Chapitre 5-2 N'oublie pas

La délégation mineure s’était retranchée à l’abris des murs inaccessibles du bâtiment administratif, vidant les couloirs de la foule de curieux et de commères. Nul besoin d’affronter leur folie pour accéder au temple du savoir. La bibliothèque se dissimulait derrière une gigantesque porte à deux battants en bois de chêne sculpté. À l’intérieur, un silence religieux décourageait toute discorde éventuelle. Le calme et la sérénité veillaient en maîtres des lieux.

J’avais appris à aimer cet endroit autant qu’Ochoro, qui se réfugiait ici depuis son plus jeune âge. Ses parents étaient des proches du Directeur, elle avait grandi ici sous sa protection. Des années après que le Traité de Sang fut signé et la Grande Dissidence, reléguée au passé, il l’avait promu sous-directrice. Je ne cernais pas bien quel genre de lien s’était tissé entre eux après la disparition tragique de ses parents au cours de la guerre, mais je comprenais aisément qu’il tenait à elle comme à sa propre fille. C’était également pour cette raison qu’il la gardait obstinément à l’écart de toute activité militaire.

Ochoro avait gagné ma confiance en douceur, et cela en grande partie grâce à son histoire, qui me toucha plus que je ne voulus bien l’admettre. La jeune femme n’avait pas plus été épargnée que moi par la perte, elle avait dû apprendre à se reconstruire et en était sortie plus forte. Elle m’avait convaincue que je pouvais y parvenir, moi aussi. Même si cette certitude s’était entamée depuis le temps, Ochoro représentait un soutien inestimable, et même un embryon d’amitié plus solide qu’il n’y paraissait.

Ce soir, elle m’attendait avec notre traditionnel chocolat chaud saupoudré de cannelle à une table reculée au bout d’une aile, à l’abri des oreilles indiscrètes.

— Alors ces incendies, as-tu obtenu de nouveaux rapports plus précis ou plus crédibles ? m’enquis-je d’emblée

Un sourire en coin étira ses lèvres. Elle se racla la gorge, visiblement plus rassérénée que le soir de mon retour.

— En effet, et tu avais vu juste, grimaça-t-elle.

Une chape de plomb tomba sur mon estomac.

— Othien est… balbutiai-je.

— Othien brûle, confirma gravement mon amie. Le feu s’est propagé sur une longue distance, mais les incendies semblent pouvoir être contrôlés, la forêt l’a repoussé seule hors de ses frontières.

Elle pressa affectueusement ma main, terriblement désolée.

— Les frontaliers sont conscients que la forêt des mages est vivante, mais je peux te dire que ça leur a fait un sacré choc de la voir rediriger le feu vers leurs villages, plaisanta-t-elle à demi.

Sonnée, je secouai la tête, affligée. Qu’étaient-donc devenus les Sheioff ? Et mon père ? L’incendie avait-il causé des morts chez les Mages, s’étaient-ils enfuis ? L’incertitude et les questions ne m’aidaient pas à retrouver mon sang-froid. Dumë s’en mêla soudainement et m’infligea une claque mentale qui m’arracha un halètement sonore. Ochoro fronça les sourcils, alarmée.

— Atalaya ? Tout va bien ?

Je repris mes esprit une fraction de seconde plus tard.

— Parfaitement, affirmai-je avec un hochement de tête. Je ne vois pas pourquoi je m’inquiéterais pour ceux qui ont mené la guerre contre mon clan jusqu’à m’arracher mon père, mentis-je en partie.

Je détestais ce clan exactement pour cette raison, mais c’était ridicule de prétendre que le sort de mon père m’indifférait. C’était même tout le contraire, il était la seule famille qui me restait. Ochoro se contenta pourtant de cette réponse bateau.

— Tu es au courant pour la visite du Seigneur des Terres d’Arheïn ? enchaînai-je aussitôt, préférant éviter le sujet « incendie » pour l’instant.

— Le Prince Havez l’a mentionné, effectivement, mais Clay m’avait déjà prévenue avant de partir. Ils se connaissent depuis un moment, étant donné que le Seigneur mineur a été le pionnier de son projet auprès des siens. Jamais autant d’élèves nous auraient été confiés sinon.

Je hochai la tête.

— Le Directeur t’a confié la raison de sa venue ? Je crois que je ne l’ai jamais croisé, d’ailleurs.

