Chapitre 34 Dishôn est ta seconde maison

L'illusion se dissipa comme un nuage qui cache la lune. Le verger verdoyant céda sa place au cèdre imposant. Atalaya réintégra le cercle et étira ses membres. Elle avait retrouvé une apparence normale.

— Vous devriez finir de manger, à présent, intima-t-elle aux élèves. 

Même sa voix était redevenue comme avant. Pendant ces quelques minutes, la Princesse aux Lys était réapparue. Sa voix créait pour nous les illusions qui illustraient chaque mot de son histoire. La magie de la Terre était décidément pleine de surprise.

Son regard croisa le mien. Elle m'adressa un sourire en coin avant d'enfourcher son étalon. Nous reprîmes la route dans la foulée. Dishôn se trouvait à deux jours de chevauchée. Nous n'installâmes de campement qu'à une heure avancée, afin de profiter de la fraîcheur.

La fille de mon chef prit le premier tour de garde. Les élèves s'endormirent sans faire de vague, le ventre plein. Hirmu avait insisté pour que nous emportions le reste de notre récolte. J'observai un instant la jeune femme, assise en tailleurs sur une roche qui surplombait la cuvette rocheuse où nous étions installés. Ses cheveux noir corbeau cascadaient dans son dos. Ses mèches bleues irisées imitaient des plumes d'aras mêlées à sa chevelure soyeuse.

Le rouge du soleil couchant se reflétait sur sa peau hâlée. Il dessinait une fresque de feu qui se mouvait jusque sur la surface de son aura. Elle ferait une magnifique Héritière du Feu, si seulement elle acceptait de s'ouvrir à son élément. Cette femme était un mystère à elle seule et je devais avouer, que j'étais tenté de me lancer à sa découverte.

Avant de me coucher à mon tour, je rangeai mon couteau favori ainsi que la petite sculpture que j'ébauchais quelques instants plus tôt. Une manière que j'avais hérité de mon père, si j'en croyais ma mère. Lui aussi ne pouvait s'empêcher de s'occuper les mains.

Je ne fus pas réveillé par l'appel d'Atalaya. Plutôt par un sourd pressentiment. Je me relevai silencieusement, les sens aux aguets. Ma magie de l'Esprit focalisa aussitôt mon attention sur le sommet de la cuvette. Une silhouette indistincte s'engouffra dans les taillis éparses, hors de ma vue. Je levai le bras, aussitôt intercepté par une poigne ferme.

— Si tu appelles ta magie, la mienne t'aura avant, susurra une voix au creux de mon oreille.

Son autre main crocheta mon menton. Deux pupilles violines me dévisagèrent. 

— Daisyel avait un message, m'apprit Atalaya. Nous les avons semés, pour l'instant. Faiz grouille de suppôt de Leander, nous devons nous dépêcher de gagner Dishôn. Riv couvrira nos arrières à partir de demain.

Elle me relâcha sitôt son message délivré et s'éloigna vers sa couchette. J'étais tenté de pousser l'interrogatoire, mais elle avait verouillé son esprit. J'aurais pu forcer ses barrières, mais c'eût été une intrusion volontaire et peu morale. Je renonçai donc. Un léger éclat orangé attira soudain mon regard l'espace d'une seconde. J'aurais juré apercevoir un objet rougeoyant à son poignet.

Je pris mon tour de garde tout en cogitant. Atalaya avait paru agitée et perturbée, à défaut d'être secouée de sanglots. Soit elle avait repris son sang froid, soit l'entrevue avait été brève. Ou alors, elle me cachait quelque chose.

Je n'en sus rien jusqu'à notre arrivée à Dishôn. Je surpris quelques regards de connivence entre Hirmu et Atalaya à plusieurs reprises. Impossible de les interpréter. Je détestais cependant être mis à l'écart de la sorte. Je pensais pourtant avoir gagné la confiance de la jeune femme.

Lorsque ma jument s'immobilisa devant les portes de la ville, je retins mon souffle en même temps que les adolescents.  L'architecture des mineurs était reconnue. La muraille immense entourait la ville comme une forteresse. De chaque côté de la porte se dressait une statue. À gauche, celle d'un Premier, Edonias au vu de sa couronne et de ses cheveux bouclés. À droite, une Première, Eliyen. Ses longs cheveux frôlaient le haut de sa taille.

Deux fleurs d'iris ornaient ses lobes d'oreilles. Son sourire en coin n'eut d'égal que l'espièglerie qui se dégageait d'elle. Une vraie merveille d'orfèvrerie que la rivière de diamant qui seyait son décolleté. Je connaissais un certain voleur qui en aurait eu le tourni.

