Chapitre 2-2 Inspire et réflechit
Accoudée à la rambarde, je surplombais la cour baignée de soleil. Les turquoises enchâssées en haut des colonnes de pierre taillée étincelaient, symbole de paix et d'alliance entre les Mineurs, le peuple du désert, et l'Académie.
Dans les couloirs et la cour, la foule pressait le pas vers le réfectoire dans un brouhaha désorganisé. Les cours venaient de se terminer. Professeurs et élèves se dirigeaient d'un même mouvement en direction du deuxième étage du bâtiment qui me faisait face.
L'air frais de la fin de l'hiver ne me faisait pas frissonner, pourtant la simple robe en voiles azurés que je portais ne m'en protégeait qu'à peine. Ma magie de la Terre coulait à flot dans mes veines et retenait la chaleur corporelle à l'intérieur de mon corps. Quelques heures de repos m'avaient remise sur pied, il était temps de glaner quelques informations supplémentaires avant de me confronter à la hiérarchie.
Je quittai mon promontoire éphémère pour me joindre à la cohue. Je n'eus guère besoin de jouer des coudes pour remonter la file, les élèves s'écartèrent d'eux-mêmes sur mon passage sous une pluie de chuchotement indiscrets. Mes bandages étaient invisibles sous le tissu opaque, leur bavasses tournaient plutôt autour de ma tenue légère. Quelques minutes plus tard, je posai mon plateau aux côtés de trois professeurs déjà en grande conversation. Une grande brune à la peau brune ainsi que deux hommes au physique parfaitement opposé me dévisagèrent, surpris.
- Déjà rentrée ? s'étonna Alban
J'opinai du chef en entamant mon repas, sans plus d'explication. Celui qui avait parlé se retint de ne pas insister, sa spontanéité prenait souvent le dessus sur la réflexion. Grand blond au visage avenant, ses traits fins et ses yeux bleus clairs attiraient tout de suite l'attention sur le professeur d'histoire de l'Académie. Son confrère assis à côté me jeta un regard soupçonneux, tandis que Neela me proposait de l'eau avec un sourire chaleureux.
- Tu as entendu parler de la rumeur, vu que t'étais sur les routes ? s'enquit Edwyn
Ses yeux verts perçants semblaient vouloir me tirer les vers du nez, ce qui contrastait nettement avec son sourire jovial et sa gueule d'ange encadrée de boucles rousses. Bien bâti, il enquillait humour et séduction à tout bout de champ.
- Quelle rumeur ? répliquai-je, impassible
Je n'avais jamais été bavarde, ce n'était guère une nouveauté, et mes absences profitaient d'une excuse irréfutable, toute trouvée par mon supérieur, le Directeur de l'Académie.
- Ce matin, les marchands ont fait circuler une nouvelle des plus étranges, m'informa posément Alban. De la fumée monterait de la forêt de l'ouest et aurait incendié quelques villages frontaliers. Tu n'as vraiment rien remarqué ?
Je secouai la tête, éberluée.
- Il y a bien eu du brouillard un soir, avant-hier, et le tonnerre a grondé, mais rien à voir avec du feu, indiquai-je, alarmée. Ceci-dit, il n'y a pas eu une goutte de pluie ensuite, ce n'est pas normal.
- Ce ne sont que des rumeurs, tempéra Neela en haussant les épaules. Tu y crois peut-être Edwyn, mais sans preuves, ce n'est certainement que l'œuvre de l'imagination fertile de fermiers en colère contre les Mages d'Othien.
Edwyn secoua la tête, buté. Contrairement à Neela et Alban, il y croyait dur comme fer. Je ravalai mes craintes et m'adressai à lui d'un coup de menton.
- Qu'est-ce qui rend si crédible cette rumeur à tes yeux ?
- D'après les commerçants, c'est arrivé cette nuit. Pour que l'information nous parvienne à plusieurs centaines de kilomètres, c'est qu'il y a eu là-bas un sacré remue-ménage et sans doute des témoins qui ont provoqué l'engouement.
Une lueur de peur traversa brièvement ses prunelles.
- Une simple rumeur sans fondement se serait étouffée dans l'œuf bien avant d'atteindre l'Académie. Au contraire, ce sont des preuves qui ont entretenu le brasier jusqu'ici.
