Chapitre 3-2 Sois forte mon ange
Le Directeur passa la porte de l’Académie en début d’après-midi. Son escorte ne le décolla pas jusqu’à ce qu’il parvienne à l’aile administrative. Il ne devait pas avoir une minute à perdre. Je fus convoquée dans l’heure qui suivit. Son empressement confortait mes déductions, mais je préférais l’entendre de sa bouche. Ochoro avait beau être la sous-directrice, c’était lui mon supérieur direct. Mon amie n’avait pas voix au chapitre sur le plan militaire.
— Bonjour Atalaya, me salua-t-il avec courtoisie, je suis soulagé de vous savoir en pleine possession de vos moyens.
Je le saluai en retour et hochai vivement la tête. Il avait été mis au parfum de ma mésaventure à Diell.
— Comme vous avez pu l’apprendre, je reviens d’une session extraordinaire du Haut-Conseil. Vous êtes concernée au premier plan par les décisions qui y ont été prises.
Je soulevai un sourcil interrogateur, étonnée malgré moi. Le Directeur m’avait mentionné devant le Haut-Conseil ? Que manigançait-il donc ?
— Mon projet a été approuvé, et vous allez y jouer un rôle essentiel.
— Projet civil ou militaire ? m’enquis-je, indécise
— Vos talents au combat interviendront plus tard, précisa-t-il avec un sourire. Je vous parle enseignement.
J’acquiesçai de concert, soulagée, même temporairement.
— J’ai obtenu l’accord pour remettre sur pied l’Académie de Magie. Je souhaiterai vous y intégrer comme préceptrice principale, mais je recherche toujours d’autres éléments.
Sous le choc, je restai coite. Le Directeur prit mon silence pour de l’incompréhension et s’empressa d’étayer son programme.
— Elle ne sera pas rouverte de sitôt, ce n’est encore qu’un embryon d’idée, mais le principal est là. J’ai le soutien du Haut-Conseil.
Comment était-ce même concevable ? La magie était toujours proscrite dans toutes les académies du pays et la plus haute autorité donnait son accord pour ériger une école dans ce domaine ?! C’était parfaitement illogique. Le peuple craignait la magie, la moitié la haïssait même pour avoir fait couler le sang de leur famille lors de la Grande Dissidence.
Comme l’avait souligné mon supérieur, l’affaire n’était pas encore réglée. Il lui manquait élèves et professeurs, mais le connaissant, ce n’était qu’une question de mois. Cet homme promulguait la mixité et l’égalité des Thessar, les Hommes manipulant les éléments, et les Hommes sans magie depuis sa montée au pouvoir. Il avait érigé l’Académie pour servir de refuge aux Thessar victimes de la tyrannie de l’ancien Haut-Conseil et depuis, il se donnait corps et âmes à promouvoir ses idéaux à travers sa province et dans tout le pays. Je ne m’étonnais pas de la teneur de ce nouvel objectif.
— J’ai également une requête, Atalaya. J’aurais besoin de vos service pour un évènement… particulier.
Je fronçai les sourcils et l’incitai à développer d’un signe de tête.
— Le Seigneur des Terres d’Arheïn viendra pour un court séjour la semaine prochaine. Mon interprète a dû quitter son poste pour porter secours à sa famille victime des incendies, je n’ai aucunement le temps d’embaucher quelqu’un d’autre. Vous parlez couramment le cisrin, me trompé-je ?
Par surprise ou par instinct, j’acquiesçai de suite.
— Voudriez-vous bien le remplacer, dans ce cas ?
— Bien entendu, concédai-je avec un sourire.
— Bien, alors l’affaire est réglée. Concernant les annonces découlant de la session extraordinaire, vous serez au courant bien assez tôt. Je dois d’abord contacter la garnison de Cordélie afin d’obtenir les derniers détails.
Je me rembrunis assez vite, et glissai une main sur ma hanche.
— Une nouvelle mission ?
Le Haut-Conseiller releva la tête vers moi, incertain. Quoi qu’implique cette mission, son vote n’avait pas compté dans les avis favorables.
— Vous pouvez prendre congé, je vous recontacterai en temps voulu, éluda-t-il sur ton n’acceptant aucune opposition. Vous aurez besoin de la pleine possession de vos moyens.
