Chapitre 19-1 Ton héritage sera ton salut

Les chevaux piaffaient d’impatience. Ils plongeaient la tête dans les larges baquets d’eau disposés au milieu d’eux par intermittence. L’humidité ambiante, relarguée par la proximité des gorges, les soulageait. Nous avions chevauché sans arrêt. 

Je pris mon temps pour panser chacun d’entre eux. Je leur flattais l’encolure et gratifiais les plus dociles d’une pomme bien juteuse. Eclipse en obtint deux, à grand renfort de hennissement. Je me déplaçai de l’un à l’autre, un saut dans un bras. Une brosse, des bandes de coton et une bouteille d’alcool y étaient entassés pêle-mêle. Je récurai les fers, rassemblai les tas de foin et changeai les bandes poisseuse par des propres. Puis, je lustrai leur poil et brossai soigneusement leurs crinières emmêlées. 

Lorsque j’achevai de soigner le dernier cheval, Caleb et les gradés n’avaient toujours pas donné signe de vie. Comme je m’étais portée volontaire pour m’occuper des montures, les autres soldats, une bonne vingtaine, étaient assis par terre, contre les troncs. Les plus âgés somnolaient. Les plus jeunes, angoissés, jetaient des œillades répétées vers la muraille infranchissable. 

Horblend, le village le plus proche des gorges de Gildevir, ancien avant-poste militaire de siècles révolus, nous était dissimulé par ses imposantes fortifications. Implanté au cœur d’un bois à plus d’une demi-journée de l’Académie, le contraste entre l’immense mur de pierre et la végétation dense qui poussait jusqu’à son pied était saisissante. 

Je m’assis à mon tour, au milieu des chevaux. Eclipse souffla doucement au-dessus de mon épaule. Des mèches ébène et bleues volèrent. Je lui flattai l’encolure, amusée. Je me sentais apaisée. Le contact de la sylve me manquait tant, cloitrée entre les murs minéraux de l’Académie. Même si Vëonar ne possédait pas de réelle sylve en tant qu’esprit, celle-ci était si hostile au Mages que je perdais la moitié de ma puissance au combat, je me trouvais dans un bois. Ce qui faisait l’essence de la magie de la terre m’entourait. 

Je respirais l’odeur de l’humus à pleins poumons. Ma propre magie rechargeait ses réserves, se régénérerait. Je fus presque tentée de rentrer en contact avec les chevaux, de communiquer avec eux, comme je le faisais avec les animaux de Tirawan. Je contins mes ardeurs avec beaucoup de frustration. C’eut été trop voyant, bien sûr. L’utilisation aussi poussée de la magie de la Terre avait des répercussions physiques. Pourtant, j’en mourrais d’envie. 

La herse se souleva à cet instant, ramenant mes pensées nostalgiques à la réalité. Du coin de l’œil, je discernais une touffe de cheveux bruns coupés en brosse par-dessus la croupe d’une jument isabelle. Caleb était de retour. Je laissais les officiers les plus âgés se rapprocher. Ce que j’avais besoin d’apprendre, Caleb le transmettrait à la réunion prévue à cet effet, dans deux heures. Je pouvais donc profiter encore un peu de ce calme apparent. Au vu de ses traits crispés, les nouvelles ne pouvaient pas être bonnes. 

Nous établîmes un camp sommaire à quelques kilomètres du village. J’avais ma propre tente, étant considérée comme la seule Thessar de l’escouade. Je pénétrai dans la tente du général à la suite des officiers gradés. Je me postai dans un coin, à l’écart de la cohue, mais suffisamment près pour capter le regard de mon ami. Ses yeux ambrés brillaient de détermination. Une ride soucieuse barrait son front. 

— Nos éclaireurs ont découvert hier l’emplacement exact du campement des mercenaires. Ils ont déterminé avec précision le périmètre de sécurité établi autour ainsi que les allées et venues régulières. Un Thessar est notamment arrivé sur les lieux à l’aube. Leur objectif n’est pas encore défini. Ils pillent les cultures et détruisent les récoltes des villageois. C’est tout ce que nous savons. 

Il pointa du doigt un emplacement sur une carte des environs dépliée sur la table.