Je hochai la tête, manifestant mon accord. Son raisonnement se tenait, mais il faudrait bien plus que des spéculations pour obtenir le fin mot de l'histoire.
- Tu as de la famille là-bas, devinai-je d'une voix plus douce.
Edwyn acquiesça, fébrile.
- Je suis sûre que s'il y a vraiment eu des dégâts, le Directeur dépêchera une patrouille pour porter secours aux réfugiés et tirer cette histoire au clair, affirmai-je, compatissante.
Neela me jeta un coup d'œil étonné.
- Tu ne sais pas ? s'exclama-t-elle. Le Directeur s'est rendu à Tyyrs en début de semaine pour une session extraordinaire du Haut Conseil. Il n'est toujours pas rentré.
- C'est donc la sous-directrice qui devra régler cette affaire, renchérit Alban. Espérons qu'elle en ait les épaules.
Je fronçai les sourcils.
- Ce n'est pas parce que le Directeur lui confie les rênes de l'Académie pour la première fois qu'elle va se vautrer, protestai-je sèchement. Elle est tout aussi capable de gérer ce genre de situation.
- Bien sûr, nuança Neela, mais nous espérons seulement qu'elle parviendra à contenir cette « crise » en même temps que coordonner l'arrivée de la classe pilote, prévue pour le début de semaine prochaine.
Je blêmis soudain. J'avais oublié cette histoire de classe pilote. Ochoro se retrouvait dans un sacré pétrin et elle n'avait aucune idée des nouvelles que je lui apportais personnellement.
La mâchoire serrée, je terminai mon repas à la hâte et me rendis aussitôt au bâtiment administratif.
Je flanquai mon laisser passer dans les mains du garde et m'engouffrai dans l'allée réservée aux bureaux. Celui d'Ochoro, la sous-directrice, était situé au fond du couloir, juxtaposé à celui du Directeur. Je frappai deux coups et entrai au son de sa voix exténuée.
Le soulagement lissa ses traits fatigués lorsqu'elle me reconnut et elle m'invita aussitôt à m'installer dans le petit salon attenant. Ses cheveux blonds coupés au carré paraissaient coiffés à la hâte. Son teint pâle et ses prunelles noisette voilées achevèrent de m'inquiéter. Elle manquait de sommeil et imposait à son corps un rythme au-dessus de ses capacités.
- Tu devrais te reposer, recommandai-je, une touche de reproche dans la voix.
Elle m'adressa un sourire de connivence.
- Je te retourne le compliment. Tu as une mine affreuse, ma chère.
Je grimaçai sans retenir un léger rire, qui se coinça dans ma gorge lorsque mes côtes cassées me rappelèrent à l'ordre. Ma magie avait beau faire des miracles, elle avait ses limites en termes de rapidité.
- Tu es blessée ? devina aussitôt ma supérieure
J'acquiesçai de mauvaise grâce tandis qu'elle me rejoignait avec deux tasses de chocolat chaud fumant à la main.
- Lay ne t'a pas prescrit du repos ? insista la jeune femme, soupçonneuse
Je soupirai bruyamment, puis balayai l'argument d'un geste de la main.
- Il fallait que je vienne te voir. J'ai cru comprendre que la journée a commencé tôt, pour toi.
Elle pinça les lèvres, pas dupe, mais accepta le changement de sujet sans protester à nouveau.
- Tu as eu vent des rumeurs ?
- Ce midi, au réfectoire, confirmai-je. Ce ne sont donc que des rumeurs ?
- J'ai bien peur que non, maugréa-t-elle. J'ai envoyé des messagers dès que la nouvelle est parvenue à mes oreilles, mais elle s'était déjà répandue comme une trainée de poudre. Les élèves ne sont pas encore au courant, mais d'ici ce soir, rien n'est moins sûr.
- Les messagers sont revenus ?
- Pas tous, mais il semblerait qu'il y ait des témoignages, et plus on se rapproche de l'ouest, plus le peuple s'affole. Je crains qu'il y ait eu de véritables incendies.
L'appréhension perçait dans sa voix, mais je tiquai sur ces derniers mots.
- Tu parles de plusieurs incendies, notai-je, cela voudrait dire que....
- Que la rumeur mentionne le nom de plusieurs villages éloignés géographiquement de dizaines de kilomètres.
