Chapitre 51-1 La Terre protège, le cœur soutient

— La leçon est terminée, j'ai tout mon temps, affirmai-je avec un sourire forcé.

J'avais renoncé à décrypter le caractère inconstant du Sheioff depuis longtemps. Comme le Feu, il oscillait entre le calme, la fougue et cette chaleur silencieuse qui le dévorait de l'intérieur. Pourtant, il m'avait blessée, ce soir. Comment, je ne parvenais pas encore à le définir, mais il m'avait fait mal.

— Tant mieux, j'ai envie d'en passer avec toi.

Main tendue, il m’invita avec un sourire en coin à repousser mon trouble pour l'instant. Le temps d'une soirée, d'une nuit.

— On rentre ?

Je lui renvoyai un sourire éclatant et glissai mes doigts dans les siens. Comme si nous rentrions réellement à la maison. J’avisai une dernière fois la clairière. Jamais je n'oublierai ces instants. Ces derniers adieux. Ce présent inestimable. J’adressai une prière silencieuse à Isadora et remerciai ma Lumière. À l'instant où les mots effleurèrent mes pensées, ma Lumière se réveilla en sursaut.

Elle jaillit de tout côté, une vague de soleil à l'assaut de la végétation. Une poudre scintillante se déposa sur l'humus, épousa la forme des corolles phosphorescentes de motifs savamment esquissés. Les troncs se parèrent de fleurs exotiques sous nos yeux ébahis. Jamais Tirawan n'avait été aussi belle. La Lumière lui rendait honneur.

Deux écureuils étincelants bondirent sur le sentier. Je me lançai à leur poursuite, Daisyel sur mes talons. Il lâchait des exclamation étouffée à chaque pas. Ils nous ramenaient à la tourelle d’Isadora.

— Si tu veux chanter, tu as Tirawan prête à t'accompagner !

Je ris de bon cœur, émerveillée par le spectacle animé. Chanter, la dernière fois remontait à ma première rencontre avec Rhee, à l'Empyrée. Autant remettre au neuf ce souvenir. Notre chant nous permettait d'entrer en communication avec la sylve, nous lui offrions notre voix, en quelque sorte.

Le chant avait toujours représenté ma plus profonde connection avec la Terre, pas seulement Tirawan. Ce lien puissant, étroitement lié à mon esprit insufflait mes désirs parmi ceux de la sylve. De cette fusion était née le lys azuré. Mon chant créait. Aujourd'hui, il brûlait de s'exprimer à nouveau.

Sous le regard enchanté de mon frère, le même depuis ses sept ans, je libérai ma voix. Celle qui réchauffait les cœurs des Hommes, qui émerveillait les enfants, qui faisait danser les Mineurs et qui louait Tirawan à chaque fête. Elle s'envola dans les sommets, au gré de mes intonations. J'associai à une note une syllabe, sur l'air du chant du soleil, celui que j'entonais lors de la fête de l'astre du jour. Ma préférée. Celle de Daisyel aussi.

Je plongeai avec délice au plus profond de l’esprit de ma sylve. Je ressentais la vie qui grouillait sous terre. J'entendais le cœur palpitant du plus petit des mammifères. Je ressentais la présence de milliers d'esprits autour du mien. Ils bourdonnaient sur fond d'une musique entêtante. Celle de la sylve. La mélodie de l'esprit d'Isadora. J'alignai le mien sur le sien, à peine consciente de mon propre corps. Je m'élançais d'une liane à l'autre, bondissais sur les hautes branches, tournoyais dans les airs.

Petit à petit, je me fondis en elle. Dans mes souvenirs, je voyais à travers des lieux que je n'avais visité, des endroits qui n'existaient plus à mon époque. Cette fois-ci, ce ne furent plus seulement des lieux qui surgirent dans mon esprit, mais des personnes.

