Chapitre 38-2 Elle te tend les bras
- Une clairière en plein soleil sera parfaite, décréta le mage de Feu.
Je doutais que la tactique d'enseignement, ou de torture, s'avère efficace. Je m'assis sur la terre sablonneuse. Rhee se positionna en face de moi. Son genoux frôla le mien. Je doutais également que la proximité soit un facteur essentiel pour manipuler l'Esprit. Je n'osai pas poser la question. Je craignais un nouveau numéro de drague.
- L'Esprit est comme une extension de tes sens, des cinq. Il faut que tu le visualises, choisis ce qui te conviens. Ça peut être un serpent, un tentacule, un filet.
Je frémis à l'évocation du serpent. Tout, mais pas ça. Ces bestioles me fichaient une trouille bleue. Les seuls animaux, d'ailleurs, que je ne supportaient pas.
- On va partir sur un filin.
- Donc ce filin, il est relié à ta magie intérieure et se déploie autour de toi à ta guise, jusqu'à l'esprit d'une autre personne. On va partir de toi, pour commencer.
Je hochai la tête et me redressai, les paumes posées sur mes cuisses. Les paupières déjà closes, j'avais tous mes sens aux aguets.
- Concentre toi sur tes émotions, ce que tu ressens à l'intérieur. Essaie de visualiser le berceau de ta magie, de chaque élément qui vibre en toi.
La voix du mage de Feu me parut plus lointaine. Je sentais sa présence aux frontières de mon esprit. Ces mots sonnaient en écho avec ceux que mon père avait employé des années auparavant. Il avait tout juste commencé à m'apprendre à me servir de l'Esprit avant de nous abandonner.
L'Esprit du mage de feu se glissa dans le mien, toute barrière abaissée. Je le laissai me guider vers les tréfonds de mon âme, là où palpitaient cinq sphères luminescentes. J'ignorais si Rhee voyait à travers mes yeux. Mais le spectacle était époustouflant.
La sphère de la Terre émettait un ronronnement apaisant, comme un félin en train de dormir paisiblement. Je devinais des nervures sur toute sa surface. La sphère de Feu, aussi grosse que sa jumelle, pulsait de façon anarchique. Sa puissance ne demandait qu'à être libérée. Chaque battement menaçait de faire déborder la marmite sous pression. Du moins c'était l'impression que ça donnait.
Un frisson d'appréhension grimpa en flèche le long de mon échine. Les flammes écarlates qui rampaient à la surface de la sphère prirent une teinte violette. Je pris conscience que malgré la puissance terrifiante qu'il renfermait, le Feu m'attirait. Telle une luciole obnubilée, je me concentrai sur la source de Feu.
Un grondement creva soudain le silence de mon esprit. Non ! Je ne pouvais pas le réveiller maintenant. Je ne saurais pas le contrôler. Dumë me morigéna vertement par une crampe douloureuse. Je relâchai mon attention de la sphère désormais violette, déboussolée.
Qu'avais-je fait ? Ou plutôt, que devais-je faire ? J'appelai intérieurement l'esprit de Rhee. Seul un silence implacable me répondit. Je pris conscience que je l'avais éjecté de mon esprit. La bile remonta de mon estomac.
- Doucement, Héritière, tu vas raser ce si joli palais, susurra soudain la voix du jeune homme dans ma tête.
L'entendre ainsi à l'intérieur de mes pensées avait quelque chose d'intime, de dérangeant aussi, mais surtout de terriblement rassurant.
- Et toi qui disais que tu n'avais pas le Feu dans le sang, tu peux me rembourser mon pari, ricana-t-il.
- De quel pari tu parles ? maugréai-je avec mauvaise humeur
Son rire souffla les braises de mon agacement. Il scella mes lèvres plus efficacement qu'une pique bien sentie. J'inspirai, fébrile.
- Que dois-je faire, casanova ? insistai-je
- Regarde en dessous de ta sphère de Feu, que vois-tu ?
- Le vide, je suis dans mon esprit pas dans une forêt.
Cette fois, son soupir dissimula une trace d'irritation. Je me concentrais tout de même. Je me gardai bien d'un commentaire lorsque je vis la sphère éclatante à peine deux fois moins grosse dissimulée derrière celle de Feu. J'aurais pourtant juré ressentir le sourire suffisant de mon professeur de fortune. D'infortune, plutôt.
J'avais deviné immédiatement qu'il s'agissait de la sphère de Lumière. Elle irradiait littéralement d'un blanc nacré où se reflétaient l'éclat de toutes ses sœurs. Émerveillée, subjuguée, des mots bien trop faibles pour décrire la torpeur qui m'assaillit. Le filin qui la reliait aux autres sphères, puis à celui de ma magie de l'Esprit étincelait, plus solide que le roc.
