Chapitre 32-1 Dans une autre ère, les peuples étaient unis
Les portes de Tiriabad se dressaient enfin devant nous. L'air frais de la nuit avait cédé sa place au vent du sud, plus sec et plus chaud. Les feuillus se raréfiaient tout comme l'humus rendait son humidité à la terre avide.
Faiz nous ouvrait ses portes. La ville-frontière ne se situait qu'à quelques kilomètres à peine de l'orée de la forêt. Au-delà, vers l'horizon, les dunes de sable dessinaient déjà leurs courbes voluptueuses. Les senteurs du sud embaumaient l'atmosphère, même à travers la muraille végétale qui enserrait la ville. Une sorte de ceinture de liane enchevêtrée indestructible. Encore un présent des Premiers. D'Érévan si ma mémoire était bonne. Le Prince des Récoltes.
La ville entière avait été façonnée de sa main, des fontaines sculptées à chaque détail de l'architecture des maisons. Tiriabad était une ville ancestrale, son essence même était rattachée aux différentes sylves qu'elle côtoyait. Un véritable choc des cultures. Une ville aussi bigarrée que raffinée d'apparence.
Nul garde à l'horizon. La forêt seule possédait le pouvoir de laisser entrer les voyageurs. Elle jugeait par elle même le cœur de ceux qui désiraient pénétrer en son sein. C'était à notre tour.
Je m'avancai la première vers le tronc de l'arbre enraciné devant nous. Le gardien de Tiriabad. Je posai la paume de ma main sur son écorce tiède. Le lichen recouvrit mes doigts comme un gant de velours. Les portes de mon esprit s'ouvrirent à la volée. Je ne craignais aucune sylve.
Cet arbre, il me connaissait bien. Je ne comptais plus le nombre de fois où il avait sondé mon âme avec sa douceur infinie. Cette fois, ce fut différent. J'avais deviné que si les Hommes ne se doutaient pas un seul instant du drame qui s'était déroulé cinq ans plus tôt à ses frontières, ce n'était pas le cas des sylves. Tout comme Othien m'avait accueillie à bras ouvert, ce chêne millénaire s'attarda dans mon esprit.
Je perçus sa sève véhiculer sa joie matinée d'incompréhension. Où était passée l'enfant de la Terre pendant toutes ces années ? Parce que Tiriabad eut été un refuge bien trop prévisible. Ma mère le savait. Hors de question que cet havre de paix eut été détruit par ma faute.
Je rassurai le gardien de mon mieux, mais ces souvenirs ravivés à la surface entraînaient dans leur sillage ceux d'un passé douloureux. Le vénérable esprit de la forêt se retira promptement de mes pensées. Puis, il m'attira dans son refuge. L'écorce se referma dans mon dos. Je fermai les yeux, le cœur lourd. Lorsque je rouvris les paupières, un chaud rayon de soleil vint caresser mon visage.
Je sentais toujours la présence du gardien chatoyer à la frontière de ma conscience. Sa présence m'apaisa. J'étais de retour chez moi. Enfin, je ne me cachais plus. Je retrouvai mon essence. Ce qui me caractérisait en tant que Mage de la Terre. Ce lien si étroit avec la sylve, peu importait laquelle. Seules les dryades pouvaient rivaliser à nos côtés.
Devant moi, une large place bondée de monde. Des mineurs au teint buriné, les cheveux enturbannés, des hommes aux bras chargés de marchandises, d'autres qui déambulaient tranquillement, entièrement vêtus d'ocre, le visage masqué. Certainement des contrebandiers.
L'élément central du paysage attirait nombre de regard. Érigée exactement au milieu de l'esplanade, la fontaine de marbre blanc dressait ses colonnes massives sans honte. Une silhouette fine et élancée exhibait ses courbes féminines recouvertes d'une robe légère. Ses yeux en amande scrutaient ses admirateurs de leur profondeur hypnotique. De véritables améthystes en symbolisaient la couleur.
Irawan, fruit de l'amour interdit d'Isadora et d'Hélias. Mon ancêtre et celle de tous les mages. Sa grâce et sa prestance égalaient sans peine celles de sa mère, mais elle avait hérité son caractère impétueux et son profond amour de la nature de son père. Ce monument en son honneur trouvait parfaitement sa place ici, dans cette ville pluriculturelle, à l'instar de ses origines métissées.
Une de ses paumes ouvertes reposait sur sa cuisse, inclinée vers l'eau limpide et calme. La coutume voulait qu'on y dépose une offrande, qu'Irawan elle même déposerai délicatement à la surface de l'eau. Pléthore de breloques gisaient au fond de la fontaine. Intacts. L'eau magique conservait ses trésors précieusement. Je repérai quelques fleurs parmi eux, des lys azurés.
Un léger sourire fleurit sur mes lèvres. Je ne dérogeai pas à la règle, comme chacun des mages de la Terre. Je ne quittai jamais Tiriabad sans avoir déposé mon offrande au creux de la main de la jeune femme. Cela, c'était ma mère qui me l'avait enseigné.
Soudain, une tache écarlate éclata sur la surface translucide. Elle se dissipa rapidement, si bien que je cru avoir rêvé. Je levai les yeux vers le visage d'Irawan, figé à jamais, éberluée.
- Qu'est ce que c'était ? soufflai-je
- Oh, c'est devenu une habitude, maintenant ! marmona une voix sur ma droite.