Une jeune femme aux cheveux chocolat dansait sous le clair de lune. Ses traits me semblaient familiers. La sylve s'animait à chacun de ses pas, leur lien étroit était flagrant. Soudain, une silhouette se glissa près d'elle et s'introduisit dans sa danse. La jeune femme ouvrit les yeux, surprise. Je manquai de défaillir. Ses prunelles violettes dévisagèrent joyeusement le nouveau venu. J'avais devant moi Irawan. La fille d'Isadora et d'Hélias.

Sa beauté plus saisissante encore que peinte sur les tableaux de Dishôn où sculptée à Tiriabad, me laissa pantoise. Elle se jeta au cou du jeune homme aux boucles d'ébène et l'embrassa avec fougue. Lui, je ne le reconnus pas. Il avait le teint clair, qui tranchait nettement avec la peau caramel d'Irawan. Ses prunelles d'acier brillaient d'une profonde douceur.

Il entraîna sa dulcinée sur le bord d'un puits à une centaine de mètres. Un puits entouré d'une immense statue à l'effigie d'une pyrie. Celui devant lequel nous nous étions arrêtés sur la route de Faiz à Tirawan. Ils échangèrent quelques mots, que je ne compris pas. Je ne parlais toujours pas la langue des Premiers.

La scène se brouilla soudain. Mon champ de vision se modifia, il s'élargit pour englober une petite clairière. Le couple se tenait à une extrémité, toujours dans les bras l'un de l'autre. L'amour brillait par sa ferveur dans les prunelles d'Irawan. Le regard du jeune homme, lui, était plus mystérieux, mais l'affection qu'il lui portait transparaissait dans la douceur et la délicatesse de ses caresses. 

Une pointe d'envie flamba dans mon ventre. Je la repoussai d'une gifle mentale. Non, mais ! Il fallait que je me ressaisisse. Je me concentrai plutôt sur les deux silhouettes qui émergèrent du couvert des arbres. Leur tenues de gaze aux broderies dorées démontraient leur niveau de vie. Ils s'approchèrent d'Irawan et du jeune homme. Je pus distinguer leur visage.

Là encore, je manquai de défaillir, même si j'aurais pu m'y attendre. J'aurais reconnu entre mille la femme vêtu d'une robe crème et or. Ses cheveux d'un blond soutenu cascadaient dans son dos, tressés avec soin et dextérité. Ses yeux ambrés semblaient être deux puits d'or liquide où dansaient les ombres de la sagesse et du pouvoir. Ma mère avait les yeux de la même couleur exactement. L'homme qui se tenait à ses côtés arborait un sourire en coin terriblement craquant. Sa peau caramel tranchait avec l'ivoire d'Isadora. Ses prunelles pétillaient de malice.

Je reconnaissais bien là le Premier Hélias. Les portraits que j'avais eu le loisir d'observer le peignaient comme un débrouillard au charme indéniable. Seul détail, ses yeux pourtant d'une profondeur magnétique sur les tableaux étaient à des lieux de la réalité. Ils oscillaient entre la couleur de la mer du sud et le sapin des forêts. Je trouvais déjà que ceux de Rhee, émeraude ou plutôt jade selon son humeur, magnifiques. Mais ceux d'Hélias, il y avait de quoi s'en pâmer. Lui ne s'embarassait pas d'un excédent de tissu. Il ne portait qu'un pantalon large en flanelle, brodée de soie, pieds nus.

Si je n'avais pas eu une conscience si aiguë du rang d'un Premier, je ne me serais pas gênée pour apprécier la vue de ses pectoraux taillés dans le bronze de sa peau. Ce qui m'interpella en revanche, furent les mèches qui parsemaient sa chevelure brun chocolat. Elles étaient cyan. Si claire que je crus d'abord qu'elles étaient blanches.

À l'instant où je réalisais qu'il était le seul Premier aux cheveux bicolores, à l'instar des miens, ses prunelles s'ancrèrent dans les miennes. Du moins j'en avais une impression clairement réaliste. Je déglutis bruyamment. Si je n'avais pas été qu'un esprit, j'aurais rougi jusqu'à la racine des cheveux.

