Chapitre 45-1 Ils portent le savoir de la Terre-mère dans les fibres de l'Ordre
Je fixai le tatouage, choquée. Mes bras m'en tombèrent, libérant l'inconnue de ma prise. Pourtant, elle ne bougea pas.
— Qu'est-ce que ça signifie ? hahanai-je, médusée
L'inconnue planta ses yeux argent dans les miens.
— Ceci est le gage de notre fidélité envers vous et notre assurance de votre confiance.
Elle leva la main vers ses compagnons. Ils désencochèrent leur flèche et dévoilèrent leur avant bras droit. Le lys azuré tatoué sur chacun d'eux me noua les tripes. Comment tout cela était-il possible ? Seuls Daisyel et Had’ connaissaient l'importance de ce lys aujourd'hui. Je dévisageais le petit groupe qui nous faisait face. Des cheveux d'ébène plus ou moins long, des yeux bleu-gris qui tiraient vers l'argenté pour certains. Leur peau claire n'avait pas dû voir la lumière du soleil depuis longtemps.
Il n'y avait plus aucun doute possible. Nous venions d'être sauvés par des mages de l'air marqués de mon lys. Mon symbole. Comme signe d'appartenance, de coalition. Je croisai le regard de Rhee. Plus pour chercher un point d'accroche physique qu'en quête de ses pensées. Je les percevais déjà. Il cogitait au moins autant que moi, effaré par la tournure de la situation.
— Qui vous a… ?
La jeune femme me coupa d’un clin d'œil complice.
— Il vaut mieux que vous en sachiez le moins possible, Princesse. Sachez seulement qu'il avait un message pour vous.
Elle me tendit un billet dissimulé dans une de ses poches. Je le dépliai avec fébrilité. Une seule phrase y était écrite avec soin. “Tu n'es plus seule, Laya” Je relevai les yeux vers le petit groupe de rebelles, ces mots gravés dans mon cœur. Je n'avais plus aucun doute sur l'identité de celui à l'origine de ce tour de force. Il avait seulement acquis bien plus de ressources que je ne l'imaginais en ces quelques années.
Je hochai la tête, solennelle, et tendis le bras, paume ouverte vers le plafond de la grotte. Un lys azuré s'y forma, aussi haut que mon avant bras. Ses pétales se déployèrent, dévoilant son cœur écarlate. Puis, il s'effaça comme il était apparu. Les mages de l'air mirent genoux à terre, le buste incliné. Sans doute ne mesurais-je pas encore, à cet instant, l'ampleur de cette allégeance.
Ce geste valait plus que tous les mots que je n'aurais pas su prononcer. J’étais bien trop bouleversée pour cela. Je fis se relever la jeune femme que j'avais menacé en première. Elle avait l'air de diriger le petit groupe. Ses cheveux tressés à la façon des mineurs la rendaient plus âgée qu'elle ne devait l'être.
— Quel est ton nom ?
— Keys, Princesse.
— Bien Keys, alors puisque je n'ai pas le droit d'avoir de réponse à mes questions : qu'as-tu le droit de me révéler ?
La jeune femme défit tout d'abord le turban enroulé autour de son visage, imitée par ses compagnons. Puis, elle me sourit gracieusement.
— Notre nom est la compagnie des Pîrwièl, cela devrait signifier quelque chose pour vous. Voilà tout ce que vous saurez de nous.
En effet, Pîrwièl évoquait bien des souvenirs. Il s'agissait du nom donné aux mages qui s'enfuirent de l'autre côté des Montagnes de Shinéar lors de l'avènement du peuple des mages, ceux de l'air. Un nom surgi d'outre-tombe. Je brûlais de curiosité, d'envie de déterrer ces secrets enfouis depuis des siècles. Les mystères de l'histoire de mon peuple se dévoilaient devant moi et on me refusait le droit de les percer à jour. Un supplice.
— Le plan, poursuivit Keys de sa voix assurée, c'est de vous escorter dès demain aux portes de Tirawan. En attendant, reposez-vous.
Je haussai un sourcil.
— Nous devrions prendre la route dès à présent, contrai-je. Chaque minute perdue est une chance de plus que Léander nous rattrape.
Je n'avais aucun doute sur le fait qu'elle connaissait l'identité de Léander. Qu'elle avait été sous ses ordres, peu importait quand. Keys secoua la tête et esquissa un sourire indulgent.
— Vous ne craignez plus rien ici. Tout comme nous. Prenez le temps de vous reposer.
