Chapitre 53 Tirawan n'est pas qu'une forêt, c'est avant tout une sylve
Le sommeil balloté de questionnement, je me réveillai le ventre gonflé d'irritation. Les premières lueurs de l'aube baignaient la forêt de couleurs violacées. J'inspirai à plein poumons les effluves sucrées des fleurs de l'aube. Leur minuscule cœur prune gorgé de rosée s'épanouissait sur le tapis d'humus. Dans quelques heures elles mourraient, pour laisser leurs sœurs croître et s'éveiller le lendemain suivant. Seules certaines d'entre elles, celles qui essaimaient, survivaient plusieurs mois. Elles garantissaient la survie de leur espèce et pour cela la nature leur avait offert un présent. Une corolle lilas qui contenait les nutriments nécessaires à leur survie prolongée.
Comme elles, j'avais survécu à la mort des miens pour la survie de la Terre. Pour que leur mémoire ne soit pas oubliée, pour poursuivre leur combat. C'était mon devoir. Peu importait la souffrance que cette responsabilité avait engendré. J'avais peut-être cru y échapper en trouvant refuge à l'Académie, mais mon passé m'avait rattrapé. Inévitablement.
L'aile de Riv frôla mon nez qui se plissa. Ça chatouille ! m'esclaffai-je. Riv remua à peine, mais son rire silencieux retentit dans mon esprit. Je savourai encore un instant la tiédeur de l'air, juste parfaite. Ni trop humide, ni trop fraîche. Riv aussi se prélassait, guère pressé de se lever. La douceur de son plumage n'avait rien à envier au moelleux de la mousse du sol de la forêt. Par Isadora, ce que j'adorais dormir contre lui !
J'eus une pensée soudaine pour Ochoro et Caleb, qui ignoraient tout de notre périple. Ils ignoraient même si j'étais en vie. Je fermai les yeux et triturai le collier d'aigue-marine pendu à mon cou. J'aurais aimé les avoir avec moi, pouvoir me reposer sur eux. Dumë m'infligea une claque mentale fulgurante. Je me redressai en position assise avec un halètement. Riv protesta par un claquement de bec irrité.
Bien évidemment, je ne devais pas me reposer sur eux. Ils n'étaient pas en mesure d'affronter l'obscurité. Quand bien même, ce n'était pas leur rôle. Seulement le mien. J'avisai du regard le campement toujours endormi. Alys était à peine visible sous la couverture végétale dont elle s'était recouverte.
Je me dégageai de l'aile de la pyrie à regret, pourtant l'air n'était pas froid. Tirawan ne connaissait pas d'hiver. Les cerfangs, couchés non loin du campement, s'éveilleraient bientôt. Je tirai de mon paquetage ma cape de voyage, ainsi que des bottes plus épaisses, adaptées au sol inégal des plaines de la terre des hommes. Mes dagues et mon carquois ne tardèrent pas à être sanglés à leur tour. Je prenais le temps de ne rien oublier.
Quitter Tirawan signifiait se retrouver en terrain ennemi, à peu de choses près. Mieux valait être armé. Rhee n'était nulle part en vue. Quelques minutes plus tard, je réveillai les deux adolescents après leur avoir préparé leur collation.
- Par où allons nous passer ? m'interrogea Lay
- Pas par la route, souris-je. Trop fréquentée. Je ne veux croiser ni fermier ni marchand, ni risquer de laisser une quelconque trace. Nous allons longer la frontière de l'Eldöryan jusqu'au portail. La frontière entre Vëonar et Tirawan est toujours la rivière Ondyn.
- Nous ne quitterons pas la forêt, dans ce cas, remarqua Alys, avec une pointe de soulagement.
- La sylve de Vëonar est très différente, la prévins-je. Elle a rejeté les Premières il a des siècles de cela, à l'image de son peuple. Il est impossible de tisser un lien profond avec elle, donc de s'en faire obéir en dehors d'ordre simple. Même pour moi.
- Les dryades ne sont pas des mages, opposa la jeune fille. Elles ont un lien immuable avec la terre, peu importe où elles se trouvent. Nous sommes la terre.
Un léger soupir m'échappa. Alys était têtue. Exactement comme toutes ses semblables.
- Ne joue pas l'effrontée, l'avertis-je. C'est la prudence qui a sauvé les tiens des guerres qui ont sévies sur le continent. Il y a à peine plus de trente ans, les Hommes exécutaient leur Thessar par crainte de la magie. Ne sous-estime pas leur ressentiment à son égard. Ils abhorrent l'inconnu tout autant que l'étranger.
