Chapitre 38-1 Elle te tend les bras

- As-tu trouvé ta robe pour ce soir ?

Shira grimaça sur la dernière syllabe. Une de ses caméristes venait de tirer un peu trop violemment une mèche chocolat. Ses cheveux sentaient la myrrhe et la rose à des kilomètres. Mon visage se déforma en miroir en du sien.

- Qu'entends-tu par là ? grommelai-je. Il y a des dizaines de robes dans le placard de ma chambre, dis moi quelle couleur veux-tu que je porte.

Elle balaya mes mots d'un revers de la main, faussement outrée.

- Tu plaisantes, j'espère ? As-tu au moins accepté l'aide de Medji, ma meilleure habilleuse ?

La moue coupable qui se dessina sur mon visage lui tira un soupir exaspéré. J'avais congédié ladite Medji sans autre forme de procès. Je n'étais pas un jouet. Je m'habillais comme bon me semble.

Je me redressai contre le mur auquel j'étais adossée, bras croisés. La chambre de la princesse bourdonnait de multiples bruits. Ceux des préparatifs de son mariage imminent. Pourtant, cela n'empêchait pas mon amie de me regarder droit dans les yeux. Shira plissa ses paupières, puis un nouveau sourire étira ses lèvres. Satisfait, cette fois-ci.

- Shira, je ne suis pas une de tes poupées que tu tyrannises, la prévins-je, méfiante.

- Oh, je dis seulement que te présenter dans une tenue des plus banales à mon mariage serait une offense aux Tamar, minauda-t-elle. Où alors tu pourrais porter une tenue qui ferait honneur aux Mages. N'est-ce pas ce qu'a suggéré Had' ?

Je lui adressai un sourire ironique.

- Si je te laisse carte blanche, je n'aurais plus mon mot à dire, l'accusai-je.

Elle éclata de rire, parfaitement consciente de la véracité de mes propos. Elle leva les paumes en l'air.

- Si tu ne veux pas ressembler à l'Héritière des Tamar, tu es libre de refuser.

- Je trouverai ça dommage, personnellement, ricana une voix chaude dans mon dos.

Je me décollai du mur dans un sursaut et toisai l'intrus du regard. J'étais surprise de ne pas l'avoir entendu arriver.

- En voilà un qui est de mon côté ! s'exclama Shira, prête à revenir à la charge.

- Personne ne t'a demandé ton avis, cinglai-je.

Rhee esquissa un sourire amusé qui me mit hors de moi.

- Je ne fais que remarquer l'évidence, susurra t-il.

Il attrapa une mèche de mes cheveux qu'il enroula autour de ses doigts. Sa main effleura ma pommette. Je braquai mon regard dans le sien, d'un vert saisissant.

- Ta présence n'aura que plus de poids avec une tenue adéquate.

Mon estomac se noua. Un claquement sec retentit lorsque je chassai sa main d'un revers de la mienne.

- Parce que tu es spécialiste en chiffon maintenant ? raillai-je. C'est nouveau, ça. Tu nous cache une passion secrète pour la mode depuis le début ? C'est ton côté féminin qui ressort ?

Je m'attendais à ce que son visage s'empourpre de colère. Pas à ce qu'il éclate de rire. Pas un ricanement, non. Un rire franc, solaire, à l'image de l'éclat qui miroitait au fond de ses prunelles de jade. Je m'aperçus que je le dévisageais toujours lorsque le son de sa voix se mua en un sourire malicieux. Je détournai immédiatement le regard, contrariée.

- Je ne suis peut-être pas modiste, mais j'ai bon goût. En l'occurrence, je suis à peu près certain de savoir ce qui te mettrait le plus en valeur.

Shira, qui ne perdait pas une miette de notre échange, se racla la gorge. Ma question mourut sur les lèvres.

- Cette partie-là m'intéresse, releva-t-elle habilement. Nous allons arranger tout ça, Atalaya, ne t'en fais pas. Tu seras sous ton meilleur jour ce soir.

Elle congédia d'un geste les caméristes, malgré leurs protestations virulentes. La colonne de fourmi regagna la fourmilière en quelques minutes. Shira lorgna le Sheioff du regard, soudain moins enjouée.

- J'ignore comment tu as pu pénétrer dans mes appartements sans y être invité, mage de Feu, mais tu tombes à pic. Suis-moi.

Le sous-entendu était limpide. Rhee venait de manquer ouvertement de respect à la princesse de Dishôn en osant mettre un pied dans sa chambre, au milieu d'un essayage, sans y avoir été invité. Shira passerait outre, puisqu'il pouvait lui être utile pour sa lubie du moment, c'est-à-dire me confectionner une robe à son goût.

- C'est bien aimable à vous, princesse, répliqua Rhee d'une voix de velours. Je dois néanmoins m'entretenir avec Atalaya au plus vite.

