Chapitre 18 Tu es née pour enseigner
— À la différence du cisrin, l’eldyän ne possède pas le même alphabet que notre langue, l’ilda. Il vous faudra donc en mémoriser les trente-deux caractères pour la semaine prochaine.
Je m’assurai que chaque élève ait noté la consigne, puis poursuivis mon exposé.
— Ces caractères sont classés en deux catégories. À savoir que cinq d’entre eux sont seulement utilisés en Eldöryan du Sud.
Une main se leva. Je l’invitai à poser sa question.
— Pourquoi ils ne sont pas utilisés au Nord ?
J’acquiesçai en souriant. Question pertinente. Les élèves de cette classe changeaient de cycle l’année prochaine. Ils étaient prometteurs. Ce serait également l’occasion pour eux de définir leur filière : militaire ou civile.
— Je pourrais vous conter le mythe des Premières, mais je ne suis pas sûre que ce soit la réponse attendue, le taquinai-je.
Une dizaine de regards interloqués se levèrent vers moi, les stylos suspendus dans les airs. Je levai une main impérieuse avant qu’une seconde question ne fuse.
— Si vous voulez satisfaire cotre curiosité, vous vous rendrez à la bibliothèque. Ces cinq caractères étaient attribués à une figure importante de l’histoire de l’Eldöryan. Malheureusement, elle fut bannie et reniée par les siens. Seuls les habitants du Sud mentionnent encore son nom. Les dryades du Nord, plus conservatrices, ont évincés ces caractères de leur alphabet. Cela remonte à des milliers d’années.
L’enfant qui m’avait lancé le sujet écarquilla les yeux.
— Aussi longtemps ?
— En effet. Vous pouvez en tirer une leçon. Certaines décisions prise sous le coup de la colère, ne peuvent pas être gommées facilement, malgré le tort qu’elles ont causé. Alors, soyez patients, doux et indulgents.
Les élèves hochèrent la tête et échangèrent des messes-basses. Ils songeaient à la Grande Dissidence, bien plus fraiche dans la mémoire de leur parent et dans leur histoire.
— Reprenons la leçon.
Une heure plus tard, les enfants défilaient devant mon bureau, me saluant au passage. Le dernier quitta ma salle, je ramassai mes affaires, la pile de copies à corriger et celle des évaluations personnelles encore vierge. La fin du trimestre approchait, je devais commencer à les remplir. Mon fardeau calé sous le bras, je pliai bagage et fermai la porte à clé. Des bruits de pas retentirent dans le couloir.
— Atalaya ? As-tu un moment ?
Je fis volte-face, alarmé par le ton tendu de Caleb.
— Bien sûr. Veux-tu prendre un verre à l’appartement ?
Il acquiesça avec un sourire crispé. Les nouvelles ne présageaient rien de bon. Je l’invitai à entrer derrière moi et refermai la porte. Je rangeai les papiers dans mon secrétaire, puis attrapai deux verres et une bouteille de tano. Je nous servis et lui tendis le sien. Il but la première gorgée avec entrain.
— Doucement, ris-je. Ce n’est pas du léger. Ochoro me passera un savon si elle apprend que je t’ais fait boire plus que de raison !
Il me rendit mon sourire, tandis que je sirotais l’alcool pétillant.
— Tu as l’air heureuse, commenta le général d’un air songeur.
Mes lèvres s’étirèrent davantage en réponse.
— Des nouvelles des informateurs ? m’enquis-je
Le visage de mon ami se ferma.
— Oui, ce matin. Juste à temps, nous partons demain en fin de matinée.
Il but une seconde gorgée avant de poursuivre.
— Elles ne sont pas bonnes. Une bande s’est effectivement installée dans une grotte près des gorges de Gildevir et terrorise les villageois.
— Ceux d’Horblend ?
— Qui d’autres ? Il s’agit du seul village à proximité. Il nous faut agir. Leur signalement concorde avec ceux recueillis à Resh.
Les faits étaient alarmants, mais l’intervention avait déjà été programmée. Je ne saisissais pas ce qui préoccupait autant Caleb.
— Parle, l’encourageai-je.
