Chapitre 33 Les Conteurs sont les gardiens du savoir
- Pensez à boire régulièrement, ce ne sera pas une partie de plaisir de vous transporter inanimés.
La première fois, j'avais souri. La cinquième, je lui jetai un regard exaspéré. Rhee haussa un sourcil, un sourire en coin.
- Tu ne me verras pas en porter un. Il voyagera attaché à son cheval.
Je dissimulai un sourire hilare derrière une moue désabusée.
- Ils ne vont pas tomber d'inanition, le repris-je avec un soupir. Ce sont des adolescents, pas des enfants. Ils sont grands.
Rhee haussa les épaules, pas convaincu.
- Je note tes progrès en communication interne, ceci-dit, ajouta le jeune homme avec une pointe de sarcasme.
- Ça, c'est parce que c'est de la magie tout simplement, répliquai-je sur le même mode. J'ignore encore quel nom vous lui donnez, mais la magie n'a aucun secret pour une Héritière.
Il garda le silence un instant. De lui je ne voyais que son dos. Sa jument trottait devant Éclipse depuis une petite heure. Rhee ne se retourna pas. J'ignorais à quel point cette capacité se révélait un secret bien gardé des Sheioff. J'étais en plus de cela déstabilisé par le fait que jamais mon père ne l'avait mentionné. Lui qui s'était targué d'être le meilleur professeur que je pouvais avoir, il m'avait sciemment dissimulé cette partie de son héritage.
- Quel est son nom ?
Tant pis, la curiosité l'emporta sur la méfiance.
- Finalement, les secrets d'Othien t'intéressent ?
- Tu es idiot au point de ne pas comprendre ?
Cette fois, une pointe de colère perça la frontière de mon esprit. Je vis ses épaules se soulever à un rythme saccadé.
- Je ne suis pas idiot, non, s'esclaffa le jeune homme. Toi, en revanche, tu es bornée.
- Je ne peux pas utiliser le Feu ! Je ne cramerai pas une ville pour ton bon plaisir, sifflai-je. Si je l'appelle, il ne m'écoutera pas. J'aurais cru que tu connaissais mieux ton élément.
- Tu es à moitié Sheioff, Atalaya, répliqua-t-il sèchement. Ton héritage ne se limite pas au Feu. Tu as sciemment tourné le dos à une partie de toi-même.
- Qu'aurais-tu fait à ma place, dans ce cas ?
Rhee réfléchit quelques instants. La curiosité souffla les braises de ma colère. Le mage de Feu attisait mes émotions avec beaucoup d'amusement.
- Je ne peux pas prendre une décision sans avoir toutes les cartes en main. Ce que je sais, en revanche, c'est que tu as à nouveau l'occasion de choisir ta voie.
J'avalai ma salive, décontenancée.
- Quelle voie ?
- Celle qui te guidera vers les tiens. Celle qui t'offrira une famille, à défaut d'un foyer.
- J'avais déjà trouvé une famille à l'Académie, répliquai-je plus sèchement que je ne l'aurais voulu.
- Une famille née d'un mensonge ?
La douceur de son ton musela toute animosité. Rhee ne désirait vraiment pas me blesser.
- Le mensonge a été révélé et aucun lien brisé.
- Cacher ta magie t'aurait rendu heureuse ?
- Non, dus-je admettre. Oh, que non. Pourtant, en quoi serait-ce différent chez les Sheioff ? Que la Terre soit haïe ou que je doive la dissimuler ne change rien.
Rhee se mura dans le silence quelques instants. La chaleur enflait à chaque heure passée sous un soleil de plomb. Nous devrions bientôt nous arrêter dans un village afin de patienter la venue d'un temps plus frais pour reprendre la route. Les mineurs ne prenaient pas cette peine. La chaleur du désert était bien plus insupportable, mais Alys et Diame ne tiendraient jamais aussi longtemps.
- Je ne dis pas que ce sera facile. Ni que tu devrais leur donner une seconde chance. Je dis seulement que tu as l'occasion d'en apprendre plus sur ta magie, ton héritage et sur toi même. Que ça pourrait te servir dans un combat prochain.
Je ne pouvais pas entièrement contredire ses propos. Toutefois, ça ne m'empêchait pas de noter la subtilité de son raisonnement. Rhee connaissait pertinemment la conclusion qu'il souhaitait me voir tirer.
