Chapitre 37-2 La confiance est une force qui s'est dissolue

— Votre magie ressemble finalement beaucoup à celle des Tamar, commentai-je à l'intention d'Hirmu. 

— Si tu le dis, répliqua-t-il avec un drôle d'air, elle n'a pourtant pas le même fonctionnement. 

Je haussai un sourcil surpris. 

— Tu peux développer ? 

— Voudriez-vous m'accompagner jusqu'à mes appartements ? Je me ferais un plaisir de satisfaire votre curiosité. 

Je dévisageai le Seigneur mineur, interloqué. Était-ce bien à moi qu'il parlait ? Le regard appuyé qu'il me jeta m'éclaira rapidement. Je me levai d'un bond souple, adressai un salut militaire à Lay. 

— À plus, gamin. Pas de bêtises, promis ?

— C'est ça, lâche moi la grappe, ricana-t-il. 

J'emboitai le pas à notre hôte, non sans une légère dose d'appréhension. Souhaitait-il vraiment partager sa culture à un étranger ? Il s'enfonca d'abord dans les profondeurs du Goshà. Le Seigneur Haddrix saluait sur son passage chaque soldat qu'il rencontrait. Nous dépassâmes plusieurs salles d'entraînement, puis des dortoirs. Enfin, il bifurqua dans un couloir plus sombre que les autres, une impasse en fait. J'allais l'interroger, lorsqu'il plaça sa paume contre la roche ocre. La pierre gronda, puis se déplaça d'un mètre sur la droite avec un crissement assourdissant. La lumière du jour agressa mes rétines, je plissai les paupières pour accoutumer ma vision. 

Le Seigneur Haddrix franchit l'ouverture, toujours sans un mot. Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant le paysage de l'autre côté. La porte dérobée ouvrait un passage à flanc de falaise, sans doute méconnu, lui aussi. Pourtant, pas une plante ne débordait sur le chemin, et elles ne manquaient pas. Le sol, lui aussi déserté de quelque cailloux ou de simple ornière, rutilait sous la lumière écrasante du soleil. 

Je me délectai de ses rayons chauds, l'air bouillant attisait mon feu intérieur comme une friandise. Le Seigneur Haddrix m'observa du coin de l'œil. Il fit une courte pause à son tour, cueillit une corolle écarlate sur l'une des plantes à sa droite et la porta à ses lèvres. Il avala goulument un liquide légèrement rosé. 

— Tu peux t'y essayer sans risque, empoisonner l'ami de ma filleule ne m'effleurerait même pas l'esprit. 

Je masquai un sourire rieur en le prenant au mot. Le suc de la fleur était un délice. Tout dans cet endroit semblait sorti d'un rêve. Où d'une époque de légende.

— Il ne m'arrive guère de recevoir une Sentinelle au cœur de ma demeure, commenta le Seigneur Haddrix. D'habitude, la coutume veut qu'ils se tiennent loin de nos secrets.

Une vague de méfiance drapa mon émerveillement. 

— Je ne suis pas une Sentinelle et vous le savez, grognai-je.

— En effet, sourit-il. Vous en êtes un rejeton, ceci-dit, et pas des moindres. 

— Que me reprochez-vous, exactement ? 

— Oh ce n'est pas un reproche, simplement une mise en garde. Vous êtes différent, je le sais, mais la seule différence ne garantit pas la confiance. 

— Vous me parlez de confiance ? Vous faites bien la paire avec Atalaya ! C'est vous qui mijotez dans le secret vos plans concernant l'avenir de mon clan. Vous qui cédez à tous ses caprices sous le prétexte de la patience alors que des vies sont en jeu. 

— Il s'agit du mariage de ma fille, rétorqua calmement le mineur. Le terme de caprice me paraît un qualificatif peu judicieux. 

Je ravalai ma morgue avec une grimace. Il venait de me remettre à ma place de façon cavalière, quoiqu'efficace. 

— Que voulez-vous ? sifflai-je. Pourquoi me provoquer sur votre terrain ? 