La mise en garde lui coupa la chique. Elle se mit à ruminer dans son coin. Lay dissimula son sourire en prenant une gorgée de lait de murde. Je lui pressai affectueusement l'épaule et me levai pour sangler les cerfang. Toko s'approcha au trot, en réponse à mes pensées. Il effleura mon front du bout du museau. Je l'enlaçai brièvement. Son cœur battait sous sa peau épaisse. Il brama lorsque je lui flattai l'encolure. Un sentiment de courage s'insuffla dans mon esprit à travers notre lien.
Ses prunelles violines, si semblables aux miennes brillaient avec l'éclat de la sagesse et la solennité de son âme. Grand gardien de Tirawan, le cerfang m'observait avec tendresse. Lorsque nous nous étions rencontrés, il avait quelques mois et moi, à peine plus de six ans. Il était venu à moi poussé par la sylve et nous avions forgé un lien d'âme à âme. Au début, ce n'était que course poursuite dans la forêt ou la rivière, cabriole et parties de câlin. Puis, nos jeux s'étaient transformés en chevauchée acrobatiques, puis en fuite opportuniste. Toko m'accompagnait souvent lors de mes virées secrètes à Faiz ou à Othien, bien qu'il ne s'éloignait jamais trop de la frontière.
- On lève le camp ?
La voix de mon protégé me tira de mes souvenirs. Je fis volte-face, la mine soucieuse.
- On devrait, mais je ne sais pas où est...
- Pas besoin de m'attendre, maugréa une voix dans mon dos.
- Comme si tu savais te repérer à Tirawan, moucha Lay, hilare.
Rhee le fusilla des yeux, tandis que je masquais un sourire amusé. L'adolescent avait un don pour alléger l'atmosphère, souvent au détriment du principal intéressé. Les cerfangs furent harnachés en quelques minutes et nous prîmes la route. Riv nous devançait de quelques mètres, sa conscience à la frontière de la mienne. Il refusait de perturber mon lien avec Toko, mais se tenait prêt à m'écouter.
Moins d'une heure plus tard, l'Ondyn se dressait devant nous, entre Tirawan et la terre des Hommes. Ses eaux tumultueuses éclaboussaient la berge de gouttelettes translucides. Lorsque les cerfangs bramèrent à l'unisson, les racines noueuses des érables s'étirèrent et s'enchevêtrèrent au-dessus de l'eau claire. Nous descendîmes de nos montures, prîmes nos paquetages sur le dos. Nos routes se séparaient ici.
- Prends soin de toi, mon beau, murmurai-je. Tu es mon compagnon pour la vie.
Riv poussa un glatissement de désaccord que j'ignorais royalement. Toko inclina son museau, je pressai mon front contre le haut de sa tête. Une sensation étrange m'emplit alors. Je ressentis la puissance de notre amitié prendre racine dans mon cœur. L'émotion m'enserra la gorge. L'esprit du cerfang se glissa dans le mien une dernière fois. Soudain, une voix grave, rauque et grasse à la fois, s'éleva au plus profond de mon esprit.
- Tu marches sur ses traces, Atalaya. Tu as perdu une mère, mais tu es l'enfant de cette sylve. Elle t'a élevée et t'a aimée, elle te sera toujours fidèle. Tu auras toujours ici une maison. Maintenant, va et grandis. Il est temps de réparer les erreurs du passé.
Je fixais Toko, ébranlée. Mon visage décomposé peinait à reprendre des couleurs. Pourtant, j'avais la certitude que ces paroles n'étaient destinées qu'à moi seule. Qu'elles ne provenaient pas non plus de mon cerfang. Je caressai le dessous de sa tête, la gorge nouée. Je brûlais d'envie de quitter la sylve en bonne et due forme. En fusionnant avec elle, comme de coutume. En libérant mon aura sans retenue. C'eût été bien trop suicidaire.
Je me contentai alors d'enlacer encore une fois Toko, puis de poser une main contre un tronc d'arbre. Le lichen recouvrit ma main en quelques secondes, puis il se rétracta lorsque je la retirai.
- En route, décrétai-je.