Je rajustai le foulard qui me couvrait la tête et flattai l'encolure d'Éclipse. Le sable s'incrustait déjà dans ma peau. L'odeur des citronniers et des cédrats imprégnait l'air.
- Tu te proposes donc d'être mon professeur de fortune ?
- Et j'espère bien que tu acceptes.
Un sourire se dessina sur mes lèvres.
- Je vais être exigeante. J'ai connu la meilleure des enseignantes. Sa sagesse et sa pédagogie auraient pu se targuer d'égaler celles de Méelani.
Rhee éclata de rire. Il se réverbéra au quatre coin de mon esprit. La sensation inédite m'emplit d'un sentiment étrange. Je pris un instant pour la savourer. J'appréciais de plus en plus cette manière nouvelle de communiquer.
- Ses oreilles vont siffler.
Mon sourire s'accentua. Je levai les yeux vers le ciel. Les étoiles invisibles encore se dissimulaient derrière l'immensité d'azur. Selon les textes anciens, perdus depuis des siècles, sa sagesse et sa connaissance étaient aussi innommables que le nombre d'étoiles attachées au firmament.
Méelani, dite la sage, avait offert au monde son histoire et elle lui avait donné les moyens de la conserver. De toutes les Premières, mise à part Isadora, c'était celle que j'admirais le plus. Et ici, à Faiz, elle était honorée d'une façon particulière.
- Il me semble judicieux de faire une pause maintenant, Dame Atalaya, s'exclama soudain une voix à ma gauche.
Hirmu désignait un immense cèdre qui étendait son ombre sur une large esplanade. Largement assez pour nous et les chevaux. Si aucune source ne pointait à l'horizon, je pouvais arranger ça. Je m'écartai du groupe et m'approchai des racines visibles en surface.
- Viens m'aider, hélai-je Lay. Il faut creuser un trou ici.
Je désignai du doigt un interstice entre deux rhizomes. Tandis que l'adolescent s'exécutait de bonne volonté, je plaquai ma paume contre le sol arride. La magie de mon protégé souleva rapidement la terre sablonneuse qu'il repoussa vers le sentier. Lorsque la profondeur me parut suffisante, je lui fis signe de rappeler sa magie.
Puis, je plongeai ma main au fond du creux et appelai l'eau. Je la sentis vibrer loin sous la surface et tout autour de nous. J'attirai à moi chaque petite quantité d'humidité que je drainais à l'aide de ma magie. Bientôt, l'eau remplit la crevasse, claire et fraîche.
Rhee invita les élèves à remplir chacun leur gourde et à se désaltérer sans modération. Puis, ce fut au tour des chevaux. L'exercice n'était pas difficile, mais mon bras immobile s'ankylosa petit à petit. Je soupirai de soulagement lorsque je pu rétracter ma magie.
- Je vais allumer un feu, avertit ensuite Rhee.
J'échangeai un regard amusé avec Hirmu.
- C'est inutile, indiqua le jeune mineur, la chaleur ne redescendra pas beaucoup cette nuit. Elle sera suffisante.
- Si tu souhaitais faire frire ta viande, tu vas t'en passer ce soir, le taquinai-je de concert. À Faiz, on ne chasse pas. Pas le chevreuil ni le lapin, en tout cas.
- Et qu'est-ce qu'ils mangent ? De l'herbe ?
Lay ricana dans sa barbe, imité par Niall et Hirmu.
- Regarde autour de toi, mage des forêts. Tu es sur une terre de soleil et d'abondance. C'est ainsi qu'elle est décrite dans les textes anciens. Bénie par les Premiers. Cela n'a pas changé.
Pour appuyer mes propos, quelques peu romancés, je me levai et désignai les arbres qui bordaient l'autre côté de la route.
- Tu as des citronniers et des oliviers. Des dattiers poussent en bas de la colline. Si tu retournes sur tes pas, tu verras des orangers et un figuier.
- C'est un festin de roi pour qui ne possède pas de toit ni de bourse, ajouta Hirmu.
Rhee esquissa un sourire d'excuse. Plus que savoir se battre, il fallait être capable de s'adapter aux ressources à portée de main lorsque l'on voulait survivre. C'était cela que j'étais en mesure de lui enseigner, en échange de ses leçons sur la magie des Sheioff.