Ce n'est pas le moment de bailler au corneille, Rhee. Son Altesse s'impatiente.

Je lui jetai un regard noir et emboitai le pas à Lay. Le sourire moqueur de l'adolescent précéda son rire. Je brûlais d'envie de retirer le foulard qui enrubannait ma tête, mais c'eût été un manque de respect. Les mineurs considéraient le turban comme sacré à l'intérieur de leur ville. Cela au moins, Fabian me l'avait appris au détour d'une raillerie.

L'intérieur de la cité, aussi fascinant que l'extérieur, débordait de couleurs vives et de vie. Bâtie à flanc de colline, le palais se dressait tout en haut, surplombant la ville. Construit en marbre blanc, des fresques en feuilles d'or en recouvraient les murs. Des tentures épaisses décoraient chaque pièce, à l'effigie des Premiers et des Premières, fragment de l'histoire cousu au fil d'or.

Seul détonait une d'entre elles qui illustrait une ville fortifiée à l'éclat du soleil. La pierre blanche rutilait comme de l'or chaud sous la lumière du soleil couchant. Deux statues en gardaient l'entrée, similaires à celles de Dishôn. L'une représentait la Première Raama et sa chevelure de feu. L'autre ne figurait guère plus qu'un tas de ruine, méconnaissable. Ne subsistait que les jambes du Premier, sculptées dans un matériau aussi sombre que l'âme de leur modèle.

Je m'attardai sur la tenture, happé par ce que dégageait cette statue pulvérisée. Autrefois, sa magnificence attirait les regards à des kilomètres à la ronde. Aujourd'hui, elle gisait à terre depuis des siècles. Une main se posa soudain sur mon épaule.

— Ce n'est pas le moment de t'instruire sur les légendes de ton peuple, taquina Atalaya. Notre hôte nous attend.

Hirmu avait sommé un majordome de nous introduire auprès du maître des Terres d’Arheïn.

— Parce que tu la connais cette légende ? répliquai-je instinctivement

Elle posa les yeux sur la statue mise à terre dans une autre époque. La jeune femme se rembrunit. Sans doute au souvenir de l'attaque violente à Othien, quelques semaines auparavant.

— Non, celle-ci, ma tante a toujours refusé de me la conter, reconnut-elle finalement.

J'aurais juré que ce n'était pas tout à fait la vérité.

— Nous sommes en retard, ajouta-t-elle sur un ton plus espiègle.

Elle me désigna une porte à l'entourage couvert de feuilles d'or quelques pas plus loin. Les élèves patientaient devant, encadrés de notre guide et de deux gardes.
Le Seigneur mineur nous attendait dans un salon privé.

Pour éviter une trop forte promiscuité, le domestique invita les élèves à le suivre afin de leur présenter leur quartier, d'après ce que je traduisis approximativement.

— Allez-y, approuva Atalaya. Vous ne risquez plus rien ici. Vous avez ma parole.

Sa main s'attarda sur l'épaule de Lay, avant qu'il ne suive ses camarades. Seul Hirmu resta à nos côtés. J'en profitai pour me rapprocher de la jeune femme.

— Lui fais-tu confiance ?

Elle m'observa attentivement.

— À Hirmu ou au Seigneur mineur ? Hirmu est digne de confiance. À notre hôte, je confierais vos vies d'autant plus que la mienne.

Ce qui comptait véritablement à ses yeux. Atalaya accordait plus de valeur à la vie des autres qu'à la sienne. Elle me gratifia d'un clin d'œil avant de pénétrer dans le petit salon d'un pas sûr. Notre hôte se leva dès que nous fûmes annoncés.

— Bienvenue entre les murs de Dishôn ! s'exclama-t-il

Il s'attarda sur Hirmu, qui dévisageait le Seigneur mineur avec une émotion que je ne sus interpréter. Atalaya esquissa un fin sourire, imitée sans le vouloir par notre hôte. Elle, l'interprétait visiblement parfaitement.

— Mon fils, dans mes bras !

L'adolescent arbora tout à coup un franc sourire et se jeta dans les bras tendus de son père. Ils échangèrent une tendre accolade. Puis, le Seigneur Mineur se recula pour le contempler entièrement.

— Tu n'as pas trop changé en quelques semaines, mais je suis heureux de pouvoir enfin profiter de toi librement.

— Le plaisir est partagé, père !

Enfin, le mineur se tourna vers Atalaya. Il s'approcha en quelques pas et caressa doucement sa pommette, son autre main entremêlée à la sienne.

— Comment vas-tu ? Je n'attendais pas ta venue si tôt, Laya.