Le Seigneur Haddrix s'esclaffa. Je commençais à douter de sa santé mentale. 

— Johnatan t'a bien enseigné, je le reconnais. 

La surprise faillit supplanter l'indignation. Presque, mais je restais de marbre. J'attendis qu'il poursuive. 

— Vois-tu, ce qui se joue en ce moment, sur la Terre-mère, ou ce qui va se jouer dans les semaines, peut-être les mois à venir, est bien plus grand que ce que tu imagines. Bien plus grave et plus vieux. Notre passé nous rattrape et tu n'as pas idée de la menace qu'il apporte avec lui. 

— Au contraire, je crois en avoir eu un léger aperçu, répliquai-je. Pourquoi me dites-vous cela ? 

— Il y a des cartes qui ne doivent pas être dévoilées, jeune Sheioff. 

— Vous vous défilez une nouvelle fois, reprochai-je vivement. Que cherchez-vous à…?

Une éclair de compréhension me traversa soudain. 

— C'est Atalaya, n'est ce pas ? Vous voulez me faire comprendre que je ne suis pas en droit de connaître ses intentions ? Ce que vous me cacher depuis le début ? 

— Pour être plus précis, rectifia-t-il, nous ne t'avons rien caché à toi personnellement. Il existe un rang qui sied à chacun de nous exactement pour cela. Pour nous protéger de ce genre de menace. 

Je commençais à saisir ce qu'il insinuait. Sans comprendre toutefois pourquoi il lui paraissait plus utile de parler par énigme. Je n'étais pas un benêt, mais nous n'avions guère le temps de jouer à ce jeu là. Il croisa ses mains devant lui et balaya le sentier d'un regard grave. 

— Notre marge de manœuvre est extrêmement réduite, renchérit le Seigneur mineur. Les Premiers ne sont plus là pour nous guider, seul nous reste leur héritage. À nous de faire preuve de finesse, de discrétion et de discernement si nous voulons échapper au couperet qui nous tient déjà à la gorge. 

— Comment pouvez-vous le savoir ? 

Mon scepticisme venait de s'effacer au profit de la stupéfaction. Le Seigneur Haddrix avait le bras particulièrement long sur les affaires internes de tout le continent ou il lisait l'avenir. Impossible de trancher. 

— Je ne suis pas devin, ricana-t-il en écho à mes pensées. J'accorde simplement plus de crédit à notre passé que les tiens. 

— Je ne suis pas aussi ignorant que vous le pensez, protestai-je, vexé. 

Il haussa un sourcil provocateur. 

— Je laisserai le soin à Atalaya d'en juger. 

Ce fut à mon tour de ricaner. Je connaissais déjà son avis sur la question, nul besoin de la lui poser. Mon regard dévia à nouveau sur la végétation luxuriante qui épousait le pan de la falaise. Un calme parfait régnait sur le passage dérobé. 

Je comprenais sans mal la joie d'Atalaya de se rendre à Dishôn. Cet endroit devait apaiser ses tourments aussi efficacement qu'un baume médicinal. Ici aussi, elle s'était forgée une famille, mais je discernais également l'attrait de sa magie pour l'essence de la terre des Mineurs. Pas la Terre. Son Feu. Sa magie du Feu scintillait à la surface de sa peau, appâtée par la chaleur du soleil et la proximité du désert de Faiz. 

Elle ne demandait qu'à être appelée. L'envie me titillait de plus en plus de la mettre au pied du mur. Atalaya ne mesurait pas le risque qu'elle prenait à l'inhiber volontairement. 

— Nous nous verrons ce soir pour établir un plan d'attaque, reprit le mineur d'une voix grave. L'unité sera le facteur décisionnel de ce qu'il adviendra lorsque la magie de l'obscurité se dévoilera pour de bon. 

Je fronçai les sourcils. 

— De quelle unité parlez vous ? Les Terres de Faiz ? 