— Nous nous déploierons à l’aube. Nous ignorons quel élément manipule le Thessar. Restez vigilent. Atalaya est ici pour nous couvrir sur ce plan-là. Cinq d’entre vous se posteront aux emplacements indiqués par une croix, ils devront neutraliser les sentinelles. Nous aurons une demi-heure pour agir avant la prochaine relève. 

— Quel est l’objectif ? 

— Intercepter le Thessar et le maximum de mercenaire. Deux d’entre eux semblent diriger les opérations, mais ce ne sont que des suppositions. Les chevaux seront stationnés à un demi-mille. Des questions ? 

Je levai une main. Caleb m’interrogea d’un coup de menton. 

— Où est ma position ? 

— Tu as carte blanche. L’objectif est de repérer le Thessar et de le mettre hors d’état de nuire. 

J’acquiesçai docilement. Je réfléchis aussitôt à la manière dont j’allais pouvoir l’identifier. 

— Bien, alors voici la répartition des affectations. 

Une leçon de ma tante ressurgit brusquement dans ma mémoire. Pendant l’ère des Premières, peu après l’apparition de la magie, il existait des pratiques disparues aujourd’hui. Tyris avait mentionné des archives perdues avec le Vieux Peuple, nos ancêtres, lors de la migration des Mages de l’Air et de l’Eau, ou lors de la chute de Céléanor. Parmi elles, l’une consistait à identifier l’aura d’un Mage et à la mémoriser. Ainsi, il était possible de la pister sur une longue distance et de la localiser presque n’importe où. 

J’ignorai toutefois si c’était applicable à un Thessar, que je ne connaissais pas qui plus est. J’en étais là de mes réflexions lorsqu’une main amicale se posa sur mon épaule. Caleb me dévisageait, un sourire en coin. 

— Tu comptes dormir ici ? 

— Ochoro ne me le pardonnerait pas, ironisai-je. 

Il me jeta un regard d’avertissement. 

— Je t’en prie ! m’exclamai-je. Ne fais pas comme si je délirais. 

— Dehors, fouineuse. 

Ses iris démentaient la sècheresse de son ton, mais j’obtempérai sans discuter. Je retrouvai avec délice la calme de ma tente. Un peu de repos ne serait que bénéfique. 

Le lendemain, à l’aube, nous nous tenions tous prêts. Accroupie derrière des taillis, Caleb à mes côtés et mon arc sanglé dans mon dos, je tendais l’oreille. Le grondement des gorges s’agitait à la périphérie de mon ouïe, relégué au second plan derrière le silence de la forêt. 

Soudain, un cri d’oiseau retentit. Deux piaillements distincts. Le signal. Caleb leva la main, il dressa un doigt, puis un deuxième. Au troisième, l’escouade s’élança d’un bond à travers les taillis, le général en tête. Je complétais l’escadron en dernière position. Mieux valait rester discrète. Une crête rocheuse s’élevait devant nous. Le campement se trouvait de l’autre côté, au fond d’une cuvette. 

Un coup de vent m’effleura l’épaule comme une caresse. Je fis un pas de plus, puis un souffle plus prononcé me déporta légèrement sur la gauche. Je m’immobilisai aussitôt et me munis de mon arc. 

— N’avancez pas ! criai-je, les sens aux aguets. C’est un piège !

Caleb me jeta un regard alarmé, mais leva le poing, suspendant l’attaque. Notre effet de surprise venait d’être ruiné. J’encochai une flèche, une veine palpitait sur ma tempe. Enfin, je la sentis. Cette discrète brise qui sillonnait notre troupe, se répandait entre chacun de nous. 

— Dispersez-vous ! hurlai-je

— Trop tard, l’oisillon, susurra le vent dans mon oreille. 

Le souffle se transforma en une lame tranchante à l’instant où une gerbe de glace se dressa autour de chaque soldat. Le filin affuté balaya l’espace comme une corde qu’on aurait tendue, puis détachée brusquement. Simultanément, Caleb ordonna la dispersion. 

Cinq hommes furent touchés par la lame invisible. Ils s’effondrèrent au sol dans une mare de sang. La glace pulvérisa le filin en multiples fragments qui se fondirent dans l’air. J’élevai un bouclier autour de moi et fermai les yeux. Je suivis chaque morceau de magie de l’Air à la trace. Elles allaient forcément rejoindre leur propriétaire. 