La Lumière portait l'espoir et la magnificence. Je résistai à l'envie de m'incliner, bien que ce n'était qu'une représentation mentale. Une vague de compassion et de réconfort me submergea en douceur. Elle me tendait les bras. Je regrettai amèrement de l'avoir refoulée si longtemps.
Sans attendre de nouvelles instructions, je me détournai d'elle à grande peine pour contempler la dernière sphère, la plus mystérieuse. Celle de l'Air. Le murmure du vent siffla à mes oreilles. Il chantait la liberté et le désir de l'aventure. Un éclair zébra la couverture nuageuse qui recouvrait la sphère. La menace qui gronde sous la surface. Pourtant, je n'avais pas peur.
L'Air ramenait mon esprit à Daisyel. Il attisait ma curiosité et m'aspirait la plus sincère affection. Je distinguai à présent les filins qui relaient chacune des sphères entre elles.
- Suis-les jusqu'à la surface.
J'obtempérai aussitôt, poussée par une excitation presque enfantine. Les filins remontaient à la lisière de mon esprit, à la frontière du monde extérieur. Il me suffisait d'ouvrir les yeux pour...
- Garde les yeux fermés, m'ordonna Rhee.
Je me tortillai, les jambes en feu. Depuis combien de temps étions nous assis ici ? Un ronronnement taquin frémit dans ma tête.
- C'est dans la douleur qu'on apprend le mieux.
- C'est bien un Sheioff qui parle, maugréai-je.
- Au lieu de râler, essaie de projeter l'Esprit à travers un de tes sens.
Irritée, je projetai ma magie vers Rhee. Si je pouvais lui couper la chique, pour une fois. Je n'aurais pas pu être moins ébranlée qu'en récoltant les fruits de ma stupidité. Une cacophonie sans nom s'infiltra par tous les ports de mon esprit grand ouvert.
Du bourdonnement du plus minuscule insecte, du battement d'aile du papillon, au pépiement des oiseaux, en passant au souffle du vent, au clapotis de la rivière lointaine. Chaque bruit insignifiant éclatait comme le son d'une cloche. Les éclats de rire des domestiques retentissaient au rythme du carillon. Je suffoquai sous l'afflux de sensations auditive, complètement dépassée.
Je ne m'aperçus même pas avoir ouvert les yeux, ni m'être recroquevillée sur le sol, tant la douleur martelait mes tempes. Soudain, le silence revint aussi vite qu'il avait disparu. Pas un silence apaisant, non. Un silence velouté, flou, artificiel. On avait mis en sourdine mon ouïe.
Petit à petit, je repris pieds avec la réalité. Réalité qui se résumait à deux prunelles vertes pailletée d'or. Elles happaient mon esprit autant qu'elles me ramenaient au présent. Le son de sa voix se superposa aux bruits parasites.
- Détaches-toi, petite maligne. Coupe le lien et tu retrouveras ta tranquillité.
L'amabilité n'appartenait plus à son vocabulaire, visiblement. La sécheresse de sa voix acheva de me remettre à cheval. Je rompis le contact avec ma magie dans un halètement.
Alors seulement, je pris conscience de la position dans laquelle nous étions. Allongée sur le sol, Rhee me toisa sévèrement. Je ne pus me soustraire à sa colère, son visage au-dessus du mien englobait l'intégralité de mon champ de vision.
Il retira vivement la main qu'il avait posé sur le haut de mon buste. Mes doigts effleurèrent la peau brûlante. Son esprit se retira aussitôt du mien. La leçon était terminée. Il se releva d'un bond souple, je l'imitai d'une démarche un poil moins assurée.
- Ça t'apprendras à jouer sans réfléchir, me tança de nouveau le jeune homme. Ce que tu me destinais s'est retourné contre toi. Tu sais pourquoi ?
Un sourire mauvais étira ses lèvres. Je croisai les bras sur ma poitrine en signe de défi.
- Tu es encore plus têtue et irréfléchie que je le pensais. Tu as projeté ton ouïe comme un boomerang. Elle a dragué tous les sons que tu pouvais percevoir et te les as rendu. Tu ne peux pas attaquer avec l'Esprit comme avec le Feu ou la Terre.
- Si tu me l'avais expliqué clairement aussi, répliquai-je.
Rhee ouvrit des yeux ronds.
- Qu'est ce que tu crois que je fais depuis plus de deux heures ? Qu'est ce que je t'ai montré à ton avis ?
- Que L'Esprit est tourné vers l'intérieur de nous-même, tout à fait.
Mon aplomb impertinent lui tira une grimace irritée. Cette foi, c'est moi qui m'approchai bien trop de lui.
- Tu vois combien c'est agaçant d'être insupportable ? lui susurrai-je au creux de l'oreille.