Le Seigneur Haddrix secoua la tête, une lueur d'amusement relative au fond de ses prunelles bleu nuit. 

— Pas seulement. Je parle d'une unité entre les peuples.

— Entre les Mineurs, les Hommes et les Mages ? 

L'incrédulité qui se peignit sur mon visage lui tira un ricanement.

— Vous leur manquez de respect de la plus étonnante des façons, mage de Feu, releva t-il non sans ironie. 

J'en perdis mes mots, interloqué. De qui…? Une pointe de honte me titilla soudain. 

— Vous ne pensez pas sérieusement que les dryades prendront part à une guerre ? protestai-je pour la forme.

Toutefois, j'en pensais chaque mot. Jamais leurs reines, bien que le titre soit légèrement inexact, ne bougeront le petit doigt pour s'impliquer dans un conflit. Jamais. La neutralité était peut-être la seule chose connue sur le peuple de l'Eldöryan. 

— Que savez-vous d'elles ? répliqua le mineur. 

Je pris un instant pour y réfléchir. La réponse la plus concise se résumait en trois mots : pas grand chose.  

— Seulement ce que les légendes racontent, à vrai dire. Qu’elles sont pacifiques tant que tu ne mets pas le pied sur leur terre. Qu'elles sont politiquement neutres et qu'elles vénèrent toujours les Premières. 

Le Seigneur Haddrix hocha la tête, songeur. Comme si j'étais le dernier des crétins et qu'il se demandait comment combler mes lacunes de connaissances. Parce que je mesurais petit à petit la quantité d'informations que j'ignorais sur l'histoire du continent. Les précepteurs Sheioff n'étaient certes pas très bavards sur les sujets étrangers à notre peuple. Ils auraient quand même pu nous enseigner des bases un peu plus fournies. 

— Sais-tu pourquoi les mages de Feu ignorent tant de choses sur les autres peuples ? s'enquit finalement le mineur d'une voix dénuée d'ironie

J'aurais dû être piqué au vif si je n'avais pas saisi la véracité de sa question. Atalaya déteignait sur moi. 

— Vous vivez en autarcie depuis plus longtemps que vous ne le pensez. Vos chef de clan vous ont coupé du monde depuis des centaines d'années. Les relations commerciales ou l'espionnage ne permettent pas de conserver un savoir qui se perd. 

Ce fut à mon tour d'acquiescer, je devinais sans mal la suite de son raisonnement. 

— À force de se terrer dans une forêt avec pour seule volonté de s'en sortir par soi-même, on finit par perdre l'héritage de nos ancêtres. Parce que le nôtre est lié à tous les peuples qui nous entourent. Les Premiers et les Premières ont dirigé chaque terre du continent. 

J'entendais chaque mot qu'il prononçait avec une perception nouvelle. J'avais l'impression de découvrir le monde en recouvrant la vue. Là où Atalaya avait titillé ma curiosité et révélé le manque considérable d'intérêt pour ce que je prenais pour des légendes, le Seigneur Mineur appuyait sur des leviers plus ou moins sensibles. Je prenais la mesure de ce à côté de quoi, mon clan et moi, étions passés. 

— Pourquoi vous intéressez-vous à ce point à ce que je connais ou non de l'histoire de mon peuple ? 

Face au silence qui suivit, je préférais étayer ma pensée. 

— L'histoire est importante, j'en conviens, mais il n'y a pas plus urgent en ce moment ? Comme les tueurs qui sont à nos trousses ou l'assassinat imminent de mon clan ? 

La remarque ne se voulait pas cassante, mais je m'impatientais. Discuter sagement avait ses limites lorsque la mort était sur vos traces. Je crus voir une lueur d'irritation traverser les pupilles bleu nuit du mineur. Sa voix se fit plus tranchante. 

— Sais-tu ce qui se trouve sous la flamme d'Hélias ? 

Je cillai, mais gardai le silence. Le Seigneur Haddrix éclaira promptement ma lanterne, d'un ton mordant. 

— Son tombeau.

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