Chapitre 29 Protéger est l'apanage de la Terre
Une main me secoua brutalement.
— Atalaya, debout !
Je me redressai à la hâte, la vision encore trouble.
— Qu'est-ce qui… ?
— Ils sont venus chercher Lay ! Ils vont mettre le feu.
L'adrénaline suplanta le sommeil en une fraction de seconde. Je me levai d'un bond, repoussai Rhee en dehors de ma chambre et revêtis les habits préparés la veille tout aussi rapidement. Je retrouvai la douceur du tissu avec un ravissement mélancolique. Je n'avais pu reporter les habits de mon clan depuis que j'avais mis le pied à Vëonar.
J'eus à peine le temps de boucler mon ceinturon que la porte s'ouvrit de nouveau avec fracas. Je fourrai mon paquetage dans les bras du mage de Feu avant qu'il ne prononce un mot. Il me regarda sangler mon arc et mon carquois, ainsi que deux longues épées avec un empressement non dissimulé.
Je n'emportai rien d'autre. Le talisman d'aigue-marine reposait contre ma poitrine, prêt à déverser son pouvoir. La demi-conque offerte par le Seigneur Haddrix ornait mon poignet. Elle renfermait l'assurance d'un refuge sûr et familier. Rhee laça mon paquetage avec le sien.
Nous échangeâmes un regard entendu. Ce soir, l'ère de l'Oiseau Bleu prenait fin. Atalaya de Tirawan était plus vivante que jamais. Je m'approchai silencieusement de la fenêtre du salon et l'ouvris doucement. Dehors, le silence régnait.
En-dessous de nous, le toit des écuries. À ma droite, à hauteur égale, celui du dortoir des élèves. Lay y dormait en compagnie de ses amis. Du moins, je l'espérais. Notre rapidité serait notre seul avantage contre les sbires de Léander. Rhee me lança une corde que je nouais autour de ma taille, il m'imita dans la foulée.
Je lui tendis la main, l'autre prête à déployer ma magie. Comme il tergiversait, interloqué, j'agrippai son poignet et m'élançai dans le vide. L'Air se diffusa sous nos pieds à notre réception. Nous atterrîmes silencieusement. Le vent fouettait mon visage.
Je glissai un regard sur la cour, déserte. Je fronçai les sourcils. Comment Rhee avait-il pu les surprendre ? Profitant de l'absence de sentinelle, je me relevai, dénouai la corde et traversai le toit au pas de course. Je sautai dans le vide et projetai un grappin de glace contre le carreau du bâtiment d'en face. Le verre se brisa sous l'impact.
Mes pieds ammortirent le choc, mais une onde parcourut mes jambes et mes bras. J'assurai ma prise, puis grimpai le long du filin de glace accroché aux débris tranchants. Je me hissai à l'intérieur du corridor avec précaution. Silencieux, plongé dans l’obscurité. Aucun mercenaire n’avait encore pénétré le bâtiment. Le fracas du verre cassé avait dû alerter quelques élèves, car une poignée de tête surgit dans l'entrebâillement des portes.
Je ne reconnaissais aucun visage, aussi fis-je signe à Rhee d’évacuer la moitié est du dortoir. Je me chargeais de la seconde. J’exhortai vivement les enfants à quitter le bâtiment, bientôt en proie aux flammes si je me fiais aux informations du mage de Feu. Je dépêchai un adolescent de dernière année pour aller avertir Caleb et les militaires, deux autres pour vider les étages inférieurs et supérieurs.
— Réfugiez-vous au bâtiment administratif ou celui des appartements des employés. Ne vous aventurez pas aux écuries ou sur la cour. Ne restez pas seuls !
La plupart des gamins me reconnaissaient. Aucun ne remit en doute mes ordres. J’ouvrais les portes à la volée, réveillais les enfants, puis me précipitais vers la chambre suivante. L’un des battants claqua contre le mur. Un visage fin encadré de boucles rousses se redressa vivement dans son lit.
— Que se passe-t-il ? Dame Atalaya ?
— Diamé, où est Lay ?
La jeune dryade se frotta les paupières, encore endormie.
— Dans la chambre voisine, avec Hirmu et Niall.
— Réveille Alys, intimai-je. Prenez vos affaires et rejoigniez les autres.
Je fis volte-face.
— Sîn Diaslîn, que se passe-t-il ?
Je marquai un temps d’arrêt, un gaspillage précieux.
— L’Académie est attaquée. Mettez-vous en sécurité, c’est un ordre.
Je quittai la chambre sans attendre de réponse et entrai en trombe dans celle voisine. Je me précipitai vers mon protégé, qui occupait un matelas au sol, encore en habit de cérémonie.