Ainsi donc c'était pour me voir qu'il s'était glissé dans l'aile princière en douce. Malheureusement pour lui, il n'était pas en mesure de négocier. Son sourire ravageur ne charmerait pas le moins du monde une jeune femme sur le point de se marier. Qui plus est lorsqu'il s'agissait de Shira.

Je m'approchai d'un pas de Rhee, glissai la main sur le bas de son dos. Il tressaillit. D'une pression de l'air, je le poussai innocemment au milieu de la pièce. Puis, j'effectuai une révérence grossière, un sourire narquois sur les lèvres.

- Je vous laisse à votre passion commune, narguai-je, je m'en vais profiter de la bibliothèque.

- Atalaya !

L'exclamation pleine de stupéfaction me tira un ricanement.

- Retrouve-moi dans les jardins de Cuyan, lorsque tu auras fini ici.

Je disparus dans les couloirs du palais sans lui laisser le temps de répondre. Shira allait volontiers le cuisiner tandis que je m'épargnais la corvée de supporter une camériste hystérique.


La bibliothèque de Dishôn ne possédait pas autant d'ouvrages que celle de Dinaba. En partie parce qu'elle se situait dans l'enceinte du palais alors que l'édifice de la capitale des Terres d'Aquib débordait de magnificence.

Ce qui m'intéressait néanmoins ne nécessitait pas une immense salle aux dorures luxueuses. Non, les quelques livres de l'ère des Premières entreposés ici tenaient sur une étagère pas plus longue que mon bras. C'est au milieu de ces pages que j'avais acquis ma connaissance au sujet de nos ancêtres.

Assise sur la mousse ocre au bord du lit de la rivière qui sinuait parmi les jardins de Cuyan, je caressai du bout des doigts la couverture en cuir élimé. Une plume large comme ma main y était gravée. Le symbole des Érudits, une branche de l'Ordre Méelanien. Celui de la Première Méelani, gardienne du savoir.

J'avais déjà lu ces pages des dizaines de fois. Je ressentais pourtant le besoin de me replonger dans ces récits, les rendre plus réels. Je ne vis pas le temps passer. Le soleil timide du début de matinée se mua en l'astre éclatant du milieu de journée. Instant que choisi Rhee pour me rejoindre. Le bruissement des feuilles des buissons derrière moi me tira brutalement de ma lecture. Je refermai l'ouvrage d'un geste et le glissai dans ma besace.

- Shira est une véritable tortionnaire, grommela le jeune homme en s'installant à ma gauche.

Il s'allongea, ou plutôt s'avachit, sur la mousse brûlante. Lui non plus ne s'incommodait pas de la chaleur de l'été mineur. J'esquissai un sourire hilare à la vue de sa mine éreintée.

- Tu veux bien me dire d'où te vient subitement la passion de la mode ? le taquinai-je, bien qu'ayant envie d'en connaître la réponse.

- Il y a un portrait de ta mère dans ma chambre. Ce qui me donne une idée assez précise d'un habit de cérémonie qui t'irait bien. Il y a quand même quelques réflexes qui me restent des amies de mon clan.

Je levai un regard stupéfait vers lui.

- Un portrait de ma mère ?

- Il y a son nom inscrit en dessous, donc oui, j'imagine que c'est elle. Pourquoi, ça... ?

- Il faut être aveugle pour ne pas le deviner.

Un rire sans joie m'échappa.

- Had' l'aimait. Il l'a aimé dès le premier jour où il l'a entendue chanter.

Rhee garda le silence, mais ses pupilles de jade s'arrondirent légèrement. Visiblement, il était passé à côté de ce détail.

- C'est pour ça qu'il en veut aux Sheioff ? Parce qu'elle a choisi ton père ?

Cette fois, j'éclatai franchement de rire.

- S'il t'a laissé cette impression, c'était volontaire, confirmai-je. Il reproche au Sheioff leur désintérêt pour leurs origines et à mon père de nous avoir abandonné, ma mère et moi.

- Tu aurais préféré que ta mère choisisse le Seigneur Haddrix ?

La douceur de sa voix contrebalança la dureté de sa question. Comment pouvais-je souhaiter une telle chose ? Pourtant...

- Je me suis longtemps posé la question, avouai-je à voix basse. Lorsque mon père nous a abandonné. Avant, ça ne m'avait jamais effleuré l'esprit. Aujourd'hui, je sais que je ne serais pas celle que je suis si ma mère avait fait un choix différent.

- Ça, tu serais bien moins exotique.

La réplique cinglante mourut sur ma langue lorsque je m'étranglai avec ma salive. Le mage de Feu allongé sur la mousse, les mains derrière la tête, m'adressa un sourire ravageur. Il tentait de détendre l'atmosphère. Et le pire, c'est que ça fonctionnait. Je camouflai un éclat de rire derrière un raclement de gorge.