Il soupira profondément.
— Il y a un Thessar dans leur rang.
Je soulevai un sourcil.
— Si ce n’est que ça, je m’en charge, haussai-je les épaules.
— Vous serez à armes égales, protesta mon ami.
J’esquissai un sourire rusé.
— Oh ça, surement pas. J’ai plus d’un tour dans mon sac.
Le silence plana un instant. Une grimaça fana mon sourire.
— Je ne me ferais pas avoir une seconde fois. Ce qui s’est passé à Ports Bahiri ne se reproduira pas, affirmai-je.
Je jouerai la carte de la prudence, cette fois. Si je devais user de plus de magie que nécessaire, soit. Mais je ne risquerai pas ma vie une seconde fois.
Mon aplomb rassura le général, contre toute attente. Il finit sa coupe, me confia les détails de la mission. Il me confirma ma permission qui suivrait l’intervention afin que je puisse me rendre à Othien. Le général m’accordait une confiance plus profonde que je n’avais imaginé. Ne restait plus qu’à en informer Rhee et Lay. Le second ne rentrait que dans plus d’une heure, mais le premier avait reçu la consigne de ne pas bouger de sa chambre.
Caleb prit congé rapidement, de la paperasse réclamait sa présence malgré lui. Je devinais également son intention de notifier Ochoro de notre absence. Pour ma part, je me rendis sans plus tarder à l’aile est, celle des invités. Je frappai trois coups à la chambre dix-huit. Le mage de feu l’ouvrit dans la foulée.
Un bruissement sous mes chaussures m’incita à baisser le regard. Des dizaines de copeaux de bois jonchaient le sol. Sur le rebord des fenêtres, des dizaines de petites sculptures étaient disposées. Le mage trouvait le temps long. J’étais bien placée pour savoir qu’un enfant de la sylve détestait être cloitré entre quatre murs.
Lui avait meilleure allure qu’à son arrivée. Même s’il avait conservé son austère uniforme noir. Sans doute une lubie des Sheioff. Ses yeux de jade brillaient de curiosité. Bras croisés, adossé contre le mur, il m’observait attentivement me débarrasser de mon pardessus et m’approcher du bar.
— Je t’en prie, fais comme chez toi, ironisa le jeune homme.
— Mais, je suis chez moi, souris-je. Je ne te propose pas de l’eau, j’imagine ?
Il esquissa un sourire dépourvu de sympathie. Je me servais un grand verre et en bus quelques gorgées. Depuis l’incident à Ports Bahiri, ma gorge sèche me réclamait de l’eau continuellement. Ma soif apaisée, il entama la conversation le premier.
— Du nouveau ?
J’acquiesçai.
— On peut dire ça. Disons que nous allons avoir l’opportunité d’explorer une piste.
— Laquelle ?
— La seule que nous ayons, répondis-je, sur le ton de l’évidence. Puisque vous ne l’avez pas revu depuis l’attaque d’Othien, c’est à partir de là-bas que nous allons le pister.
— Et remonter des centaines de kilomètres s’il nous a suivi jusqu’au gouffre de Dhraein ? riposta le mage, sceptique. C’est une perte de temps !
— Il ne l’a pas fait.
Cela j’en étais certaine. Daisyel m’avait sauvé la vie à l’exploitation, à peine une semaine plus tôt. Il n’était assurément pas aux trousses des Sheioff, comme le semblait croire mon père. De plus, il m’avait promis de me rejoindre à Solanus. D’un côté, je n’avais donc aucune raison de tenter de le joindre. Il me suffisait d’attendre.
Ceci étant, ce Sheioff avait reçu des ordres. Peut-être même choisirait-il de le tuer, ou du moins essaierait, lorsqu’il se retrouverait face à lui. Or, personne ne lèverait la main sur mon frère. Jamais. Cependant, je brûlais d’envie de voir de mes yeux Othien. L’attaque des mages de Feu ressemblait-elle à celle de mon clan, cinq ans auparavant ? Il fallait que je sache. Dumë, elle aussi, me soufflait que des réponses m’attendaient là-bas. C’était pour cela que je désirais me rendre à Othien.