— Réveille-toi, Lay !
Le jeune garçon se redressa en grognant, mais ses pupilles se dilatèrent lorsqu’il me reconnut.
— Laya ?
— On s’en va, maintenant.
Il déglutit.
— Ils sont là pour moi ?
— Je suis là, assurai-je.
Je lui tendis ma main, qu’il serra dans la sienne, le souffle court.
— Prends tes affaires, je m’occupe de tes amis. Il faut évacuer le bâtiment.
Je m’exécutai aussitôt. Niall obtempéra dès qu’il eut repris ses esprits, mais Hirmu protesta vivement.
— Je ne fuirai pas, je peux aider.
— Mais bien entendu, ricanai-je. Vous êtes des élèves sous la protection du Haut-Conseil. Aucun de vous ne prendra de risques inconsidérés. La garnison est là pour remplir ce rôle.
Le jeune mineur soutint mon regard. Ses iris bleu nuit n’étaient pas sans me rappeler celles de quelqu’un d’autre.
— Debout et sortez de ce bâtiment, tout de suite, ordonnai-je sèchement.
Je détachai chaque syllabe avec toute l'autorité dont je disposais. Hirmu se décida finalement à obéir. Il emballa dans un morceau de tissu ses affaires les plus précieuses. Niall et lui tombèrent nez à nez avec deux jeunes filles en quittant la pièce. Je dévisageai Alys et Diamé, interloquée.
— Qu’est-ce que vous faites encore là ? m’étranglai-je
Alys resserra sa prise sur la sangle de son sac de fortune.
— Tous les élèves sont sortis, on s’en est assurée. On ne part pas sans vous.
Je les dévisageai tour à tour, mitigée entre une colère noire et un dépit profond. Les dryades et leur ténacité ! Le couloir était, en effet, à nouveau plongé dans le silence complet. Cependant, je percevais des cris provenant de l’extérieur. Au même instant, une lueur rouge éclaira la nuit derrière les fenêtres. Je m’approchai des vitres et ouvris un des carreaux.
Les flammes dévoraient déjà le flanc de l’aile. Elles s’élevaient jusqu’à l’étage inférieur. Ma gorge se noua. Je reculai d’un pas, fébrile. La fumée se déversait à présent dans le corridor. Une quinte de toux me coupa la respiration. Ma vision se voilât, tandis qu’un frisson parcourut mon échine.
Les flammes léchaient mon corps, le sol maculé de sang. Un dernier soubresaut, le corps s’immobilisa dans mes bras. La douleur laboura mon âme, elle irradia mon dos. L’odeur de soufre, de sang, de peau brûlée. Les cadavres, les bassins pourris, un village ravagé. Les mains plaquées contre mon visage, les larmes ruisselaient sur mes joues. Les souvenirs se mélangeaient dans le tourbillon infernal de mes pensées. Ma respiration hachée secouait mon buste au rythme des vagues de panique qui me submergeaient.
Soudain, un nuage de cannelle se pressa contre mon nez. J’éternuai bruyamment. La senteur olfactive m’imprégna en quelques secondes. Les images cauchemardesques se transformèrent en flash successifs. Des mèches blondes soyeuses où j’enfouissais mon visage. Des bras contre lesquels j’aimais me blottir. Par-dessus tout, cette odeur de cannelle qui la caractérisait.
La présence de ma mère s’imposa dans mon esprit. Mes battements de cœur ralentirent. Ma respiration se régularisa. Je repris mes esprits et pris conscience du tissu noué autour du bas de mon visage en masque de fortune. Deux pupilles grises harponnèrent les miennes. L’adolescent expira doucement. Je l’imitai instinctivement.
— T’es ok ?
Incapable de trouver mes mots, je ne pus qu’acquiescer. Je perçus la présence des six autres personnes autour de moi. Cinq adolescents, la dernière dans mon dos, les bras enroulés autour de ma taille.
— Il va falloir décoller, Madame la professeur.
Je grimaçai sous mon masque. Je venais de nous faire perdre de précieuses minutes. Il n’était plus question de renvoyer les autres élèves avec les autres, le risque qu’ils se retrouvent nez à nez avec un ennemi était devenu trop grand.
Je hochai à nouveau la tête. Le masque neutralisait l’odeur du feu. Je serrai la main de Lay toujours dans la mienne. Il ne s’agissait plus de protéger un seul enfant, désormais. Nous étions responsables de la vie de cinq d’entre eux.
— Par où passe-t-on ? interrogea Niall
J’échangeai un regard avec Rhee, puis avec Lay.
— Il va falloir descendre dans la cour par les fenêtres, indiqua le mage de Feu. C’est le plus sûr.