Hélias me sourit, désarmant. Je fondis comme neige au soleil. Mes pensées s'engluaient, tandis que mon cœur battait la chamade. Isadora agita alors la main. Mon regard accrocha le sien d'un clignement de paupière. Aussi profond, mais je respirais à nouveau. Je découvrais d'une toute autre manière celle que je louais depuis ma naissance.

Je suis heureuse de te rencontrer enfin, Atalaya, déclara Isadora d'une voix claire.

Incapable de prononcer un mot, je n'étais que spectatrice, j'attendis la suite.

Tu n'es pas seule à endurer la perte. Une famille brisée. Un monde au bord du gouffre.

Son visage s'était durci, ses lèvres pincées. Point de sécheresse ni de sévérité. Seulement le poids de ses mots, leur poids mortel.

Les Premières ont échoué. J'ai échoué à garantir la paix. À sauver mon peuple. Ma fille.

Elle coula un regard teinté de regret vers Hélias. Il glissa son bras autour de sa taille avec un sourire affligé.

J'ai échoué à protéger la famille que nous avions construite. Je suis impuissante aujourd'hui, mais pas toi. Tu peux te battre pour ce qui t'es cher. Je t'en donnerai les clés.

La sylve me défendait de protester. Chaque syllabe s’imprima dans mon esprit, gravée à l'encre du passé.

Trouve l’équilibre entre la confiance et la méfiance. Elle est l’arme la plus précieuse que nous possédons. Tu as des alliés, il suffit de leur offrir leur place à tes côtés, ajouta le Prince des marchands.

Soudain, Irawan apparut à nouveau dans mon champ de vision, le visage bien plus grave. Son compagnon la tenait par la taille, comme s'il craignait qu'elle ne s’évapore.

Tu trouveras la force de réussir là où je l'ai perdue, j'en suis certaine Atalaya, affirma la jeune femme. Ne te sous-estime jamais.

Je guettai les derniers mots, l’ultime mise en garde de la sylve. Celle de l’inconnu qui me dévisageait à présent. Je lus dans ses prunelles argentées toute la tristesse du monde.

Ne pense jamais que tes choix sont anodins. Une seule décision peut causer la perte de tout ce qui t'est cher. Le pardon, lui, est la seule chose qui ne se mérite pas, ne se gagne pas, ne s'achète pas. Il est précieux et irremplaçable. Je voudrais que tu t'en souviennes, le jour venu.

Ses pupilles d'argent me happèrent là où se cachaient les mots qu'il taisait. À commencer par son nom. Des émotions brutes se fracassaient sur ma carapace mentale. Un amour impossible et pourtant ardent. Une promesse déchirée. Une décision irrévocable. Culpabilité. Regret. Toujours cet amour. Si puissant. Si entier. Il prit toute la place. Éclipsa tout le reste.

Je basculai dans la réalité en une fraction de seconde. Les mots des Premiers et de leur enfant tournaient en boucle dans ma tête. Ils m'avaient véritablement adressé ces mots à travers la sylve. Jamais personne n'avait parlé, ni contacté, ni rencontré les Premiers de la sorte. Le souffle me manqua. Je m'accroupis sur la branche où j'avais atterri. Mon escapade en rêve n'avait pas excédé quelques secondes en réalité. Je le compris lorsque Daisyel me rejoint d'un bond.

— Tout va bien ?

Il caressa ma pommette, inquiet. Je lui souris pour le rassurer.

— Oui, tout va bien. C'est toujours si éprouvant de se lier avec Tirawan. J'ai besoin d'un instant.

— Qu'as-tu ramené ?

Daisyel me dévisageait, les pupilles remplies d'excitation. Je pouffai devant son enthousiasme.

— Attends un peu, le rabrouai-je, taquine.

