Chapitre 55-1 Aux confins des Hauts-Arbres, s'élève encore le chant de l'espoir
Je contemplai son visage blême, ses lèvres tremblantes, son front brillant. Ses prunelles fiévreuses accrochaient les miennes avec la force du désespoir. Atalaya souffrait de je ne savais quel… Mon regard dévia vers sa main bandée. C'est cette fichue coupure !
— Montre-moi, grondai-je.
Le nœud qui me tordait les entrailles m'avait retiré tout tact, mais ce fut avec délicatesse que je saisis sa main blessée. Je déroulai précautionneusement le bandage imbibé d'un jus infect. Il faudrait le changer d'urgence, mais c'était le cadet de mes soucis. Sous mes yeux, la plaie la plus affreuse que j'eus observé de toute ma courte vie. Purulente et violette, ce furent surtout les nervures rouges bordeau qui me mortifièrent. Je remontai la manche de sa tunique jusqu'à son épaule. Elles poursuivaient leur course sur l'omoplate de la jeune femme et plus encore.
— C'est du… ?
Elle hocha la tête, les yeux hagards.
— C'est du poison, oui. Leurs armes en étaient recouvertes.
Je marquai un temps d'arrêt, le temps d'assimiler ses mots. Un rire nerveux me secoua. J'humidifiai ma lèvre inférieure.
— Attends, tu veux dire que tu le savais ? C'est pour ça que tu t'es inquiétée de nous savoir blessés ! éructai-je
J'étais écœuré de n'avoir pas pigé avant. L'hystérie prit le pas sur la colère.
— Tu le savais ! Pourquoi… pourquoi n'as-tu rien dit ?
— Qu'est-ce que ça aurait changé ? riposta la jeune femme.
L'envie de frapper quelque chose me démangea fortement. J'aurais voulu lui hurler dessus, lui faire entendre raison. Comment a-t-elle pu me cacher un truc pareil ?! La gravité de la situation s'imposa comme un coup de massue. Atalaya était mourante. Mourante.
— Je ne te laisserai pas mourir, murmurai-je.
Elle cilla des paupières. La vie désertait son visage comme le vent emporte les feuilles mortes. Je repris d'une voix grave, les yeux plongés dans les siens.
— Je ne te laisserai pas mourir, tu m'entends ?
Elle secoua la tête, une quinte de toux retarda sa réponse.
— Je ne veux pas d'adieux, Rhee.
Sa voix mourut dans un souffle, mais elle se redressa contre le tronc. Ses mots crevèrent la surface de mon esprit pour s'y ficher. Pas d'adieux ? Il n'était pas question de la perdre. Je percutai à cet instant, la force de cette certitude. L'idée même de la voir s'éteindre dans mes bras, de poursuivre ma route sans elle, était insupportable. Inconcevable. Je saisis son visage entre mes mains, gravai dans ma mémoire ses prunelles violettes, ses traits fins, sa peau couleur du miel, ses lèvres pleines, avec la fébrilité du désespoir.
— Je suis désolé, murmurai-je. Ce que je t'ai dit, ce n'était pas…
— Rhee, il faut que tu m’écoutes, insista la jeune femme.
Mais je n'avais pas envie de l'écouter. Je regrettais amèrement les mots que je lui avais lancé au visage pour justifier la jalousie qui avait étouffé l'évidence.
— Laya, je ne pensais pas ce que je t'ai dit, répétai-je d'une voix douloureuse.
— Je sais.
Sa paume indemne se posa sur ma pommette. Je ressentis la profondeur de sa sincérité. Elle n'était pas même en colère. Elle m'avait donné une leçon, mais elle préférait écraser ma bêtise et retenir mes excuses. Une femme pareille n'avait pas le droit de s'éteindre. Pas le droit de me laisser. Pas avec cette marque au fer rouge qu'elle avait gravée dans mon âme.
— Je le sais, Rhee, mais tu auras l'occasion de te mettre à genoux lorsque je serais guérie, ajouta-t-elle avec l'esquisse d'un sourire taquin.
Un rire étranglé m'échappa.
— Bien sûr que tu vas guérir.
Atalaya ne pouvait pas mourir. Elle était une Héritière, mon Héritière et celle de la Terre. Je l'avais toujours vue comme une sorte de Mage puissante, pleine de ressources. Elle avait toujours trouvé une solution à tout, ou presque. Hors de question de paniquer, il en allait de mon honneur. Pourtant, la douleur cuisante repoussait mon sang-froid dans ses retranchements.
— Pour ça, il va falloir m'écouter attentivement, Rhee.
Sa main crocheta mon menton pour attirer mon visage plus près. L'odeur de sa peau imprégna mes sens, un mélange de lavande et de vanille. Pendu à ses lèvres blêmes, je maudissais mon impuissance plus que l'injustice. J'en serais même venu à prier Thori d'intercéder en notre faveur.
— Il faut m'emmener au Hîra du Lychaon au plus vite. Demande Myra.
Elle prit une inspiration. Sa poitrine se souleva difficilement.
— Si quelque chose m'arrive, je te confie Lay. Je sais que tu sauras veiller sur lui.
Mes yeux s'écarquillèrent.
— Ne me demande pas ça, Laya ! Tu n'auras à le confier à personne, tu vas t'en sortir !
Elle crispa ses doigts autour de mon menton.
— S'il te plaît, Rhee. J'ai besoin de le savoir auprès de toi. Promets-moi que tu t'occuperas de lui.
Ses prunelles brillaient de regret et de larmes contenues. Je ne pus que hocher la tête. Comment pouvais-je le lui refuser ?