J'adressai une œillade interrogative au mage de Feu. Il acquiesça avec un haussement d'épaule. Les archers disparurent dans un boyau à notre droite. Keys nous entraîna à sa suite à l'opposé de la salle. J'en profitai pour examiner enfin les lieux. L'arche de pierre dans notre dos faisait face à la plus immense des statues qu'il m’ait été donné d'observer. Même celles d'Eliyen et d'Edonias aux portes de Dishôn paraissaient frêles à côté.
La femme qui se tenait devant moi vêtue d'une toge blanche, avait la peau d'or et les cheveux d'ébène, un livre ouvert à la main et une plume tachée d'encre dans l'autre. Ses yeux bridés et ses traits fins dégageaient une aura majestueuse. La Première Méelani, dite la sage. Les pigments éclatants de la sculpture démentaient son origine immémoriale. De chaque côté d'elle s'ouvraient deux couloirs derrière deux autres arches gravées.
Au-delà, un chemin pavé propre et large s'enfonçait dans les entrailles de la terre. Des lampions identiques à ceux du Goshà flottaient tout autour de nous. Ils dispensaient une lumière semblable à celle du jour, quoique plus ténue. Moins agressive. Les murs de pierre taillée offraient un agréable paysage d'arche entrecroisées, d'alcôves décorées avec soin. Parfois nous découvrions des fresques anciennes, parfois des gravures plus récentes, des fauteuils occupés ou non, un feu de camp, un puma endormi sur un tas de mousse, un terrarium fleuri.
La ville souterraine au premier abord silencieuse débordait de vie. Aucune pièce n'était close. Sur notre chemin, j'apercevais des salles plus grandes ou l'on mangeait autour de table ronde, d'autres aux murs recouverts de livres ou d'encrier, d'autres encore où quelques enfants écoutaient leur professeur sagement assis sur des coussins. Des tentures colorées accrochées régulièrement au mur délimitaient les ailes de détente des ailes de travail.
— Où sommes-nous ? murmurai-je, émerveillée
— Je suis certaine que vous connaissez déjà la réponse, Princesse, répliqua Keys avec une pointe d'amusement.
— Nous sommes dans un sanctuaire de l'Ordre Méelanien, n'est ce pas ? soufflai-je
Keys n'eut pas besoin de me confirmer ma déduction. L’émerveillement me coupait le souffle. Les couloirs hauts de plusieurs mètres dévoilaient une architecture démesurée. Au-dessus de nous des passerelles en pierre taillée reliaient d'autres ailes, nous nous trouvions tout en bas de l’édifice. Je devinais l’espace le plus étendu au centre du sanctuaire, loin devant nous. Le lieu où tous ses membres se réunissaient, à l'image de la grande place d'un village.
La jeune femme nous guida à l'écart de la place centrale, vers une aile aux tentures ambrées. Cette fois, les pièces étaient séparées des allées par des paravents où des tentures épaisses. Keys s'immobilisa devant l'une d'entre elle, la gravure d'une pyrie ornait la pierre au-dessus de l'ouverture, taillée dans la pierre. La jeune femme nous invita à entrer après nous être déchaussés.
La chambre se découpait en trois pièces séparées par des tentures. La première était une sorte de sas où un petit buffet trônait à côté d'un porte manteau et d'une table basse. Derrière la première tenture, une pièce deux fois plus large que la première accueillait une seconde table, un lit ainsi qu'un fauteuil. Le sol recouvert de tapis moelleux étouffait les bruits. Ce fut surtout la bibliothèque pleine de livres et de parchemins qui me ravit. Je devinais derrière le dernier paravent des bassines et des baquets pour la toilette, ainsi que du linge propre.
— Voici votre chambre, Princesse. Votre compagnon dormira dans la pièce d'à côté, si cela vous convient.
J'adressai à la jeune femme un regard reconnaissant, ainsi qu'un grand sourire.
— Je ne saurais te remercier, Keys.
— Je vais vous attendre à l'extérieur le temps que vous déposiez vos affaires. Il y a des vêtements propres dans les placards. Ensuite, vous pourrez aller manger.
— Comment se fait-il que le sanctuaire soit aussi vivant à cette heure de la nuit ? s'enquit subitement Rhee
— À vivre sous terre, nous en perdons légèrement le rythme du dehors, rit Keys. Vous ne vous en êtes pas rendus compte, mais vous êtes arrivés à peine une heure avant le lever du soleil.
Sur ces mots, elle incita Rhee à la suivre. Je me délestai de mes habits crasseux avec un vif soulagement, pour enfiler une chemise et un pantalon propres après un brin de toilette. Une paire de bottines en tissus plus léger que le cuir m'attendait à l'entrée. La pierre conservait efficacement la chaleur, l'air ambiant était donc plutôt tempéré. Je regrettais de ne pouvoir passer plusieurs jours à découvrir la dizaine d'ouvrages qui ornaient les étagères de la bibliothèque.