Une ultime question refusait de franchir la barrière de mes lèvres tant l'horreur m'accablait. C'était impossible, je ne pouvais pas imaginer pire scénario. D'abord Tirawan, puis Othien...
- Othien est en feu ? coassai-je, atterrée
Ochoro se redressa soudain et agrippa mes avant-bras, court-circuitant mon imagination débordante.
- Nous n'en sommes pas là, Atalaya ! s'écria la jeune femme. Dans tous les cas, je doute que les Mages de Feu laissent leur forêt s'embraser sans agir.
- Les Tamar ont bien disparu dans l'ombre, rayés de la carte sans que personne de s'en aperçoive, rétorquai-je avec hargne. Cela fait cinq ans !
La sous-directrice n'ajouta rien, bien consciente que rien de ce qu'elle pourrait dire n'atténuerait ma peine. Cinq ans que j'avais tout perdu, et les Sheioff venaient peut-être de subir le même sort. Or, mon père était à leur tête.
Pourtant, l'heure n'était pas aux lamentations. Nous avions un plus gros problème.
- Je suis venue te faire mon rapport, déclarai-je au bout de plusieurs minutes silencieuses. Je n'ai pas réussi à ramener ma cible.
- Ça, je m'en serais doutée, opina Ochoro, un sourire en coin.
- Il y a plus grave, confiai-je, ils étaient deux et le deuxième faisait partie de l'escadron qui a exterminé mon clan. Il m'a reconnu.
Cette fois, Ochoro blanchit d'un ton et se mura dans un silence consterné.
- Je crois que ceux qui ont échoué à me capturer il y a cinq ans sont en train de s'en prendre à Vëonar. Ils ont laissé entendre qu'ils circulaient dans les bas-fonds depuis un certain temps sous les ordres de leur chef, Leander.
La sous directrice inspira à fond et se racla la gorge, avant de m'interroger.
- Tu crois que les incendies et les attentats perpétrés à Diell sont liés ? Tu crois qu'il s'agirait d'une faction dissidente regroupée sous la bannière d'un homme, dont l'objectif nous est encore inconnu ?
Le scepticisme contrebalançait l'urgence contenue dans sa voix.
- Je crois que c'est plus que ça, infirmai-je. Ce ne sont pas de simples Hommes qui ont massacré les miens, tout comme ma cible n'en était pas un.
Ochoro tressaillit.
- Il y a des Mages de l'Air au sein de cette faction. Quant à savoir si ce groupe est basé à Vëonar et d'où sortent ces Mages, je n'en ai pas la moindre idée.
Mon calme apparent était tout aussi factice que ma voix impassible. Je bouillais de l'intérieur, et mon amie aussi, à voir son aura qui se teintait d'incrédulité et de frustration de minute en minute.
- Comment la situation a pu nous échapper à ce point ? se fustigea la jeune femme
- Parce qu'elle touche plusieurs peuples à la fois et que tu n'aurais jamais pu toute seule changer cet état de fait. Les Mages et les Hommes sont des étrangers. Jamais nous n'aurions pu prévoir une attaque coordonnée, martelai-je, amère.
- Tu vas partir ? demanda brusquement Ochoro
L'interrogation me prit de court et je laissai le silence s'installer dans le bureau, incertaine. J'optai pour la franchise.
- Je l'ignore. Je dois penser à Lay avant tout, et je ne suis pas certaine que la fuite soit la meilleure option à ce stade. Si Leander découvre que je me cache ici, j'aviserai.
Elle acquiesça, visiblement soulagée. Ochoro était devenue une amie plus qu'une supérieure hiérarchique avec le temps. Nous nous entraidions mutuellement pour nous faire une place là où les hommes avaient toujours eu les rênes. Lui confier ma véritable identité s'était révélé une évidence, lorsque je m'étais rendue compte que sa protection était un véritable atout pour moi comme pour Lay.
Toutefois, je n'oubliai pas qu'elle n'était qu'une humaine, quand bien même une Thessar de la Terre. Si je me retrouvais en danger, je ne la laisserai pas interférer en risquant sa vie. Je regagnai ma chambre, une angoisse sourde lovée au fond de mes entrailles. La machine était lancée et les engrenages, bien ficelés. Tous ces évènements ne pouvaient être que liés.
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