Je fus la dernière à traverser le pont. Sous mes pieds, des fleurs de soleil poussaient par dizaines. J'esquissai un sourire nostalgique. J'avais créé les fleurs de soleil pour maman. Leurs pétales rose orangés se déployaient tels les rayons du soleil couchant. Son cœur doré étincelait avec la douceur d'une bougie et brillait même la nuit. J'effleurai du doigt le velours des larges pétales avec un brin de mélancolie. Dans mon dos, j'entendis les cerfangs rebrousser chemin au cœur de la sylve.
Je mis pieds sur l'autre rive. Le pont de racine se rétracta aussitôt. J'inspirai une fois, inventoriai mentalement la moindre de mes armes. Pour la troisième fois. Les chênes qui s'élevaient devant nous tranchaient par leur banalité avec les arbres aux troncs larges et enchevêtrés de Tirawan. J'étendis ma magie par réflexe. La vie circulait dans chaque parcelle de la forêt, force brute que je pourrais appeler en cas de besoin. Rien de plus. Nul esprit au sein de la sylve de Vëonar.
Ce silence m'avait profondément choquée lorsque je l'avais affronté pour la première fois. J'avais cru cesser de respirer. J'avais paniqué. Si Myra n'avait pas été près de moi, à cet instant, tous les efforts des derniers mois pour me reconstruire auraient été réduits à néant. Comment pouvais-je supporter l'absence de la sylve lorsque j'avais grandi avec ? J'étais une mage de la Terre !
Aujourd'hui, j'avais appris à utiliser ma magie autrement. Je comprenais à présent que ce fut à ce moment là que ma Lumière s'était réveillée pour la première fois, ainsi que l'Esprit. Ils avaient comblé ce gouffre dans ma poitrine comme ils avaient pu. C'étaient eux qui m'avaient insufflé la force de faire un pas après l'autre, alors que je ne pouvais plus m'appuyer sur personne.
Myra m'était trop précieuse pour que je mette sa vie en danger. Pas après ce qui était arrivé aux miens. J'avais tellement peur après l'attaque de Tirawan que Léander me retrouve en Eldöryan. Un craquement de branche me tira soudain de mes pensées avec un hoquet de stupeur. Je tirai une flèche et bandis mon arc, aux aguets.
- Je ne sens rien, m'apprit Rhee.
Je sondai les alentours également, mais je fus bien obligée de reconnaître qu'il avait raison. Alys avait posé sa main contre un tronc, prête à se mettre à l'abri. Lay abaissa sa dague en même temps que je baissai mon arc à mon tour. J'avisai la pyrie qui avançait péniblement à travers les arbres immobiles. Ceux de Vëonar ne s'écartaient pas sur son passage, eux. Je réprimai un soupir excédé.
- Envole-toi, Riv, insistai-je pour la troisième fois.
L'oiseau du soleil s'ébroua, puis il darda sa pupille dorée sur moi, intransigeant.
- Riv, tu seras en sécurité dans le ciel et tu pourras nous guider ! implorai-je
Mais la pyrie claqua son bec, obstiné. Je ne te quitterai pas. C'était les mots qu'il m'envoyait inlassablement à travers notre lien. Je gémis de dépit, mais lâchai l'affaire. Riv était plus têtu que moi, c'était peine perdue.
- Tu le sens ?
Lay s'arrêta devant moi pour me dévisager. Rhee et Alys prirent un peu d'avance, mais je poussais mon protégé d'une main ferme pour ne pas rompre notre groupe.
- Non, reconnus-je. Mais j'ai un mauvais pressentiment et ma magie ne se trompe jamais.
Ou plutôt, Dumë ne se plantait jamais. Nous longions le lit de l'Ondyn depuis une bonne heure et demie lorsque la fatigue se fit sentir. Alys se taisait, mais je voyais la sueur coller ses vêtements à sa peau et son front luisait. Si elle ne parvenait plus à réguler sa température, elle devait être épuisée. Lay avait meilleure allure, plus habituée à de longues marches, mais je préférais qu'il s'économise.
- Rhee, on va s'arrêter quelques minutes. Nous avons fait la moitié du chemin.
- Tu en es sûre ?
- Ne vous arrêtez pas pour nous, sîn Diaslîn, hahana la jeune dryade.
- Si tu prends pas une gorgée d'eau, tu vas dessécher, ricana Lay.
Alys lui tira la langue, mais accepta volontiers la gourde qu'il lui tendit. Je me désaltérai à mon tour, tandis que Rhee scrutait la forêt, alerte. Il en menait moins large qu'à Tirawan, le valeureux chevalier.
Les adolescents s'affalèrent au pied d'un arbre pour reposer leur jambe. Je ne les imitai pas, trop occupée à mimer le mage de Feu. Pour ma part, j'étais relativement en forme.