- De quoi voulais-tu discuter, déjà, casanova ?

Il fit mine de s'offusquer.

- Quoi ? Mon charme te laisse si indifférente ? Tu me blesses dans mon orgueil, Laya.

Il se releva souplement, son visage à quelques centimètres du mien. De près, sa peau dorée brillait sous la lumière du soleil. J'aurais juré que des paillettes parsemaient ses prunelles vertes.

- Apprends-moi, murmurai-je d'une voix rauque.

Il souleva un sourcil provocateur, se pencha en avant. Un rien, juste assez pour que son souffle se brise sur mes lèvres.

- Je crois que je n'ai pas bien entendu, sourit-il, mutin.

Cette fois, je le sentais, ce serpent qui ondulait à la frontière de mon esprit. Ou peut-être en avait-il déjà dépassé les barrières. J'aurais pu me laisser glisser dans cet état de béatitude si je n'avais pas eu conscience de ce que fabriquait Rhee.

Au lieu de ça, je plantais mon regard violet dans le sien, résolue. Cela suffit à le déstabiliser. Il testait mes défenses mentales. Un fin sourire se dessina sur mon visage, miroir du sien.

- Pourquoi ? assenai-je soudain, brisant la bulle qui nous entourait

Rhee se recula de quelques centimètres, sans ciller.

- Pourquoi vouloir m'enseigner la magie de l'esprit ? Pourquoi vouloir gagner ma confiance ?

J'avais à nouveau les idées claires. Et j'étais toute ouïe. Cette incertitude me taraudait depuis notre première rencontre, ou presque.

Rhee me dévisagea de longues minutes. Le clapotis de la rivière en contrebas se mêla au bruissement du vent dans les branches des oliviers.

- Tu es une véritable énigme, Atalaya de Tirawan, soupira le jeune homme, à brûle pourpoint. Tu es aussi mon Héritière, ainsi que la dernière Mage de la Terre.

Il se tut un instant. J'avais la désagréable sensation qu'il perçait mon âme à jour jusqu'à en déterrer le plus sombre des secrets.

- Je suis curieux de découvrir ce que tu es capable de faire. Tu possèdes également un savoir immense et ce serait mentir que de te dire qu'il me laisse indifférent. Quant à toi..., qui tu es...

Un frisson remonta le long de mon dos. Ses mots m'importaient plus que je ne l'aurais voulu.

- Je suis sûr que tu ne pourrais plus te passer de moi, se rengorgea le jeune homme. Je te plais c'est indéniable, alors je ne vais tout de même pas t'abandonner.

Son sourire narquois remonta la bile de mon estomac.

- Nous étions fait pour nous entendre, Atalaya, que veux-tu ?

Je masquai une grimace de dépit mâtinée d'indignation derrière un soupir tremblant. Démêler le vrai du faux relevait du casse-tête. J'abandonnais aussitôt. Puis, je me pinçai l'arrête du nez. Nos joutes verbales m'excédaient autant qu'elles me distrayaient.

J'avais conscience que la lumière qui émanait de l'aura du mage influença grandement la bataille entre mes émotions. L'amusement remporta largement la partie. J'aurais pu, à cet instant, j'aurais pu craindre qu'il soit en train d'utiliser l'esprit pour me manipuler.

Rhee chassait la douleur qui m'habitait et repoussait les ombres qui m'assaillaient chaque nuit à la seule force du feu qui l'habitait. Du moins, c'était ce que je croyais. Je doutais qu'il puisse lui-même me le confirmer.

Alors, pour cette seule raison, parce que pour une fois je désirais savourer égoïstement la paix qui régnait sur mon esprit, je lui adressai le plus radieux de mes sourires.

Aujourd'hui, je décidais de lui accorder ma confiance. Réellement. Dumë me renvoya une pichenette chaleureuse au creux de mon estomac. Elle était d'accord. Le jeune homme me décocha un regard indéchiffrable. Une nouvelle étincelle traversa ses prunelles.

- Ne vas pas t'imaginer que je te mangerai dans la main, Laya, grommela Rhee en se relevant d'un bond.

Je l'imitai dans la foulée.

- Tu m'as demandé mes services, l'as-tu déjà oublié ?

Je haussai un sourcil railleur. Rhee frotta ses paumes sur sa tunique brune.

- Bien, par où veux-tu commencer ?

- L'Esprit. Si j'appelle le Feu ou la Lumière, j'ignore si je pourrais contrôler leur force.

Rhee m'adressa une œillade dubitative. Il ne partageait pas mon point de vue. Grand bien lui fasse. Je connaissais mes limites mieux que lui.

- Allons nous installer plus loin de la rivière.

- Suis-moi.

Il ne se fit pas prier. Je l'entrainai au cœur des jardins, là où les oliviers et les figuiers bordaient les buissons d'anthyllias écarlates et de fleurs de sang.

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