— Je te le promets, Laya.
Elle dodelina de la tête en retour. Le poison se propageait trop vite. Bien trop vite. Elle allait perdre conscience, bientôt. Je glissai une main derrière sa nuque et pressai mon front contre le sien. Elle ne voulait pas d’adieux, moi je crevais d'envie d’ancrer dans son âme l’émotion qui tapissait la mienne.
— Je ne te laisserai pas tomber, quoi qu'il arrive. Je le jure sur la mémoire d’Hélias, je ne te laisserai pas mourir.
Atalaya déglutit, sa peau brûlante éveillait mon Feu. Sa main agrippa le col de ma tunique. J’inspirai plus fort. Plus vite.
— Tu n'es pas responsable, Rhee, murmura-t-elle contre mes lèvres. Pas plus que tu ne peux changer l'issue de ce combat que je dois seule mener.
Les dents serrées, je refusais de céder à la résilience. Jamais. Je. Ne. La. Laisserai. Pas. Sombrer.
— As-tu confiance en moi ? rétorquai-je, la mâchoire crispée par la détermination
— Tu as bien plus que ça.
Les mots m’échappèrent l’espace d'un instant. Les siens enflammèrent mon esprit. J’embrassai le haut du crâne de la jeune femme. Elle ouvrit son esprit au mien encore plus pleinement qu'à Faiz. Je laissais ma magie se mêler à ses pensées, jusqu'à s’y nouer fermement. Je la garderai en vie le temps qu'il le faudrait.
Shiva m'avait déjà prévenu que le tehî-séné ne poursuivait pas ce but. Qu'un lien d'une telle étroitesse pouvait s'avérer irréversible. Mais je m'en fichais. Être lié à Atalaya ne serait pas une sinécure, mais au moins un voyage extraordinaire. Quand bien même, j’étais près à tenter l’impossible, si elle vivait.
Lorsque je la dévisageai à nouveau, ses iris brillaient plus vivement et sa peau avait réchauffé d'une teinte. Atalaya cilla, perplexe. J’embrassai sa tempe à la hâte, avec un sourire d’excuse.
— Je t’expliquerai, promis-je.
— Ça, j’y compte bien, grommela-t-elle.
J'hélai ensuite les adolescents à la hâte. Alys et Lay rappliquèrent en quelques secondes. Ils n'étaient pas restés bien loin. Lay comprit le premier, il n'avait qu'à voir la tête de sa mentor pour imaginer le pire. Malgré notre lien, elle était clairement incapable d'aligner un pas devant l'autre.
— Laya… coassa le garçon, mais que… ?
Il ne finit jamais sa phrase, les mots s'écorchèrent contre sa langue alors qu'un sanglot déchirait le silence de la sylve.
— Il faut l'emmener au village, souffla Alys d'une voix blanche. Maintenant. En route.
Lay se précipita pour soutenir Atalaya. Je glissai un bras dans son dos et me plaçai de l'autre côté. Riv glatit et nous dépassa en un battement d'aile. Le sol s’inclina sous nos pieds, tandis que les fleurs géantes inclinaient leur pétales pour nous ouvrir la voie. Atalaya parvint à faire une dizaine de pas, puis soudain, ses jambes refusèrent de la porter. Elle évita la chute de justesse et s’effondra dans mes bras. Son esprit perdait en vivacité.
— Reste avec moi, Laya, grognai-je.
Je repoussai la main de Lay et la soulevai dans mes bras.
— Je m'en occupe, ne t'en fais pas.
Je glissai mon regard vers la jeune femme. Une pensée frémit dans son esprit, mais elle ne put la formuler. Ses prunelles se voilèrent et ses bras glissèrent le long de son buste, ballants. Je réprimai la grimace qui menaça de tordre mon visage. Elle m'avait confié Lay, je devais en faire ma priorité. Cet adolescent sans famille allait perdre celle qu'il avait eu tant de mal à construire. Je ne remplacerai jamais Atalaya, mais je devais veiller sur lui du mieux que je pouvais.
— Elle va s'en sortir, Lay.
Devant nous, Alys traçait sa route au plus vite qu'elle le pouvait sans nous perdre. Elle repoussait les branches basses et les larges feuilles des taillis pour nous dégager un chemin de mousse lisse et sans ornières. Elle s'engagea petit à petit sur des lianes épaisses qui grimpait à flanc des troncs en pente douce. Je sentais dans mon dos la pression des branches qui me retenaient. Riv volait à côté de nous, mais il poussait des cris aigus réguliers. Il essayait sans doute de communiquer avec Laya.
Soudain, deux lianes s’étirèrent de part des autres de deux troncs. Elles claquèrent sèchement contre l’écorce. L'une devant Alys, l'autre derrière moi. Lay se figea sur place. Alys aussi, mais aucune peur ne crispait son visage. Je serrai Atalaya plus fort contre moi, ma magie à l'affût. Personne ne s’approcherait d'elle.
La silhouette qui surgit en travers du chemin, arc bandé, n'aurait pu m'impressionner davantage. Atalaya n'avait pas menti au sujet des dryades. Je manquai de siffler d'admiration. Je ne sus ce qui me retins. Mon instinct de survie sans doute.
Ses longs cheveux blonds épousaient sa silhouette longiligne aux formes quasiment parfaites en une cascade d'or pâle. Sa peau d'ivoire se paraît de reflet de la même teinte que ses pupilles rubis. Elle me toisait de haut en bas, avec la prestance d'une cheffe de clan.
— Que faites-vous sur nos terres ?
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