Chapitre 52-2 Renier tes sentiments est le pire des poisons

— Ce n'est pas possible, croassai-je. Comment… ?

Soudain, l'illumination fusa. Je jetai un regard accusateur à la sylve qui conserva un silence intraitable.

— Que s'est-il passé ? s'enquit Lay qui s'était approché

— Il n'y a plus aucune trace de magie des Premières ici, commenta à son tour la jeune dryade. Il est impossible de réparer le portail.

Je serrai les dents, dépitée. Je ne pouvais pas prévoir ce contretemps, mais il y avait trop en jeu pour repousser la rage impuissante qui grondait dans le fond de ma gorge.

— Tirawan a condamné le portail lorsque je me suis enfuie chez les dryades, enrageai-je. Afin de garantir ma survie.

— Tu ne pouvais pas savoir, m'assura Lay.

— Existe-t-il un autre portail ? nous coupa Rhee

— Il y en a plusieurs, confirmai-je. Le problème n'est pas là.

Il étrécit ses pupilles.

— Où sont-ils ?

Je soutins son regard avec gravité.

— Le plus proche se trouve à Vëonar. Le second est aussi à Tirawan, mais nous devrons faire un détour de près d'une semaine.

— Si loin ? s'étouffa le mage de Feu. Pourquoi y a-t-il un portail chez les hommes, d'abord ?

Je balaya ses protestations du dos de la main.

— Peu importe, nous devons nous décider.

Il soupira, excédé, en pleine réflexion. Ses doigts tapotaient son menton à un rythme irrégulier. Je suivis des yeux le mouvement de sa paume d’adam. Ma gorge se noua sans raison apparente. La voix grave du jeune homme attira mon attention comme un papillon à la lumière.

— Le portail de Vëonar, à combien de… ?

— À peine plus d'une journée. Un peu plus d'une demi-journée de marche une fois passée la frontière.

Il acquiesça, ses prunelles de jade plantées dans les miennes. Du haut de son cerfang, il paraissait plus intimidant.

— Quelques heures, c'est peu pour que Léander nous localise et parvienne jusqu'à nous, estima Rhee. Je doute qu'il longe la frontière de Tirawan depuis Faiz.

Je ne pouvais que partager son avis. Malgré tout, une angoisse fulgurante me tordait les tripes à l'idée de nous exposer ainsi l'espace d'une seule minute. Nous avions perdu l'avantage il y avait longtemps. D'autant que je refusais de mettre Lay en danger.

— Cesse de baliser pour si peu, souffla brusquement le mage de Feu. Quelques heures de vigilance ce n'est rien. Il faut tenter le coup.

Sa remarque me blessa, mais je me contentai de le fusiller des yeux. Je hélai Lay qui s'extasiait avec Alys face aux symboles qui recouvraient l'arche.

— Tu sais ce qu'ils disent, ces symboles ?

Je hochai la tête distraitement.

— Certains oui, d'autres non. Je ne parle pas la langue des Premiers.

— Qu'y a-t-il ? tiqua l'adolescent.

Je lui exposai les deux choix possibles et lui posai la même question que Rhee.

— Tu me demandes si je t'en voudrais de me mettre en danger pour perdre le moins de temps possible, c'est ça ?

Je voulus protester, mais il m'interrompit d'un geste. Un sourire taquin étira ses lèvres.

— T'en fais pas pour moi, je sais que tu es capable de me protéger.

Il m'adressa un clin d'œil avant de rejoindre la dryade. Je pris une profonde inspiration. Toko frôla ma tempe de son museau, je plongeai mon nez dans son pelage.

— En route pour Vëonar, alors, déclarai-je, la gorge nouée.

Je remontai sur le dos de Toko d'un bond souple et le talonnai vers l'ouest. Quelques minutes plus tard, Lay et Alys m'avaient rejointe. Rhee fermait la marche. Un battement d'aile tout proche m'informa que Riv suivait le mouvement.

Les talus se succédaient, saupoudrés de rochers, de racines plus épaisses, entrecoupés de rivières de plus en plus larges. Nous chevauchâmes une bonne partie de la journée, non sans s'accorder une halte près d'une cascade lorsque le soleil fut au plus haut dans le ciel. L'astre du jour déclinait à présent. Ses rayons orangés rasaient le tapis de mousse. Un énorme rocher se découpa dans la lumière de fin de journée sur le haut d'un talus.