Enfin, je quittais la chambre, pressée de découvrir l'endroit. J’emportais toutefois une dague, plus par habitude que par nécessité. J’étais plus que ravie de pouvoir arpenter le sanctuaire. Être ici, dans un lieu aussi légendaire, représentait un de mes rêves les plus fous. Ce qui me paraissait encore plus fou était d'en arpenter un en bon état, habité et meublé.
Comment, par les Premières, l'ameublement du sanctuaire pouvait être à ce point épargné par les siècles ? Le cas échéant, comment les mages de l'air avaient-ils fait pour importer jusqu'ici tous ces objets ? Ils n'auraient pu en emporter que le dixième, à la rigueur. Je réprimais mon envie d'interroger Keys. Elle ne me fournirait pas plus d'informations à ce sujet. Elle n'avait pas tort, ceci-dit. Ils ne devaient leur survie qu'à l'ignorance complète de l'existence de ce lieu. Mieux valait en conserver le secret le plus longtemps possible.
Keys nous emmena ensuite à l'étage supérieur, moins peuplé, par un escalier à flanc de falaise. Je notais que la moyenne d'âge ne dépassait pas la cinquantaine, pour l'instant. Aucune génération ne s'était succédée entre ces murs. Les mages de l'Air en étaient les premiers résidents depuis la disparition de l'Ordre Méelanien.
Nous la suivîmes jusqu'à une salle à manger, où seulement quelques personnes étaient attablés. Keys nous installa à une table inoccupée. Elle disparut dans une pièce attenante d'où la clameur de conversation animée provenait. Quelques instants plus tard, elle prit place à côté de nous avec deux assiettes fumantes. Un jeune homme nous apporta deux verres et une carafe de vin avant de disparaître en cuisine après nous avoir salué brièvement.
— Il est un peu tôt pour un repas complet pour ma part, déclara la jeune femme sous le regard interloqué de Rhee. Le vin me suffira.
Elle porta le sien à ses lèvres avec une moue rieuse. Je ne demandai pas mon reste et avalai mon assiette sous les remerciements silencieux de mon estomac affamé.
— Vos chevaux sont également en sécurité, je crois avoir négligé ce détail.
J'acquiesçai hâtivement.
— Qu'est-ce que c'est que ces lampions qui flottent partout ? lança Rhee entre deux bouchées. Y en avait à Dishôn, aussi.
— Ça, c'est une invention bien utile des Premiers, sourit Keys. Ils servent de luminaires et régissent l’hygrométrie ambiante. C'est grâce à eux que ce lieu a été conservé à travers les âges.
Elle replaça une tresse par-dessus son épaule.
— Une invention d’Edonias, précisément. Un mélange équilibré de deux gaz emprisonnés dans une prison de verre très fine, mais très solide. Leur réaction produit cette lumière indéfiniment, ajoutai-je.
Rhee siffla de stupéfaction. Rassasié, il laissa son regard dériver sur le haut-plafond.
— À quoi servait un sanctuaire, exactement ? poursuivit le mage de Feu d'humeur curieuse
J’échangeai un coup d'œil avec la mage de l'Air. Elle croisa les bras sur sa poitrine, sa tunique sombre laissait entrevoir ses muscles bien dessinés. La jeune femme était une combattante aguerrie, sans aucun doute.
— À vous l’honneur, Princesse.
Elle m’adressa un clin d'œil, ses prunelles grises pétillaient de malice.
— Ce lieu était l'un de ceux où vivaient les membres de l’Ordre Méelanien, les gardiens du savoir, mais pas seulement. Un sanctuaire était un lieu d'étude, de travail et d'apprentissage. Les bibliothèques étaient libres d'accès. Avec les cours dispensés, des logements étaient mis à disposition. Il y avait des séminaires, des centres de recherches, et surtout les archives les plus précises et complètes du pays.
— T’aurais rêvé y aller, pas vrai ?
Je lui adressai un clin d'œil rusé.
— Mais j'y suis, et j'y reviendrais.
Je pivotai vers Keys, soudain pressée par une requête qui venait de filer en tête de mes priorités.
— Est-ce que tu pourrais nous emmener voir l'antichambre du Haut Conteur ? implorai-je
La jeune femme esquissa un sourire en coin.
— Vous devez bien vous douter qu'un tel objet a été placé dans un endroit plus sûr il y a bien longtemps, Princesse.
— Cela ne fait rien, c'est la pièce en elle-même et le socle qui m'intéresse.
Elle haussa un sourcil surpris.
— Comme il vous plaira.
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