Je dévisageai aussitôt une vieille femme au visage las. Sa main ridée déposa une broche en or dans la paume de la statue.
- C'est comme ça tous les jours depuis cinq ans. Irawan pleure une larme de sang. Personne ne peut l'expliquer.
Ma gorge se noua. Cinq ans... Ce ne pouvait être une coïncidence.
- Qu'est ce que vous en pensez, vous ? murmurai-je difficilement
- Vous m'accordez bien trop de crédit, jeune voyageuse. Je ne suis qu'une dame trop âgée pour quitter cette ville désormais.
Je lui lançai un regard insistant. Dumë me soufflait de l'écouter. Elle capitula.
- Tout le monde sait que cette statue n'appartient pas à notre histoire, mais à un âge bien plus ancien. Si une œuvre des Premiers veut nous transmettre un message de cette ampleur, c'est que beaucoup de sang a dû couler.
Elle soupira, les yeux dans le vague.
- Ce que je peux te dire petite, c'est qu'il est loin le temps où notre princesse fleurissait cette fontaine et où Irawan la recouvrait de poussière d'or en retour.
Je crus manquer d'air.
- De qui parlez vous ?
Elle m'adressa un sourire énigmatique.
- Il fut un temps où les mages de la Terre venaient honorer Irawan ici même. Cela fait bien longtemps que nous n'en avons pas vu non plus.
Elle tapota doucement le rebord de marbre.
- Je commence à avoir chaud et vous n'avez sans doute pas encore eu le temps de choisir votre offrande. Prenez-le. Le temps est capricieux.
Elle disparut dans la foule sans que je la retienne. Je scrutai la foule du regard, je m'attardai sur les ouvriers. Ils jetaient régulièrement de légers coups d'œil inquiets en direction de la fontaine. Je discernais à présent le désespoir qui les habitait.
Malgré le soleil qui habillait de sa lumière les murs ocre et les multiples fleurs qui bordaient les rues pavées, l'atmosphère était teintée de doutes quotidiens.
Une main se posa soudain sur mon épaule. Je sursautai, avant de reconnaître l'effluve mentholé. Rhee observa la statue une poignée de seconde. Son menton frôla mon oreille.
- Qui est-ce ?
- Irawan. Vous êtes là depuis longtemps ?
J'entendais distinctement les chuchotements dans notre dos.
- Tu avais l'air attentive à ce que te disais la vieille dame, j'ai choisi de ne pas vous interrompre.
Je m'éloignai de lui et invitai les enfants à s'approcher. Je désignai la statue de marbre.
- L'un de vous peut-il me donner son nom ?
Niall leva une main hésitante.
- Ma grand mère est venue ici, il y a longtemps. Elle m'a parlé de cette statue. Il paraît qu'elle a des pouvoirs.
J'acquiesçai avec un sourire amusé. Ce monument était méconnu des hommes, mais ce qui m'intriguait davantage, c'était la réaction des dryades. Diamé resta silencieuse, mais sa camarade ne semblait pas de son avis.
- C'est Irawan, n'est-ce pas ? La fille d'Isadora et du Prince des marchands ?
- Exactement. Je suis étonnée que tu la reconnaisses.
- Je suis sûre que c'est faux, affirma effrontément la jeune dryade. Je ne déposerai pas d'offrande, pas aujourd'hui, mais elle ne mérite pas d'être radiée de l'histoire de notre terre.
Diamé étouffa un grognement outré, tandis que Lay ricana face à sa répartie. Mon amie avait bien œuvré, avant de l'envoyer à l'Académie.
- Bien, maintenant que la leçon du jour est terminé, je propose de nous ravitailler et de nous rendre à la porte Sud. Nous sommes toujours recherchés, accessoirement.
Je levai les yeux au ciel et foudroyai Rhee du regard.
- Tu n'as qu'à te charger des chevaux, dans ce cas. Hirmu, accompagne Rhee, si tu veux bien. J'emmène les enfants se vêtir plus confortablement.
Je leur indiquai du menton un commerce de textile mineure dans un coin de la place. Avant de partir, je dévisageai une dernière fois Irawan.
- Ne m'abandonne pas, murmurai-je du bout des lèvres.
Je glissai hâtivement ma main dans la sienne, la saupoudrai d'un soupçon de magie et emboitai le pas aux adolescent. Derrière moi retentit une exclamation.
- Regardez ! Il y a un nouveau lys !
Soudain, le silence s'abbatit sur l'esplanade, aussitôt suivi de cri de joie. Les locaux se précipitèrent aux côtés des voyageurs stupéfaits.
- De la pluie dorée ! C'est incroyable, Irawan nous bénit enfin !
En effet, la surface de l'eau était à présent recouverte d'une couche de poudre étincelante. Visiteurs comme habitants s'évertuaient à en ramasser fébrilement. À ma grande surprise, ils ne la glissèrent pas dans leur poche, non, ils la jetèrent en l'air et se mirent à louer l'enfant d'Isadora.
- La princesse est revenue ! Elle est revenue parmi nous !
À ces mots, les louanges furent adressées à cette princesse, qui avait apporté prospérité pendant des années à Tiriabad, avant de disparaître mystérieusement. J'ignorai s'ils avaient pleinement conscience de son l'identité. Si j'avais un doute à ce sujet, il fut tout à fait dissipé quand chacun se mit à recouvrir l'eau de multiples feuilles et fleurs en l'honneur de leur princesse de la Terre, et des autres Mages.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top