— Ça ne m’étonne pas, sourit la jeune femme, il n’a séjourné ici que deux ou trois fois depuis ton arrivée, tu étais sans doute en mission. Pour répondre à ta question, je n’en ai aucune idée. D’habitude il se contente de nous transmettre des lettres pour prendre des nouvelles d’Hirmu, alors je ne vois pas quelle autre raison il pourrait avoir pour rencontrer Clay, cette fois. Les détails concernant la classe pilote ont été réglés ce matin avec le Prince Havez.

Je tiquai à la mention d’Hirmu, il faisait partie de la classe de Lay, puis me rappelai qu’il s’agissait du premier mineur que le Seigneur des Terres d’Arheïn ait envoyé à l’Académie. Peut-être le connaissait-il personnellement.

— Pourquoi toutes ses questions ?

Je haussai les épaules d’un geste désinvolte.

— Le Directeur m’a demandé de servir d’interprète lors de leur prochaine rencontre, le dernier en date lui a faussé compagnie pour rejoindre sa famille à la frontière d’Othien.

— Je vois, c’est vrai qu’il ne doit pas avoir de temps à perdre à en choisir un second. Au fait, que t’a-t-il dit au sujet de la session extraordinaire ?

Je soulevai un sourcil circonspect.

— Parce que vous n’en avez pas discuté ?

Ochoro maugréa à voix basse.

— Il a été un peu vague sur le sujet.

Je ricanai, peu surprise. Le Directeur ne serait à coup sûr pas bavard avec sa protégée, compte-tenu des décisions prises à la session extraordinaire, pour le peu que j’en savais. J’avalai une gorgée chaude de chocolat, ravie d’en savoir plus qu’Ochoro pour une fois.

— Il a obtenu l’accord pour la réouverture de l’Académie de Magie.

Celle-ci acquiesça de concert, guère émue par la nouvelle. Elle s’y attendait.

— Je savais Clay convainquant, mais pas à ce point, nuança-t-elle tout de même. Ce soudain aval est pour le moins inattendu.

— Je suis tout à fait d’accord, concédai-je, c’est louche. Et ce n’est pas tout. Le Directeur n’a rien voulu me dire de plus, mais il a laissé entendre qu’une mission conjointe se préparait avec le commandement de Cordélie et que j’en faisais partie.

Ce point-là était nettement plus déplaisant. Mon mécontentement se refléta dans les pupilles mordorées d’Ochoro, figée.

— Une mission conjointe ? releva-t-elle d’une voix blanche

Je haussai les épaules, résignée.

— Je ne peux rien lui refuser, de toute façon. Quelle que soit cette mission, je devrais la mener à bien.

— Laya, tu es consciente que ce Leander est à ta recherche et qu’il ne loupera certainement pas une occasion en or comme celle-là pour te mettre la main dessus ?

Je me crispai légèrement et pinçai les lèvres dans un saut d’humeur.

— Oui, parfaitement, répliquai-je plus sèchement que prévu. Quel autre choix ai-je, selon toi ? Ce travail garantit la sécurité de Lay, c’est tout ce qui importe.

Ses traits se lissèrent et elle se recula instinctivement, blessée. Je me fustigeai intérieurement.

— Je saurais être prudente, Ochoro, assurai-je doucement, toute agressivité évaporée. Je ne me jetterai pas dans la gueule du loup pour les beaux yeux du Directeur.

— Oh, ce n’est sûrement pas pour les siens ! s’exclama la jeune femme, amère

Je soulevai un sourcil étonné.

— Le Haut Conseil ?

Elle me coula un regard éloquent. Les directives venaient de plus haut que Clay Blakwell. Lui-même n’avait cela dit pas l’air franchement ravi de la situation dans mon souvenir.

Malgré tous ses efforts, Ochoro ne parvint pas à relancer la conversation. Notre « tête à tête » prit fin sur une note de mauvaise augure. La machine du destin se mettait en place. Le doute s’était installé, la crainte aussi. Cette appréhension qui couvait au fond de mon esprit, j’étais la seule à la sentir. Ma magie m’avertissait d’un danger imminent, similaire à l’appel d’Othien lorsque mon clan avait été massacré. Sauf que cette fois, elle ne pouvait être plus vague.

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