Si je n'en revenais toujours pas d'avoir été accompagné depuis le début par le fils du Seigneur mineur, sa familiarité me déconcerta. Comment pouvait-il si bien connaître Atalaya ? M'aurait-elle dissimulé quelque chose d'important ?

En réponse, la jeune femme plongea la main dans sa poche intérieure et en ressorti un pendentif finement ouvragé. La moitié d'une conque. Elle la confia délicatement à notre hôte qui releva les yeux vers elle.

— Je vous l'ai ramené, comme promis, Had'. Je voudrais garder l'autre.

Son murmure mourut dans le silence qui s'était abattu sur la pièce. Si elle ne m'avait pas assuré le contraire, j'aurais cru assister aux retrouvailles d'un père et de sa fille.

— Où est-elle ?

Atalaya dévoila la seconde moitié de conque. Le Seigneur mineur saisit la chaîne en argent ciselé et l'accrocha au cou de la jeune Tamar.

— Là, comme ça elle t'accompagnera à chacun de tes pas. Je suis heureux de t'avoir près de moi, Laya.

Atalaya déglutit lentement, les yeux brillants. Sa main gauche agrippa l'avant bras du mineur.

— J'ai besoin de vous Had'.

Il sourit.

— Tu sais bien que tu as toujours été ici chez toi. Tu fais partie de ma famille, Laya.

Il l'attira d'un geste dans ses bras. L'étreinte brève, mais tendre acheva de me sidérer. J'échangeai un regard avec Hirmu, resté silencieux jusqu'alors. Il se contenta de hausser imperceptiblement les épaules. J'aurais juré qu'Atalaya et le Seigneur Haddrix échangèrent quelques mots inaudibles, mais impossible d'en être certain. En revanche, la jeune femme me dissimulait bien quelque chose.

— J'ai à présent quelqu'un qui attendait ta venue au moins autant que moi, si ce n'est davantage.

Une porte dérobée s'ouvrit alors à la volée et une mineure s'engouffra dans le petit salon. Elle soulevait la traîne de sa robe somptueuse avec négligence.

— Shira… balbutia la Tamar, mais que…

— Atalaya !

La nouvelle venue lui coupa la parole et se jeta à son cou, ivre de joie. Son rire se répercuta aux quatre coins de la pièce sous le regard hilare du prince et du Seigneur.

Enfin, la mineure s'écarta de la jeune femme. Elle lui prit les mains, un large sourire illuminant ses traits harmonieux.

— Tu es revenue ! s'exclama Shira. Tu ne pouvais me rendre plus heureuse !

— Tu as raison, reconnut douloureusement Atalaya, j'aurais dû vous rendre visite il y a bien longtemps.

Shira esquissa un sourire d'excuse et caressa sa pommette avec douceur. Nul besoin de mot. Elle savait. Ce qui lui était arrivé.

— Aimes-tu toujours danser ? s'enquit la mineure dans un murmure

Atalaya écarquilla les yeux de surprise.

— Bien sûr, quelle question ! Mais à quoi penses-tu ?

— Me ferais-tu l'immense bonheur de danser pour moi ? poursuivit-elle avec espièglerie

— Shira…, intervint le Seigneur Haddrix avec soudain un brin d'inquiétude.

— En quel honneur ?

— Celui du plus beau jour de ma vie.

Atalaya retint sa respiration, notre hôte aussi. Puis, elle poussa un cri de joie, tandis qu'il grimaçait.

— Oh, Shira, toutes mes félicitations ! C'est toi qui ne pouvait me rendre plus heureuse.

— Laya…, avertit le Seigneur.

— Je vous promets Had', je me tiendrai à carreaux. S'il vous plaît.

Les deux jeunes femmes se tournèrent vers lui d'un même mouvement, implorantes. Leur complicité évidente me tira un sourire en coin. L'arrivée de Shira avait rallumé une flamme dans les yeux d'Atalaya.

Le père de Shira manifesta son accord d'un long soupir. Il capitula bien facilement, mais je devinais à son regard qu'il espérait ne pas regretter son choix. Atalaya, accrochée au bras de Shira lui adressa un large sourire reconnaissant.

— Tu es sûre d'être capable de respecter les règles ? intervint soudain Hirmu, espiègle. De mémoire, ce n'est pas arrivé une seule fois.

Shira éclata de rire. La jeune femme le dévisagea un instant, puis esquissa un sourire en coin.

— Garde le "vous", répliqua-t-elle, je suis encore ta professeure.

— Que diriez-vous de prendre vos quartier ? Vous dînerez à ma table ce soir.

— Et les enfants ? m'enquis-je

— Lay dînera avec nous.