J'observais du coin de l'œil les deux adolescents. Lay décolla une mèche de cheveux blond du front de sa camarade. Alys appuyait sa tête contre son épaule, les yeux fermés.
- On aurait pas dû sécher les cours de sport, grommela la jeune dryade.
Lay éclata d'un rire franc.
- Toi ? Sécher les cours ? Tu devais avoir des sueurs froides rien que d'y penser !
Alys le gratifia d'un coup de coude, faussement vexée.
- On préférait nettement aller expérimenter nos pouvoirs dans le jardin de l'Académie, avec Diamé, s'esclaffa-t-elle.
J'esquissai un sourire amusé. Les deux dryades s'étaient bien trouvées. D'autant qu'Alys cachait bien son jeu. Derrière son visage d'ange et ses airs de bonne élève se cachait une petite frondeuse pleine de candeur et de courage, curieuse de tout. Je leur accordai encore quelques minutes de répit, puis je fis signe à Rhee de se remettre en route. Il rouvrit la marche, tandis que je gardais nos arrières.
Je jetai des coups d'œil fréquents à Tirawan, à l'affût du moindre signe. La sylve se modulerait subtilement à l'approche de la frontière. Les arbres au tronc déjà large prendraient de la hauteur, et les hautes branches s'allongeraient. Le sol de la forêt des hommes était plus dur que celui de Tirawan, la chaleur plus étouffante sans la régulation de la sylve. Plus oppressante aussi. Ça, je le devais à ce cuisant pressentiment qui me nouait les tripes. Dommage que la rive du côté de ma sylve soit impraticable à pied.
Là, une liane s'enroulait autour d'un dinizia. La sylve de l'Eldöryan, très hétéroclite, témoignait de l'intervention des Premières pour lui donner vie. Le portail devait se dissimuler à quelques mètres de nous. Mon pouls s'emballa brusquement. Riv glatit. Avait-il senti mon trouble ?
- Prends ton envol, maintenant, sifflai-je entre mes dents. Je ne veux pas qu'ils te voient. Tu passeras le portail en même temps que nous.
La pyrie obtempéra, cette fois, et décolla aussitôt. L'instant suivant, son esprit poussa un cri perçant dans le mien. À travers ses yeux, je vis un arc de cercle en mouvement se refermer sur nous.
- En formation ! m'écriai-je. On se replie vers la rivière.
Aussitôt Rhee et moi nous positionnâmes devant les enfants, qui se retrouvèrent coincés entre le court d'eau agité et nous.
- À mon signal, vous gagnerez l'autre rive, on sera plus en sécurité près de la frontière. Le portail est tout proche.
- Comment on l'active ?
Je grimaçai, le temps jouait contre nous.
- Je ne peux pas vous l'expliquer. Avec la magie. Il s'active avec la magie, mais pas avec une formule magique.
- Ouais, la serrure est pas conçue pour repousser que les voleurs, répliqua Rhee.
Derrière les arbres, j'apercevais des silhouettes se rapprocher sans aucun soucis de discrétion.
- Ils peuvent traverser la rivière ?
- Oui, ils peuvent, mais ils vont hésiter. Nous, on traverse maintenant.
Je poussais les enfants dans l'eau sans m'inquiéter davantage. Je m'enfonçais jusqu'au genoux dans l'eau fraîche, Lay et Alys devaient avoir de l'eau jusqu'à mi-cuisse. Rien d'insurmontable. Je les suivis, l'arc bandé, le regard vissé sur les ombres au loin.
- Allez, on traverse, les pressai-je. On y est presque.
- On ferait mieux de ne pas faire trop de bruit, tempéra le mage de Feu.
- Tu crois qu'ils ne nous ont pas encore repéré ? ricanai-je. Moi, je crois surtout qu'ils nous laissent caresser cet espoir.
- Ne dites pas des choses pareilles, sîn Diaslîn. Le portail est à une centaine de mètres. Je le sens d'ici.
- Je sais Alys, mais nous devons être prudents. Si nous baissons notre garde...
Je n'eus jamais le temps d'achever ma phrase. La bombe à air comprimé explosa dans la rivière. Des gerbes d'eau gigantesques giclèrent sur la berge. Je perdis l'équilibre. Ma flèche siffla dans l'air. J'aurais pesté si ma bouche ne se serait pas remplie d'eau. Autant ne pas finir noyée.
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