.

Effectivement, mes paumes luisaient doucement et diffusaient ma magie dans le corps de la jeune femme.

— Je ne bougerai pas d'ici tant qu'elle ne sera pas sauvée, affirmai-je.

Une nouvelle vague de détermination envahit les traits de son visage. Myra se redressa d'un bond.

— Je vais tâcher de réunir les plantes qu'il me faut, je plancherai ensuite sur l’antidote. Prépare-toi, tu n'as pas idée de la quantité d’énergie que ça va te coûter.

Je hochai la tête, puis elle disparut à la hâte de la hutte.

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