— Je me débrouille, assura Lay. Je prends Niall avec moi.
— Je peux m’en sortir seul, renchérit le jeune mineur.
— Il n’y a pas de Terre à proximité et le feu parasite mes capacités, protesta une des dryades.
— Je m’occupe de toi, Alys, la rassurai-je. Rhee, tu descends avec Diamé. Je passe en première, tu fermes la marche.
Il acquiesça. Je pressai l’épaule de mon protégé, puis attrapai la main de la jeune dryade et rebroussai chemin dans leur chambre. J’ouvris le battant. L’air frais de la nuit apaisa mes craintes. Le feu n’avait pas encore touché la cour.
— Prête ?
— J’ai confiance en vous, Atalaya.
Je lui adressai un regard reconnaissant, puis crochetai sa taille afin de la soulever. Après un regard en bas, je sautai dans le vide. Une large racine s’éleva du sol pour s’enrouler autour de mes jambes. Elle nous déposa sur les pavés en douceur. Lay atterrit à nos côtés une fraction de seconde plus tard dans un souffle de vent, avec Niall.
Hirmu glissa le long du mur sans aucune difficulté, comme si la pierre guidait sa descente. Je conservai mes questions pour plus tard. Enfin, Rhee lévita à son tour, Diamé dans ses bras.
Bien, nous étions sortis à l'air libre, nous avions récupéré Lay. Deux choix s'offraient à nous. Soit nous recherchions la protection de la garnison de l'Académie. Soit nous fuyions.
Le nuage de cendre qui troublait l'air au loin décida à notre place. J'entraînai les enfants à ma suite, couverts par Rhee. Soudain, le mur d’enceinte se dressa devant nous. La herse baissée n'était plus gardée par un seul soldat. Nous perdrions un temps précieux en la levant. Je réprimai un pincement au cœur.
Je m’avançai au-devant du groupe et tendis les bras. Un tourbillon d’eau sous pression mêlé de lianes épaisses se fracassa contre la pierre. La puissance de l’impact me rejeta en arrière, mais je tins bon. J’augmentai même l’intensité du jet. Une poignée de minutes s’écoula.
— Active ! s’écria Rhee. Ça bouge, au fond.
Je grognai et redoublai d’effort. Soudain, un craquement brusque rompit le silence. Puis, les pierres volèrent en éclat. J’invoquai in extremis un bouclier qui nous enveloppa. Rhee dévia une partie des débris. Un trou béant de la taille d’un homme nous offrait l’accès à la liberté, mais pas à sa sécurité. J’avançai d’un pas.
— Où croyiez-vous aller, l’Oiseau Bleu ? se moqua une voix.
Je fis volte-face en même temps que Rhee. Un groupe de mercenaire se déploya autour de nous. Le mage de Feu recula jusqu’à ce que je me retrouve devant le trou.
— Si vous tentez de fuir, un des enfants perdra la vie, menaça le mage à la tignasse blonde.
Celui de Diell, puis de Horblend. Je serrai les poings. Les élèves m'observaient en silence. Ils contemplaient leur professeur retirer son masque pour le jeter au sol. Ce soir se tenait devant eux l'Héritière des Tamar. Et elle ne battrait pas en retraite. Je rompis les rangs jusqu’à dépasser le mage de Feu, interdit.
— Si vous souhaitez vous battre, je vous attends.
— Je ne t’abandonne pas ! s’étrangla le jeune homme
Je levai une main impérieuse.
— Vas-t-en, je couvre vos arrières.
Ma décision était sans appel. J’étais de taille à les affronter et j’avais confiance en Rhee pour protéger les enfants. Je pivotai vers lui pour ancrer mon regard dans le sien, mais une puissante aura figea mon élan. Elle se fracassa contre mes barrières mentales qui ployèrent sous l'assaut.
— Non !
Le cri de protestation résonnera longtemps dans mon esprit. Je pinçai les lèvres, d'incompréhension tout comme de colère. Ce n'était guère le moment de souffler ma concentration comme un château de carte. Rhee ne couperait pas à mes questions une fois que nous serions en sécurité.
— C’est un ordre, sifflai-je.
Je coupai court aux protestations de Lay qui allaient déferler. Mon bras se tendit sèchement. Six racines émergèrent du sol pour s’emparer de mes compagnons et les entraîner à l’extérieur. Puis, un bloc de glace referma le trou dans le mur d’enceinte.
— On se retrouve de l’autre côté.
Je ne sais quel instinct me poussa à projeter ces mots vers le mage de Feu, ni s’il les perçut. Puis, je me redressai de toute ma hauteur face aux mages de l’Air et aux mercenaires.
— Je vous attends.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top