Je m’éclipsai en pinçant les lèvres, frustrée de ne pas détenir davantage d’informations. Quitter les murs de l’Académie se révélait un danger bien plus grand maintenant que j’avais été reconnue à Diell. Leander avait la certitude que j’étais vivante et que je me cachais à Vëonar, sous les traits de l’Oiseau Bleu. Il n’avait plus qu’à tendre un appas pour m’attirer hors de ma cachette.
Plus je m’attardais ici, plus je prenais le risque d’être débusquée et de mettre la vie de Lay en danger. Car c’était cela qui m’importait, plus que ma propre existence. Lay était ma priorité absolue, j’en avais fait le serment. Une soudaine envie d’air frais me prit au tripes et je descendis sur la cour, à présent déserte, puis sous un porche orné de gravure représentant mineurs et dryades.
J’aurais tant souhaité être à Tirawan, chez moi, au bord de la rivière Talîn, entourée de mon frère et de mes amis, mais je devais me contenter des jardins de l’Académie.
Les longues allées pavées et bordées de buissons en fleurs sinuaient derrière le bâtiment du réfectoire et bordaient l’aile ouest du mur d’enceinte. Une multitude de fontaines entrecoupaient les allées de leur jets d’eau rafraichissant. Je m’approchai de l’une d’elle, après avoir dépassé les quelques visiteurs pour leur préférer un parterre désert, et m’assis sur le rebord en pierre polie.
Sans avoir recours à la magie, je ressentais la Terre qui circulait dans chaque feuille, chaque brin d’herbe, chaque pétale, qui murmurait à mes oreilles le doux son de sa voix, apaisante et pleine de compassion. Peu importait où je me trouvais, quels tourment accablaient mon esprit, je n’étais pas seule. Elle était là, tout autour et en moi, prête à me céder sa force.
J’étais une enfant de la Terre, privée des siens et de sa patrie, cloitrée au fin fond d’un pays qui haïssait la magie à tel point qu’ils avaient traqués les Thessar pendant près de vingt ans. Pourtant, c’était là que ma mère m’avait supplié de trouver refuge avant de s’éteindre dans mes bras.
J’étais sur le point de perdre cet oasis que j’avais créé de toutes pièces depuis quatre ans. Alors que le désespoir aurait dû m’étreindre de ses tentacules glacés, la colère couvait sous les cendres de mon âme. Une colère froide, elle aussi, mais aussi dévastatrice que le feu qui dévora mon village cinq ans auparavant.
Oui, j’allais partir et Mère Nature savait qu’Ochoro me manquerait cruellement, mais j’avais juré de venger la mort des Tamar. Cependant, je devais d’abord mettre Lay à l’abris.
Une pointe de culpabilité m’assaillit insidieusement. Ma mère ne m’aurait jamais incité à suivre cette voie. Elle respirait l’amour et la conciliation, le pardon et la bienveillance. Bon sang, ce qu’elle me manquait…
Une unique larme roula sur ma joue. Je me relevai brusquement, la main en sang. Sur le rebord de la fontaine, des gouttes écarlates perlaient le long d’une arrête tranchante. La glace qui recouvrait la pierre là où étaient appuyées les paumes de mes mains brillait au soleil. La coupure se refermait déjà sous une dernière impulsion de magie de la Terre.
J’inspirai profondément et chassai bien difficilement les visions de ma forêt et de mon village rempli de vie. Il était temps de remonter à mon appartement, j’avais des cours à préparer. Je retrouvai un visage impassible et remontai les allées d’un pas rapide, presque pressé. Ma Terre me manquait, encore plus en ces instants où les conséquences de l’attaque qui avait décimé mon clan me revenaient en pleine figure.
Malgré tout le soutien de ma magie, j’étais isolée et dépourvue de tous mes amis, toutes les personnes qui auraient pu partager ma peine. La seule à qui j’aurais pu me confier et baisser ma garde vivait à des centaines de kilomètres de là.
L’âme en peine, et les nerfs à fleur de peau, j’arpentais les corridors machinalement. J’étais en état de faiblesse, je devais m’isoler afin de retrouver mon sang-froid. Je retrouvai la sérénité de mes appartements avec un soulagement fébrile. Qu’est-ce qui clochait chez moi ? Qu’est-ce qui me prenait de céder à une angoisse ridicule au milieu des jardins ?!