— Nous allons nous reposer ici cette nuit, déclarai-je. Nous sommes à moins d'une heure de la frontière, je préfère ne pas m’en approcher plus.

Les cerfangs grimpèrent en haut du talus sans mal. Puis, ils plièrent le genoux afin que nous puissions descendre. Je frottai mon nez sur le museau de Toko, puis désanglai les vivres de ses flancs. Le grand cervidé secoua sa tête. Ses hauts bois blanc arrachèrent du lierre sur le tronc voisin. Sa majestuosité était un régal pour les yeux. Il approcha à nouveau son museau de mon front et expira brutalement. Son souffle puissant repoussa mes cheveux et mon rire comme une rafale de vent.

Toko brama une fois en reculant, les autres cerfangs lui répondirent à l'unisson. Puis, le petit troupeau s'enfonça au petit trot dans la forêt plongée dans l'obscurité. Il était temps pour eux de se reposer et de se nourrir. Les cerfangs appréciaient de se tenir à l'écart des humains de temps en temps.

J'eus à peine le temps de les voir disparaître de ma vue qu'une masse énorme atterrit juste à ma gauche. Je manquai de perdre l'équilibre avec la masse d'air dégagée par Riv. Ça, il avait grandi.

Tu restes avec moi cette nuit ? m'enquis-je.

La pyrie me répondit par l'affirmative. J’esquissai un sourire ravi et caressai son plumage avec tendresse. Riv glatit de plaisir. Je rejoignis le reste du groupe quelques minutes plus tard. Les hiliens nous apportèrent à boire et à manger, bien que nous avions fait des provisions. Elles serviraient plus tard, si je ne les utilisais pas comme offrandes aux dryades. L’idée me paraissait meilleure.

Rhee alluma un feu protégé par mon bouclier. La lumière ne filtrerait pas à travers, seulement la fumée. Ce fut sa seule participation de la soirée. Il se retrancha derrière son interminable sculpture à l'écart des adolescents et de moi.

— Il est trop tard pour t'entraîner ce soir, prévins-je Lay. Je préfère que vous soyez tous les deux reposés. Ce n'est pas comme si je n'avais pas confiance dans les compétences de mon frère.

Alys me jeta un regard étrange. Elle ne semblait pas effrayée, mais appréhendait. Elle craignait de ne pas être à la hauteur, compris-je.

—  Les dryades sont capables d'appeler la terre, pas vrai ?

La jeune fille secoua la tête, les lèvres pincées.

— Pour guérir, oui, mais je ne sais pas me battre, Dame Atalaya. Myra le sait, elle, mais pas moi.

Je balaya ses objections d'un revers de la main.

— Myra n'est pas là, rétorquai-je, et je ne te demande pas de te battre.

J’adoucis mon ton, soucieuse de la rassurer. Mon devoir était de la ramener en lieu sûr, mais pas en la dégoûtant du monde extérieur à l’Eldöryan.

— Je veux seulement que tu te tiennes prête à appeler la Terre à l'aide, lorsque je te le demanderai. Peut-être que nous n'en aurons pas besoin, mais je souhaite simplement que tu sois prête à m'écouter. La Terre t’écoutera, Alys. Toujours. Tu es son enfant.

La dryade hocha la tête, convaincue. Elle n'avait jamais risqué sa vie, au sens propre du terme, avant ce voyage. Alys ne connaissait pas le danger. Ses réactions imprévisibles la rendaient nerveuse. Heureusement, la jeune dryade était forte. Face à ses craintes, elle opposait une volonté de fer. Et elle pouvait compter sur Lay.

J'avisai leurs mains jointes, le regard déterminé qu'elle lui rendit. Un sourire tendre étira mes lèvres. Mes yeux dévièrent vers la silhouette adossée contre le rocher quelques mètres plus loin. Rhee taillait avec précision son morceau de bois. J'approchai mon esprit du sien, à la recherche de son aura. Une tension palpable l'électrisait. 

Le jeune homme suspendit soudain son geste. Son visage pivota dans ma direction. Je ne pouvais discerner ses prunelles dans l'obscurité. Mes jambes se levèrent d'elles-même. Il était temps de crever l'abcès. Lorsque j'arrivais à son niveau, il abattait de nouveau la lame affûtée sur l'objet qu'il tenait entre ses mains.