Les serpentins se faufilèrent entre les hommes de Caleb, puis prirent de la hauteur afin de rallier les arbres. Les mages de l’Air étaient dissimulés en haut des branches. Malin. Tout comme divulguer l’information de présence d’un Thessar pour dissimuler la leur. D’autant que la voix qui m’avait narguée ne m’était pas inconnue. 

Je rappelai ma magie et rouvris les yeux. Quelques secondes s’étaient écoulées, mais je n’en avais qu’une poignée pour agir. Je scrutai la canopée, la pointe de ma flèche suivant mon regard affuté. Là, sur une branche, une ombre trop large pour être une feuille. Je décochai le trait. Il se ficha dans la poitrine du mage qui dégringola au sol. 

J’ignorai combien il en restait, mais je ne les abattrai pas tous avant qu’ils réattaquent. Or, si moi je disposais de moyen de défense, ce n’était pas le cas de soldats de l’Académie. Ils couraient au massacre.

Une silhouette se mut en bordure de mon champ de vision. La flèche siffla dans l’air, mortelle. Un deuxième mage chuta. Je perçu du coin de l’œil l’ordre de Caleb. Il envoyait une moitié de l’escouade à l’assaut du campement. Leur meilleure chance restait de quitter les lieux de l’embuscade. 

Persuadée que les mages de l’Air en profiteraient pour se dévoiler, je conservai mon regard rivé sur les hautes branches, l’arc pointé sur les tireurs. Six hommes parvinrent à gravir la crête, lorsque le premier poinçon fusa. Il se ficha dans une l’épaule. Les suivants se heurtèrent à un second bouclier qui couvrit leur fuite. Caleb profita de la diversion pour me rejoindre. 

— Comment as-tu su ? 

Je lui jetai un coup d’œil et l’inclus dans mon bouclier. 

— Ce sont des mages de l’Air. Il y en avait à Resh. 

— Atalaya, ils n’existent pas. 

— Bien sûr que si. Le Vieux Peuple s’est morcelé il y a bien longtemps. Si les clans de la Terre et du Feu ont survécu, il est logique de penser que ce fut le cas de l’Eau et de l’Air. 

— Alors, d’où sortent-ils ? D’une légende racontée au berceau chez les Mages ? 

J’esquissai un rictus ironique. 

— Ça, c’est ce que j’aimerais comprendre. 

— Tu penses pouvoir les neutraliser ? Et le Thessar…

Je grimaçai. 

— Caleb, il n’y a jamais eu de Thessar. Et je l’ignore. Tout dépend de leur nombre. 

— Qu’est-ce que tu es en train de me dire ? Quelle défense adopter ? 

Je décochai une troisième flèche qui se ficha dans une branche avec un bruit mat. Je pestai tout bas. Le mage de Diell était plus rapide que dans mon souvenir. 

— Atalaya ! me pressa le général

— Il y a une vieille connaissance dans le lot, maugréai-je. De Diell. C’est moi qu’ils veulent. Et je ne pourrais pas me battre et protéger tout le monde. 

Caleb fronça les sourcils et carra la mâchoire. 

— Je ne te laisse pas ici. Une Thessar seule contre des mages, tu ne feras pas le poids !

Je lui lançai un coup d’œil coupable. 

— Il le faut. Je vais les attirer et je prendrai le chemin d’Othien. Mon « cousin » devrait suffire à les décourager.

Je me léchai les lèvres, la bouche sèche. Mon ami ne me laissera jamais partir sans le lui avouer. 

— Je ne suis pas une Thessar, Caleb. 

Il ne réagit pas immédiatement. Soudain, ses yeux s’arrondirent. Il entrouvrit les lèvres en silence, mais il recouvrit son sang-froid dans la foulée. 

— Dans ce cas bonne chance, Atalaya. N’oublie pas une chose. Lorsque tu seras de retour, tu as l’ordre explicite de te rendre à mon bureau. 

Il inspira profondément, me pressa affectueusement l’épaule. 

— Reviens en vie, murmura-t-il. Pour Lay, pour Ochoro… pour moi. 

J’acquiesçai doucement, le ventre noué. Nous échangeâmes un regard entendu. Le bouclier se morcela pour le couvrir tandis qu’il hélait les soldats restant et rebroussait chemin à l’opposé du campement. Il rejoignait la seconde escouade. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top