Blessée et en colère contre ma propre médiocrité, je me ruai sous la douche, accueillis la caresse brûlante de l’eau comme une délivrance. J’aurais dû être endurcie depuis le temps. J’avais forgé ma couverture sur cette carapace de dureté et d’infaillibilité. Pourtant, la souffrance me broyait les entrailles continuellement et jamais elle ne trouverait de repos, du moins je m’en étais persuadée avec les années.
Cinq ans… cinq fichues années et pas un jour sans que ces souvenirs ne me laminent de l’intérieur. Mon poing s’écrasa contre le mur en verre trempé. Je criai, encore et encore, la rage bouillonnait, ne demandait qu’à sortir tout comme ma peine.
La douche ne m’apaisa que quelques heures. Il fallait que je décompresse, mais bousiller une salle d’entraînement à coup de magie n’était pas une option. Je parvins tout de même à préparer mes cours du lendemain, entre deux accès de pleurs où les visages de ma mère, ma tante et mon frère peuplaient mon esprit à vif.
Au bout du compte, mon regard se posa lourdement sur le mini bar qui trônait contre le mur tapissé du salon. J’en sortis un verre à pied et une bouteille de tano, un alcool fort à base de différents agrumes : corsé et acidulé, tout ce que j’aimais. Le premier verre embrasa ma gorge et mon ventre, le second satura mes récepteurs nerveux quelques secondes, puis le troisième remplit pleinement son rôle.
Je me calai confortablement dans un fauteuil de velours, simplement vêtue d’une chemise de nuit en satin, et sirotai paisiblement un quatrième verre. L’alcool chassait mes émotions néfastes sans enrailler complètement ma capacité de réflexion. Je n’entendis tout de même pas la porte s’ouvrir et papillonnai même des paupières lorsque Lay s’avança dans la pièce et me jaugea du regard.
Sous ses airs d’inquisiteur, je haussai les épaules et avalai la dernière gorgée avec un soupir. Il ne me laisserait plus ingurgiter une goutte de la soirée. Il se débarrassa de son manteau et balança son sac dans sa chambre avant de me rejoindre, un tendre sourire aux lèvres.
— Dure journée, hein ?
Je hochai la tête en silence, soudain lasse. Le garçon disparut de mon champ de vision un instant, puis je perçus une présence dans mon dos. Une main repoussa doucement mes cheveux et dégagea ma nuque, tandis que l’autre y étalait un baume aux notes boisées.
— Lay, protestai-je d’une voix rauque, tu n’es pas…
— Tais-toi et laisse-moi faire.
L’autorité de mon protégé me prise de cours, sûrement un effet de ma cure d’une soirée, et je gloussai. Il reprit plus doucement.
— Je massais souvent ma mère quand elle était fatiguée, avoua-t-il. Il faut bien qu’on se serre les coudes, non ? Je te dois beaucoup, Laya, alors je veux te le montrer.
L’affection perçait dans sa voix, qui tremblait légèrement. Pendant ce temps, ses mains accomplissaient des miracles. Il détendait le moindre de mes muscles et le baume répandait une chaleur enivrante à travers ma peau.
— Me montrer quoi ? grommelai-je
— Que tu comptes autant pour moi que si tu faisais partie de ma famille, murmura le garçon.
L’émotion me noua la gorge, tant son aveu faisait écho à mes propres sentiments. Oui, cet enfant avait redonné un but à ma vie et avait ramené le soleil en moi dès l’instant où j’avais posé les yeux sur lui. Pas seulement parce qu’il ressemblait de façon troublante à mon défunt frère, pas seulement parce que nous fuyons la même personne et que son histoire faisait écho à la mienne. Il ne remplacerait jamais mon frère, mais il se tenait aujourd’hui à la même place. Mère Nature avait croisé nos chemins. À présent, Lay faisait partie de mon présent comme de mon avenir.
Ma main trouva la sienne et la serra fortement, alors qu’un sourire sincère étirait mes lèvres et brillait dans mes prunelles lilas. Le même amour scintillait dans ses yeux orageux, nous nous comprenions mutuellement. Ce soir-là, il dormit à mes côtés blotti dans mes bras, comme les premières nuit qui avaient suivi sa séparation forcée avec sa mère. Sa présence pansait mes plaies plus efficacement que n’importe quelle pommade médicinale. J’étais heureuse de l’avoir à mes côtés et j’allais trouver la force de vaincre les nouveaux obstacles qui se dressaient sur mon chemin. J’en étais convaincue à présent.
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