Chapitre 54-2 L'Eldöryan a scellé ses frontières pour préserver sa paix

À l'instant où j'émergeai en Eldöryan, la présence de la sylve m'assaillit. Une grosse masse atterrit dans notre dos, juste à temps. La sylve referma le portail sans même que je le lui demande. Je m'effondrai à genoux, le souffle court. Je plaquai ma paume blessée contre ma poitrine.

- Tu as été touchée ? s'inquiéta aussitôt le mage de Feu

Je levai ma paume intacte, réfrénant ses ardeurs d'une voix impérieuse.

- Non, mentis-je. Juste une éraflure.

Je n'eus guère le temps de prononcer un mot de plus. Un boulet de canon se précipita vers nous. Je l'attirai contre moi avec un soupir de soulagement.

- Vous en avez mis du temps, grommela Lay.

- Vous avez été fantastique, vous vous êtes bien défendus. Je suis fière de toi.

Je lui embrassai le front, avant de me redresser.

- Vous n'avez rien ?

Ma question s'adressai autant à Alys qu'à mon protégé. La jeune dryade était appuyée contre un tronc, les mains sur les genoux. Je m'avancai pour lui ébouriffer ses boucles blondes.

- Rien du tout, sîn Diaslîn, à part notre dose de course poursuite pour la journée.

J'éclatai de rire, rassurée. Puis, je couvai le mage de Feu d'un regard critique.

- Tu es sûr que ce n'est pas le tien ? Tu n'as aucune blessure ?

Ce qu'il prit pour de la sollicitude lui tira un sourire en coin. Il s'approcha d'un pas détendu, mais sa démarche raide trahissait sa fatigue. L'accrochage avec les mages de l'Air avait été rude. Pourtant, une angoisse sourde ceignait mon cœur, celle qui me donnait la nausée rien qu'à l'idée d'inspecter l'entaille à ma paume. Si Rhee...

- Je n'ai pas été touché, Héritière, m'assura-t-il pour la seconde fois.

Sa voix grave résonna à travers les arbres. Je clignai des yeux pour dissiper mon trouble. Ma paume m'élancait de plus en plus. Il fallait que je la désinfecte de toute urgence. Le mage de Feu me sonda du regard, les mouchetures écarlates qui le parsemaient lui donnaient un air sauvage, presque dangereux. J'avais cru, l'espace d'un instant, qu'il était tombé face aux mages de l'air. J'avais cru le perdre, cette fois-ci. Peut-être parce que son esprit était toujours fermé au mien, malgré le lien qui partageait nos pensées.

Je résistai à l'envie de lever ma main pour la poser sur sa joue. D'approcher mon visage du sien. De le serrer dans mes bras. D'abord parce qu'il était couvert de sang, il empestait l'odeur de rouille. Ensuite, parce que je n'oubliai pas que Rhee était toujours fâché après moi. Du moins, il ne m'avait pas fait part du contraire.

- Il y a un ruisseau juste derrière ces arbres, intervint soudain Alys, la main tendue vers un bosquet d'hévéa.

- Va te nettoyer, répliquai-je aussitôt, il faut reprendre la route sans tarder.

Rhee me dépassa sans un mot de plus. Mes épaules s'affaissèrent dès qu'il quitta mon champ de vision. Donner le change allait s'avérer plus compliqué que prévu. Je ne pouvais ignorer la douleur lancinante qui pulsait dans ma main, bientôt dans mon bras, et la torpeur qui s'emparait de mes membres.

- Prenez le temps de souffler, intimai-je à Alys et à Lay.

Ils ne se firent pas prier. Pendant ce temps, je me glissai à l'écart avec ma besace. J'en sortis des bandages propre, des carrés de mousse emportés de la tourelle d'Isadora, ainsi qu'une petite bouteille d'alcool de Vëonar. Je dépliai mon bras et ouvris ma paume. Une odeur nauséabonde assaillit mes narines. Le sang coagulé délimitait la plaie en une boursouflure noire purulente. L'entaille n'était pas profonde, mais une substance violine avait éclaboussé la chair à vif.