Le Seigneur Haddrix secoua la tête en signe de dénégation.

— Il vaut mieux qu'il reste en compagnie des autres élèves, il passera plus inaperçu.

Atalaya se crispa.

— Je ne le quitte pas.

— Il ne risque rien entre ces murs, je te le jure Laya. Il peut prendre la chambre à côté de la tienne si tu le souhaites, mais nous devons parler.

Elle hésita encore. Je m'approchai d'un pas, mais elle coupa mon élan d'un regard farouche.

— Qu'il ne mette pas un pied en dehors de ce palais sans moi, c'est un ordre.

Le Seigneur Haddrix sourit simplement, puis acquiesça. Shira se détendit soudain, tandis que son frère s'avança d'un pas.

— Je voudrais rejoindre mes camarades, père. 

— Bien sûr, vas-y. Shira, tes habilleuses t'attendent.

— Mais, Laya…, protesta la jeune princesse.

— Vous vous retrouverez au dîner, conclut notre hôte.

La jeune femme étreignit brièvement la mage, puis s'inclina légèrement devant son père, non sans oublier de soupirer. Elle s'éclipsa ensuite, suivie de son frère. J'étais jusque là resté entièrement silencieux. Je ne me sentais pas à ma place. J'avais la sensation d'assister à des retrouvailles qui auraient dû être privées.

Le Seigneur Haddrix marchait sur des œufs. Il choisissait soigneusement chaque mot à l'intention d'Atalaya. Il s'adressa d'ailleurs à elle.

— Je t'en conjure, promets-moi de t'en tenir à la danse, sans excès de folie, insista-t-il à nouveau.

— Je ne gâcherai jamais le mariage de Shira. Et puis, tu sais bien que je n'ai jamais été inconsciente en ce genre d'occasion.

Il souleva un sourcil dubitatif.

— Nous devons parler.

— Je crois que c'est la meilleure option, en effet, intervins-je soudain.

Ma patience, mise à rude épreuve, s'étiolait de seconde en seconde. Je concevais ces retrouvailles comme importantes pour la jeune femme, mais le danger rôdait.  Et plutôt deux fois qu'une. L'urgence de ce que nous avions fui à Othien primait bien plus qu'une danse.

— Je désirais d'abord me reposer, si cela est possible, Had'.

Je lui un regard perplexe. Elle voulait attendre ?

— C'est dur d'être ici…, sans elle, murmura douloureusement Atalaya.

Le Seigneur mineur s'approcha. Il recouvrit ses mains des siennes.

— Je sais, Laya. À moi aussi, elle me manque. Prends le temps qu'il te faut, nous nous verrons ce soir.

Alors, notre hôte me jeta un coup d'œil.

— Un domestique vous attendra à l'extérieur du salon. Il vous conduira à vos appartements.

J'étais à deux doigts de protester, mais on ne contredisait pas un Seigneur mineur dans sa demeure. Sitôt qu'il quitta le petit salon, au lieu de lui emboîter le pas, je saisis l'avant bras d'Atalaya.

— Pourquoi tu te défiles ? L'heure n'est pas assez grave pour toi ?

Elle me fusilla du regard, sans daigner me répondre.

— Daisyel est sur les traces de mon clan ! Même si ce n'est pas le tien, j'apprécierai que tu te sentes un peu plus concernée, sifflai-je.

La jeune femme dégagea son bras d'un coup sec. Un sourire ironique étira ses lèvres pleines.

— Daisyel n'a même pas encore débuté sa traque, cingla-t-elle. Il se trouve que Leander veut d'abord récupérer son fils et qu'il a décidé de ne pas diviser ses troupes.

— C'est l'oiseau qui te l'a soufflé dans l'oreille ?

Elle ignora mon intervention.

— C'est précisément pour cela que je nous ai amené ici. Pour prendre le repos nécessaire et repartir en laissant une partie des enfants en sécurité, avec des vivres et un itinéraire le plus sûr possible. Grâce à cette escale nous passerons entre les mailles du filet tendu par Leander et nous atteindrons bien plus facilement ton clan.

Elle me cracha les derniers mots au visage. Je brûlais d'envie de lui reprocher son manque d'esprit d'équipe. Pourquoi m'avait-elle tenue à l'écart ? Le constat qui s'imposait n'était pourtant pas valable que dans un sens. Je ne lui faisais pas confiance non plus.

Un effluve de cannelle chatouilla mes narines lorsqu'elle me dépassa à la hâte. Je ne la suivis pas. Puisqu'elle souhaitait s'isoler à nouveau, j'allais suivre son exemple. J'avais l'esprit embrouillé depuis mon arrivée à l'Académie.

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