Nous ramassâmes une poignée de fruits bien mûrs qui furent partagés équitablement. Installés, en arc de cercle, nous profitions du silence des lieux. Nous étions bien loin de l'effervescence de l'Académie, mais à l'abri des hommes de Léander. Je pouvais voir le soulagement au fond des prunelles de son fils. L'adolescent bavardait gaiement avec son ami, Niall.
- La nourriture est donc gratuite, dans ton pays ?
Hirmu le dévisagea fixement, impassible. Ce que Rhee pouvait manquer de tact.
- Ce que Dama Atalaya et moi essayons de t'expliquer, c'est que notre Seigneur attache une grande importance à ce que son peuple ne manque pas de nourriture.
- Selon son décret, poursuivis-je, l'abondance de vivre sera telle que le flot de l'Agreb.
La voix du jeune homme retentit en même temps que la mienne. C'était mot pour mot ce que répétait le Seigneur Haddrix à ce sujet. Hirmu devait vivre au palais pour connaître aussi bien ce détail.
- Le fleuve maudit ? s'étonna Alys
- Oh, avant de porter ce nom, l'Agreb était synonyme de prospérité et de luxuriance ! Sa vallée était célèbre pour les multiples variétés d'arbres et de cultures qui y poussaient.
La jeune dryade m'observa avec des yeux ronds.
- Vous ne connaissez pas la légende ? s'amusa Hirmu
Les quatre adolescents secouèrent la tête, les pupilles remplies de curiosité. Le garçon m'adressa un clin d'œil.
- Je vous laisse la raconter. Les histoires sont toujours plus passionnantes quand elles sont narrées par une Tamar. Je parle d'expérience.
Un large sourire s'épanouit sur mon visage. Je n'avais pas utilisé mon talent de conteuse depuis des années et ma magie me démangeait. Le jeune mineur m'offrait un présent inestimable.
- Avec grand plaisir. Asseyez vous en cercle.
Je me levai et me plaçai au milieu d'eux. Mes paumes luisaient doucement d'une légère teinte bleutée.
- Le passé vous tend les bras. Il vous enrobe dans son écrin pour vous partager ses secrets.
Le son de ma voix modulait chaque mot avec une attention particulière. L'air vibrait autour de mes doigts. Il s'enroula autour et se chargea de magie.
- Faiz ne porte pas encore ce nom. Vëonar n'existe pas. Vous êtes sur la Terre-mère, forêt, plaine et désert se succèdent en harmonie.
Je sentais à présent l'odeur de l'humus, de la terre et du sel. Les regards braqués sur moi, j'esquissai un premier pas sur le côté. Un bracelet teinta. Il disparaîtrait lorsque je prononcerai le dernier mot de mon histoire. Les pupilles de jade étaient celles qui brillaient le plus.
- Les Premiers gouvernent cette terre. Les Premières ont trouvé leur place, elles conseillent le peuple chacune à leur façon. Sur la frontière ouest de la Terre mère siège le Prince des Airs, le Premier Lashaï. Son territoire s'étend sur toute la vallée montagneuse et verdoyante. La vallée de l'Agreb.
L'air nous apporta la senteur de l'herbe grasse. Un bêlement de mouton retentit au loin en écho à ma voix. Je vis Alys et Diamé retenir leur souffle à la mention du nom maudit par les Premières des siècles plus tard.
- Au centre de la vallée se meut la rivière la plus longue de toute la Terre mère. L'Agreb nourrit les racines des quelques arbres fruitiers qui le bordent.
J'accentuai légèrement mes derniers mots. Des exclamations fusèrent. Ils devaient sentir le goût des fruits sur leur langue.
- Cependant, le prince Lashaï vit plus grand pour sa vallée. Elle représentait la seule terre cultivable à l'intérieur de ses frontières, bordées par le désert et les sommets inhospitaliers des montagnes. Son peuple se plaignait également de l'aridité du sol et jalousait ceux qui vivaient dans la plaine et qui jouissaient de l'abondance de ressource.
Soudain, le sable se leva et se mit à tourbillonner autour de moi. Une odeur d'épice se dégageait des particules ocres.