Ma magie répondit à mon interrogation avant que je ne la formule. Du poison. La lame du mage de l'air était recouverte de poison. Je pestai tout bas. Sans attendre, j'imbibai d'alcool la mousse et la pressai contre la plaie. Je me mordis la lèvre jusqu'au sang pour ne pas hurler. Le poison empêchait toute cicatrisation, la chair sanguinolente semblait se liquéfier sous l'effet du désinfectant.

Lorsque la douleur reflua légèrement, j'utilisais un morceau de bande alcoolisée pour nettoyer proprement les contours. J'avisais les arbres alentours. J'apercus à une centaine de pas un hélionirië, un arbre au tronc épais et aux feuilles roses dont la sève était un puissant cicatrisant. Je m'approchai, entaillai légèrement l'écorce avec une dague propre et plaquai contre ma paume intacte. Un filet de sève se déplaça à la surface. J'en étalai sur mon entaille sans modération. J'ignorais si elle allait retarder l'empoisonnement, mais elle permettrait peut être de refermer la plaie. Puis, je l'enveloppai dans un bandage propre et large.

Juste avant de nouer la bande, j'eus le temps d'apercevoir des nervures violines se propager sur la peau saine, sur quelques centimètres pour l'instant. Mon cœur se serra. Elles allaient recouvrir mon avant-bras, bientôt. La sentence serait tombée, si Myra avait été là. Pas question d'impliquer Alys pour autant, mais je n'avais plus le choix que de prendre la route du Hîra, le nom donné aux villages des dryades. Un par Seinar ou deux en Eldöryan du Nord.

Je rejoignis les autres d'un pas mesuré, autant m'économiser. Riv glatit d'un air interrogatif. Je pressai mon nez contre ses plumes pour le rassurer, soulagée de l'avoir près de moi. Puis, je récupérai mes armes laissées à terre. Nous avions abandonné nos paquetages dans notre course. Seule ma besace avait résisté ainsi que celle d'Alys. Fabrication signée l'Eldöryan, plus pratique et plus solide.

- Alys, tu prends la tête du groupe, déclarai-je. Tu peux nous guider jusqu'au Hîra ?

La jeune dryade s'étonna de ma requête.

- Bien sûr, mais que souhaitez vous trouver au village ? Vous pouvez prendre la route dès maintenant pour les montagnes ?

- Je cherche un moyen de transport plus rapide, souris-je.

- Ce n'était pas prévu, Atalaya, protesta Rhee, sourcils froncés.

- Vous ne pourrez jamais prendre le Tunnel !

Je rassurai Alys d'un clin d'œil.

- Le Tunnel est sacré, je n'aurais jamais compté demander à l'emprunter. Non, je voudrais demander à la Seina Reisha de nous confier des Lychaons, nous pourrons ainsi traverser l'Eldöryan du Nord sans problème.

Elle poussa une exclamation sceptique, mais elle haussa finalement les épaules.

- Peut-être, vous êtes Atalaya de Tirawan après tout.

J'éclatai d'un rire léger, coupé par une quinte de toux. Je me raclai la gorge pour dissimuler mon trouble.

- Alors, en route.

J'évitai d'utiliser ma paume blessée au maximum. Heureusement, Alys nous guidait à travers les chemins les plus praticables. Lorsque je trébuchai, les racines des arbres se mouvaient pour rétablir mon équilibre. Riv volait tranquillement près de nous. En Eldöryan, les arbres étaient suffisamment espacés pour qu'il étende ses ailes sans difficultés.

La fatigue se ressentait de plus en plus au fil des minutes, qui m'apparaissaient des heures. La fatigue, ou les effets du poison, ceci-dit. Je fermai la marche, précédée par Rhee. Lay ne quittait pas Alys d'une semelle, il ne semblait s'être aperçu de rien. Tant mieux. Il tourna la tête à ce moment-là, plissa les yeux. Puis, il glissa un mot à la jeune dryade et ralentit le pas pour se retrouver à ma hauteur.

- T'as pas l'air dans ton assiette, commenta-t-il simplement.