Sa main me repoussa sèchement. J'étouffai un éclat de rire derrière un regard hilare. Puis, je le dépassai sans un mot et m'enfoncai dans ses jardins. Il était grand temps de se préparer pour la fête. Rhee m'emboîta le pas d'une démarche revêche.
- J'espère que vous n'avez pas trop forcé sur les fanfreluches, l'avertis-je.
- Oh, tu seras la plus ravissante des invités, sois en certaine, susurra le jeune homme.
Un frisson d'incertitude me parcourut, j'appréhendais réellement le résultat.
- Pourquoi les jardins de Cuyan ?
- Tu ne les trouves pas suffisamment calme pour s'entretuer ? raillai-je
Il leva les yeux au ciel.
- Pourquoi portent-ils son nom ?
- Ah ça, regarde vers ta droite.
Derrière des buissons d'anthyllias et quelques oliviers se dressait la rotonde d'une fontaine. L'eau limpide s'écoulait depuis la statue qui en ornait le centre. Celle d'une jeune femme portant une couronne de fleur sur ses cheveux qui lui arrivaient aux épaules. Une robe plissée découvrait ses courbes généreuses. Son visage respirait la douceur et le charme. Cuyan. Une merveille de plus témoin d'une ère révolue.
- Arrête de baver, casanova, ce n'est qu'une statue. Elle ne va pas se lever et te faire les yeux doux.
Rhee la dévorait des yeux, assurément. Il me fusilla des yeux et me dépassa d'un coup d'épaule.
- Tu n'avais pas une question à me poser, au fait ?
Il m'ignora un instant, avant de piler en soupirant.
- Le Seigneur Haddrix a annulé notre dernière entrevue.
- Et ? Je le sais, il nous a averti en même temps.
- Le temps presse, Laya.
Je fronçai les sourcils. J'attendis la suite, mais Rhee ne prononça pas d'autres mots. Soit il hésitait, soit il ne me reprochait rien, pour une fois. Un miracle.
- Je vais essayer de lui parler ce soir, je n'aurais guère le choix. C'est notre dernière soirée ici.
Rhee souleva un sourcil surpris.
- Il ne te serait pas venu à l'idée de me prévenir, à tout hasard ?
- Je teste les limites de ta patience, plaisantai-je. Quoi qu'il en soit, j'ai quelques détails à régler avec Had'. Ce report ne me plaît pas plus qu'à toi.
Il se renfrogna, vexé de ne pas être le premier dans la confidence. Pourtant, ce n'était pas une question de confiance cette fois ci. Où alors, est-ce que je craignais sa réaction ?
- Daisyel va nous accompagner jusqu'à Tirawan, si tu veux tout savoir, révélai-je tout à trac. Il sera là ce soir et va baliser notre route pour que nous évitions les mages de Léander.
- Tu plaisantes, j'espère ?
Que pouvais-je espérer d'autre de sa part ? À part cette lueur de stupéfaction et de dépit au fond de ses prunelles. Rhee dissipa bien vite sa méfiance derrière son masque impassible, trop tard.
- Écoutes si tu lui fais confiance...
- Te fatigues pas, sifflai-je. Pas la peine de me faire croire que mon jugement t'importe. Tu t'en fiches de ce que Daisyel représente pour moi. Je pensais qu'on avais passé le cap de la confiance..., je crois que j'ai surestimé les efforts que j'ai fait.
Je m'interrompis pour reprendre mon souffle. Plus j'avançais dans mon monologue, plus ma colère se muait en déception. Une déception qui me broyait les entrailles.
- Je suis ton nouveau cabinet de curiosité, c'est bien ça ? repris-je, amère. Je ne suis pas un objet, Rhee, pas un trophée. Je suis une personne. Et je ne suis pas la dernière des imbéciles.
Le dernier mot s'éteignit dans un murmure. Je n'avais plus la force de poursuivre ma litanie. Ni l'envie. Je voulais juste comprendre pourquoi son manque de confiance me heurtait autant.
Je portai mon regard sur les coupoles dorées du palais. La balconnière qui donnait accès aux jardins de Cuyan les surplombait à une centaine de mètres de là.
- Ce que je voulais te...
- Je ne veux pas t'entendre.
Le filet de voix trancha l'air, aussi ténu que le battement d'aile d'un moineau. Rhee se tut.
- Une discussion, c'est efficace lorsque les deux personnes échangent leur point de vue, grogna-t-il néanmoins.
- Je ne veux pas de ton point de vue.
Ces mots-là, j'aurais aimé les retenir sur le moment. Mais je n'en fis rien. Je refusais même de le regarder en face. Par rancœur ou par crainte, aucune importance.
- On se retrouve ce soir.
Je disparus à travers la végétation sans attendre sa réponse. Ça avait du bon quand même, d'être une mage de la Terre.
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