Je m'assis à sa droite, sans le regarder. Les yeux vissés sur la canopée, le vol des chouettes et le bruissement des feuilles, je restai ainsi de longues minutes. Peut-être espérai-je qu'il se lance en premier. À tort, dans tous les cas.

— Tu veux bien m'expliquer pourquoi tu rumines ? lançai-je. Où tu comptes bouder jusqu'à retrouver les tiens ?

Un grognement perça le silence. Il n'était pas devenu muet.

— Je ne suis pas certain que tu sois capable de comprendre, rétorqua Rhee, obstiné. Pas sans connaître nos coutumes.

— Tu ne t'étais pas proposé pour me les enseigner ? raillai-je

Je ne pouvais m'empêcher d'être sur la défensive. Il grommela à nouveau.

— Je ne comprends pas ce que tu me reproches, ça c'est une certitude, poursuivis-je. À toi d'être clair.

— Tu m'accuses de rester secret, mais c'est toi qui n'est pas sincère, asséna-t-il sans détour. Ni avec toi ni avec les autres, d'ailleurs.

J'eus un sursaut d'étonnement. Pas sincère ? Mais que… ?

— À quoi bon faire semblant de vouloir de mon aide, si ce n'est pas celle que tu cherches ?

— Ça, tu me l'as déjà sorti l'autre nuit, le coupai-je vivement. Ça ne rime à rien ! J'ai besoin de…

— Non.

Il ricana avec amertume. Je clignai des yeux, incapable de répliquer quelque chose de cohérent.

— J'y ai cru, c'est vrai. Derrière tes yeux suppliants, tu cherchais seulement quelqu'un capable de te donner les informations qui te manquaient. Un professeur, rien de plus. Je pensais qu'on avait dépassé ce stade…

— Ce n'est pas d'aide dont tu me parles, Rhee, murmurai-je.

— Ne te défile pas ! s'écria le jeune homme

Le couteau et son œuvre s'écrasèrent sur le sol mou. Mon souffle se coupa. La colère qui flambait dans ses prunelles m'était destinée. Assurément. Embrasée par le feu du mage. Par ce qu'il taisait au plus profond de lui et ces mêmes mots qu'il cherchait à m'arracher de force.

— Au fond, tu n'es pas si différente des autres Tamar, toi non plus ! Tu sais ce qu'on raconte chez nous ?

— Je ne suis pas sûre d'avoir envie de le savoir, grondai-je.

— Que ce sont des trompeurs, des manipulateurs. Ils se servent de la Terre pour s'offrir un visage avenant et des paroles charmeuses, mais ce n'est qu'une façade. Ils ne sont jamais honnêtes sur eux-mêmes.

Je restai de marbre, mais l'orage tonnait au fond de mon cœur. Rhee jouait avec le feu.

— Je ne l'ai jamais cru. Aujourd'hui, je redoute d'en avoir la preuve évidente sous les yeux.

Si j'encaissais en silence depuis le début de sa tirade, ces mots-là, ils crachèrent leur venin dans mon esprit. Je voulais comprendre, mais je ne reconnaissais plus Rhee. Je me levais d'un bond.

— Arrête, hoquetai-je. Ça suffit. Si tu veux que je te laisse tranquille, dis-le. Comment peux-tu penser ça de moi ? Je savais les Sheioff peu sensibles aux émotions d’autrui, mais tu m'avais prouvé le contraire !

J’essuyai d'un revers de manche rageur les larmes qui brouillaient ma vue.

— Je sais que ce n'est pas ça que tu me caches, alors sois honnête ou tais-toi ! criai-je. Ne me blesse pas volontairement.

Il se redressa à son tour. J'affrontai son regard sans ciller. Je ne rendrais pas les armes sans me battre.

— Tu es jaloux, voilà ce que tu es, crachai-je. De quoi, je n'en sais rien. Mais ne m'accuse pas à la place de tes émotions. Ne me rends pas responsable de ce que je ne peux pas contrôler.

— Tu te défiles encore. C'est toi qui attise le feu pour mieux souffler la glace.

J'esquissai un sourire ironique.

— Tu peux parler, grommelai-je.