Je me redressai et plaquai ma paume contre le tronc du feuillus. Ma magie me réclamait ce présent à coups de maux de tête lancinant. J'éprouvais un besoin quasi irrépressible de la laisser se modeler à sa guise. Je fermai les yeux, grisée par le pouvoir qui se déversa contre l'écorce.

Il appela l'eau, la sève et enfin, mon esprit. L'apparence de ma création dépendrait uniquement de moi. Je laissais mes émotions me guider, comme toujours. L'image qui s'imprima dans mes pensées fut celle de cet inconnu. Terrassé par la vie, il ne tenait debout que par la force de cet amour qui brûlait dans chaque fibre de son être. La beauté de cet espoir, cette force au-delà du raisonnable me subjuguait.

Un second souvenir submergea soudain le premier. Celui de Rhee avant qu'il ne disparaisse dans la forêt. Je contemplais à nouveau sa mâchoire crispée par l'amertume, son front plissé par le dépit. Au fond de ses prunelles paillettées d'or, une lueur brillait. Une flamme capricieuse et libre. Une ferveur qui l'animait sans qu'il ne parvienne totalement à la contrôler.

Lorsque je rouvris les yeux, une fleur brillait au creux de ma paume. Ses larges sépales dorées comme le soleil luisaient dans la nuit. Le liseré de Feu qui les bordait s'épaississait à la pointe de chaque pétales en un plumeau soyeux. Des dizaines de petites fleurs écarlates réunies en ombelles simples exposaient leur couleur franche. La fleur centrale, elle, tirait vers le pourpre, presque violine. Elle narguait ses sœurs, plus haute et plus large, de son cœur incandescent, strié d'ivoire.

— Une oroflamme, murmurai-je, subjuguée.

Daisyel acquiesça, sans un mot. La lumière dégagée par la fleur illuminait le bas de nos visages. Pourtant, elle ne dégageait aucune chaleur. Sa tige tenait entre mes doigts, d'un vert translucide. Je savais pertinemment à qui était destinée l'oroflamme, telle que je l'avais nommée.

— Je ne parviens toujours pas à comprendre d'où te vient cette justesse, à chacune de tes créations. C'est comme si tu donnais à ton œuvre notre essence. Ta magie a cette faculté de percer l'esprit au plus profond et à le retranscrire à la perfection.

— C'est une bonne chose qu'elle ne me confie pas ce qu'elle décèle dans les cœurs des autres. Ce serait une violation de la vie privée, commentai-je distraitement.

— Tu n'as toujours pas peur des représailles de la sylve ?

Je souris en coin, un tantinet impertinente.

— Que veux-tu ? J’aurais dû naître à une autre époque. J'aurais été Créatrice.

Daisyel opina du chef.

— Tu aurais été la plus douée, sans aucun doute.

Je contemplai encore un instant la beauté de l'oroflamme. Douceur et hardiesse, voilà les mots les plus justes pour la décrire. Pour le décrire.

— Promets-moi que tu la lui donneras, ordonna mon frère.

Je lui jetai un regard surpris.

— Ne me dis pas que tu ne l'as pas créé pour ça. D'autant que c'est également un cadeau de la sylve. Une Création mérite d’être offerte à son destinataire, c'est son but premier. Il mérite de l'avoir. Promets-le moi.

Je levai les yeux au ciel, mais en mon fort intérieur je remerciai Isadora de m'avoir offert un frère. Sa présence était tout ce dont j'avais besoin. Je sifflai doucement. Inutile de réveiller les marmots à poil que leurs parents avaient endormis tant bien que mal. Une chouette effraie se percha sur la branche voisine de la mienne. Je tendis la main, elle laissa tomber de son bec un carré de soie.

Les hiliens n'étaient pas les seuls à pouvoir rapporter des objets. Il suffisait que je demande et les habitants de Tirawan me répondaient. Aussi loin que je m'en souvienne. Je caressai tendrement les plumes soyeuses du rapace en retour. Elle roucoula, ravie de la petite attention. J'emballai ensuite avec soin l'oroflamme dans le tissu.

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