- Alors, le prince Lashaï convoqua la Première Raama. C'était celle qui avait offert les cultures et la richesse de la Terre à la Terre mère. Il lui soumit une requête. Pour le bien de son peuple, il fallait qu'elle rétablisse l'équilibre. La vallée de l'Agreb ne pouvait subvenir aux besoins de tous les sujets du Prince des Airs. Or, le reste de sa terre manquait de richesse.
- Qu'attends-tu de moi ? demanda Raama
- Concluons une alliance, apporte moi ton aide pour que mon peuple ait à manger. Moi, j'accomplirai ce que tu voudras de moi, s'engagea solennellement le prince Lashaï.
- Mais, repris-je à voix basse, Raama n'était pas sotte. Le Prince ne possédait rien qui puisse peser dans un tel marché. Néanmoins, elle pouvait lui apprendre une leçon.
- Ce que je te propose, déclara-t-elle, c'est de t'enseigner comment rendre ta terre plus riche. En échange, tu transmettras ton savoir aux autres Premiers.
- Cela prendra bien trop de temps ! s'exclama le Premier. Mon peuple mourra de faim d'ici là prochaine moisson. Il faut que tu m'aides, maintenant, Raama.
- Dans ce cas, supplie-moi, exigea-t-elle.
- C'est ce que le Prince fit. Il la supplia tous le jour et la nuit qui suivit, sans même s'interrompre pour manger ni boire. La légende ne rapporte pas ce qu'il lui dit, mais cela plut à Raama qui lui accorda sa requête.
- Puisque la connaissance t'indiffère et que ta confiance en notre Mère Nature s'est errodée, j'accepte de t'aider, Prince des Airs, déclara la Première.
Le silence nous enveloppa soudain. Seul le bruissement du sable doré et du tissu de mon vêtement chimérique vint le troubler.
- Je te promets ceci : à chaque arbre planté par toi, chaque terre labourée à la sueur de ton front, chaque champ arrosé par ton eau et chaque culture semée par tes mains, l'abondance jamais n'abandonnera la vallée de l'Agreb. Ses fruits juteux et savoureux se compteront par dizaines de milliers, ses ressources jamais ne tariront, si tout cela provient de ta main.
Les rires fusèrent parmi les élèves.
- Comment cela ? s'étrangla le prince Lashaï
- Je vais offrir à cette vallée la richesse et la luxuriance. Elle sera capable de nourrir ton peuple et plus encore. Seulement, cette bénédiction sera le fruit de ton travail, à toi seul. Il faudra que tu y plantes toi même les arbres et les cultures, que tu labours ton champ et que tu arroses les graines que tu auras semées.
- Le Prince se retrouva bien penaud face à Raama. La Première retourna d'où elle venait sans autres promesses. Quand au Prince des Airs, il fit comme Raama lui avait ordonné et s'en alla dans la vallée de l'Agreb cultiver la terre, planter des arbres et semer des graines. Il laboura la terre et l'arrosa généreusement.
L'odeur terreuse imprégna leurs narines, tandis que la chaleur accablante du soleil écrasait leurs épaules.
- L'année suivante, Raama revint. Elle alla à la rencontre du Prince qui labourait un champ. Là, elle vit qu'il avait travaillé dur pour son peuple et pour obtenir sa bénédiction.
- Je suis satisfaite du travail que tu as accompli, annonça-t-elle. Va, prends du repos. À présent, c'est à moi de faire fructifier le fruit de ton labeur.
Nous arrivions à la conclusion du récit. Je frappai dans mes mains deux fois, les bracelets teintèrent. Une mélodie dansante parvint à nos oreilles. J'entamai une danse au rythme des notes vives à mesure que les mots s'échappaient de ma bouche en volutes dorés.
- Alors, Raama tendit la main et bénit le travail du prince. Elle avait promis la luxuriance. La vallée d'Agreb devint la plus grande portion de terre aussi riche et abondante de toutes les terres des autres Princes.
Le vent s'engouffra entre nous, des oiseaux pépièrent gaiement. Le sable avait la consistance d'un champ de blé, partout autour les regard dévoraient l'illusion d'un verger luxuriant aux branches débordantes de fruits juteux.
- Sa renommée parcourut la Terre mère toute entière. Chaque année, Raama revint sur la terre du Prince des Airs renouveler sa bénédiction.
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