Le silence s'étira à nouveau. Le souffle brûlant de sa colère semblait s'être essoufflé. Peut-être allions nous pouvoir parvenir à être franc.

— Rhee, repris-je d'une voix moins tendue, j'ai appris à te faire confiance, à t'ouvrir mon esprit. Tu m'as prouvé que les préjugés que j'avais sur le Feu valaient le coup d'être affrontés.

— Malheureusement, je ne possède pas de point de comparaison, répliqua-t-il sèchement.

Le froid engourdit ma langue. Une lame glacée qui balaya toute compassion. Une grimace tordit les traits de mon visage. Je reculai d'un pas, comme un animal blessé. Les prunelles de Rhee s’écarquillèrent en miroir des miennes, mais les émotions qui y flambaient ne pouvaient s'opposer davantage.

— Hors de ma vue, sifflai-je.

L'air crépita autour de nous. Il siffla comme un serpent prêt à attaquer. Ce n'était pas une illusion. Ne manquait que le grondement de la Terre. L'avertissement était clair.

— Je ne voulais pas…

— Si. Tu le voulais, assénai-je. C'est exactement ce que tu souhaitais, au plus profond de toi.

Ma voix tranchante lui coupa le sifflet. Je tremblais de rage autant que de souffrance.

— Tu prétends t’être attaché à moi à tort ? fulminai-je. Tu as une façon bien à toi de le montrer. Je ne suis peut-être pas ton Héritière, mais je suis toujours celle des Tamar, quoi que tu en penses.

— Laya, ce n'est pas…

— Silence ! Tu n'es pas chez toi, ici ! J'ai dit, hors de ma vue.

Mon bras désigna la forêt d'un geste brusque. Il tremblait. Comme le reste de mon corps. Mes yeux voilés de colère ne discernaient même plus les traits du visage de Rhee. Ses beaux yeux verts. Son sourire en coin. La courbe de sa mâchoire recouverte d'une barbe de trois jours. Détails qui happaient mes prunelles comme un aimant, balayés par ses mots aussi acérés que la plus fine des dagues. Ils perçaient la peau de mon esprit en une fraction de seconde, mais la blessure était insidieuse, douloureuse et profonde.

Le jeune homme pinça les lèvres, ses épaules se contractèrent sous le tissu noir de sa tunique. Les regrets auraient tapissé son aura si j'avais pris la peine de la lire. Ce n'était pas faute d'avoir été prévenue, Rhee n’accordait pas sa confiance facilement. Je ne possédais que son estime. Il me parlait de franchise, mais ce soir il avait été le porteur du mensonge et du déni. Jusqu'à me blesser de la pire des façons. Me rappeler que j'étais la dernière des Tamar était cruel.

Le jeune homme finit par capituler. Il me tourna le dos pour s'enfoncer dans la forêt. Il n'irait pas bien loin. Assez pour ne pas risquer mon courroux. Je restai plantée là une minute ou deux. Pourquoi avais-je si mal ? Pourquoi voulais-je à ce point comprendre ce qui se tramait dans la tête de cet imbécile ? Mon guide, tu parles ! Heureusement que Tirawan avait pris le relais pour contenir mon Feu. La Terre était équilibre, j'avais senti sa puissance soulager mon esprit dès que j'avais fait un pas dans ma sylve.

Pourtant ce soir, je regrettais amèrement la proximité du Sheioff, à Faiz. Son soutien, son sourire, sa force et sa douceur. Surtout, la paix qu'il avait insufflée à mon âme. J'avais cru ne jamais pouvoir la perdre. La déception n'en était que plus amère. Je l'avais cru plus solide qu'il ne l'était. Non, je n'abandonnerai pas sans me battre ! Ces mots se frayèrent un chemin à travers la tempête de ma colère. Il me devrait tout de même des excuses.

Je serrai les poings, décidée, puis regagnai le campement d'un pas plus assuré. Riv s'était couché de l'autre côté du feu et de Lay et Alys. Il ouvrit un œil lorsque je m'approchai. Sa pupille fendue m'inspecta attentivement. Puis, il souleva légèrement une de ses ailes pour que je m'y glisse en dessous. Son flanc luisait doucement et une douce chaleur m'enveloppa bientôt. Je me blottis contre Riv avec délice.

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