Autant pour moi, il avait parfaitement remarqué. Je mesurais mes mots pour lui répondre, d'autant que le mage de Feu devait être à l'affût de chacun d'eux.

- Le semi-réveil de mon Feu m'empêche de manier la Terre comme avant, expliquai-je à voix basse. L'utiliser à Vëonar m'a épuisée, voilà tout. Je me reposerai au village et tout ira bien.

Je caressai son visage avec tendresse.

- Profite d'Alys, conclus-je avec un clin d'œil taquin.

L'adolescent grommela quelque chose d'inintelligible, puis il regagna sa camarade sans demander son reste. J'aurais ri, si le brouillard qui enserrait à présent mon esprit ne le ramollissait pas. Je croisai alors les prunelles inquisitrices de Rhee, la tête penchée à demi pour me dévisager. Il ne souriait pas.

- Pourquoi tu ne retires pas ton bandage ? Ça devrait être cicatrisé depuis le temps.

Il avait l'œil. Je maîtrisais la grimace qui plissa mon nez du mieux que je pus. Je ne pouvais pas perdre de temps à encaisser sa colère ou je ne savais quoi d'autre. Il fallait atteindre le village, si je voulais avoir une chance de m'en sortir. Je tirai sur la manche de ma tunique en relevant le menton.

- Depuis quand ma santé t'intéresse ? crachai-je. Tu ne peux pas être sûr que je te dises la vérité, pas vrai ?

Rhee se renfrogna et me tourna nouveau le dos sans répliquer. Pourvu qu'il ne gamberge pas trop. Nous continuâmes de marcher pendant une heure entière. Mes jambes me portaient à peine. Je ne devais mon endurance qu'à la présence de la sylve. Surtout à la racine dans mon dos qui me poussait à avancer, prête à me rattraper à chaque chute. Les feuilles larges et plates des bosquets s'écartaient sur mon passage. Les corolles des fleurs géantes, aux couleurs chamarrées, se déployaient à chacun de mes pas, autant de coussins sur lesquels je pouvais m'appuyer.

Bientôt, je ne pus plus avancer d'un pas sans être essoufflée, au bord de l'inconscience. Le moindre effort me coûtait une énergie précieuse. J'avais vraiment cru être capable d'atteindre le hîra. Je devais me rendre à l'évidence, je devais m'arrêter maintenant, sinon j'allais gaspiller les dernières réserves d'énergie que je possédais.

Je m'immobilisai contre un tronc qui se couvrit de mousse moelleuse. Lay discutait toujours avec Alys, le sourire aux lèvres. Je ne pouvais pas l'abandonner, pas comme ça ! Pourtant je le sentais dans chaque fibre de mon être. Le poison me consumait à petit feu. J'allais mourir.

J'inspirai profondément, enfin autant que cela m'était possible. Puis, je projetai mon esprit vers Riv. J'allais avoir besoin d'aide pour continuer à avancer. Je me rendis compte que je m'étais trompé de "R" lorsque Rhee pivota vers moi, quelques pas devant. Ses yeux s'écarquillèrent. Je devais faire peine à voir c'était certain. Il s'approcha à pas rapides, mais je réfrénai son angoisse d'un geste de la main.

- Je ne veux pas alerter les enfants, prévins-je d'une voix atone.

Le mage de Feu se retourna à demi.

- On fait une pause ! déclara-t-il d'une voix forte. Allez vous balader, je dois parler avec Atalaya.

Je n'entendis pas Lay protester, mais les bruits de voix s'éloignèrent. Rhee reporta aussitôt son attention sur moi.

- Dis-moi ce qui se passe.

Sa voix grave prenait des intonations inhabituelles. Il avait peur. De mémoire, je n'avais jamais vu la peur affecter les traits de son visage. Ses prunelles plongées dans les miennes, la colère qui les avait enflammées la veille au soir s'était envolée. La résignation étira mes lèvres en une ébauche de sourire. Sa main se plaqua sur le tronc, juste au-dessus de ma tête.

- Laya...

Je pinçais les lèvres, le cœur serré. Comment lui annoncer que j'allais mourir ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top