— Comment peux-tu en être certaine ? insista le messager
Je haussai les épaules, énigmatique.
— Tu n’as pas besoin de le savoir. Je…
— Rhee, mon nom est Rhee.
Je soulevai un sourcil étonné.
— Oui, je le sais.
— Alors utilise-le. Nous sommes dans le même bateau. Inutile de me traiter en ennemi.
Je ris jaune.
— Je ne crois pas, non. J’ignore ce que tu crois, mais nous sommes loin d’être dans le même camp.
Il se décolla du mur d’un élan souple et s’approcha lentement, le regard assombri. Je me fichai que mes propos le vexent, mais j’étais curieuse de découvrir sa réaction. Il s’immobilisa à quelques pas de moi, les bras le long du corps.
— Pourtant, il va bien falloir l’accepter, ma belle.
Sa voix, grave et profonde, me coupa la chique.
— Mon chef de clan ne m’a pas envoyé seulement pour servir de messager, susurra le mage de Feu, qui me tournait autour. J’aurais été plus utile auprès d’eux, dans ce cas. Je suis ici pour t’épauler, te seconder et t’apporter mes compétences.
— Tu prétends que tu peux m’aider, persiflai-je, mais tu ne partages pas la moindre de mes valeurs. Vous ne respectez rien, vous, les Sheioff ! Ni la vie, ni la sylve, ni autrui ! Le moindre problème se règle par la violence. La priorité va au plus intimidant ! Vous privez des enfants de leur père par égoïsme !
Son souffle tapa sur ma nuque. Je me fis violence pour réprimer un sursaut. Je ne l’avais pas senti se rapprocher.
— Alors, laisse-moi te prouver que tu as tort. Du moins, que ton jugement ne concerne pas chacun d’entre nous.
Le mage s’attarda un instant, les lèvres à quelques centimètres de ma peau. Il s’écarta soudain et pivota pour se retrouver face à moi, main tendue. S’attendait-il à ce que je scelle je ne savais quelle alliance ? Etait-ce une proposition de trêve ? La dernière était gravée dans ma mémoire à jamais. Elle avait signé la fin de ma vie aux côtés de mon père. Je serrai les dents et le dépassai sans mot dire. Puis, je me figeai, un poil coupable, et tournai la tête à demi.
— Bien essayé. Il faudra davantage qu’une poignée de main pour m’amadouer.
Rhee laissa retomber son bras et secoua la tête, désabusé. Des mèches châtaines retombèrent sur son front. Ses iris émeraude me scrutèrent par-dessous de longs cils noirs. Enfin, il éclata de rire et frotta une main sur sa nuque, l’air ravi.
— Dans ce cas, je relève le défi !
Il me gratifia d’un clin d’œil charmeur. J’esquissai un sourire en coin. Son attitude me désarçonnait, mais elle tranchait tellement avec celle de mon dernier compagnon de voyage en date. Rhee serait peut-être bien plus agréable que Fabian, finalement.
— Alors, quand partons-nous ? s’écria le jeune homme en frappant dans ses mains.
— Doucement, ris-je. Tu as le temps de préparer tes bagages. Tu me rejoins dans quatre jours au village le plus proche de l’Académie. Sur la grande place.
Il grimaça.
— Quatre jours ? Pourquoi autant ?
— J’ai une mission à remplir avant. Tu n’y es pas convié.
— Est-ce qu’il y aura de l’animation ?
Je lui lançai un regard réprobateur.
— Si tu songes à des combats et à des vies perdues, gâchées inutilement, à des familles en deuil, alors oui, ça fera partie du lot.
— Atalaya, je…
— Dans quatre jours, à midi, le coupai-je, la déception suintant dans ma voix.
Je quittai l’appartement sans le laisser placer un mot. Derrière les fenêtres, le ciel strié de trainées flamboyantes étirait son manteau lumineux sur l’horizon. Lay travaillait dans sa chambre, mais il m’accueillit chaleureusement dès qu’il entendit la porte s’ouvrir.
— Alors, cette reprise ? Pas trop dure ?
J’ébouriffai affectueusement sa tignasse brune.
— Je ne suis pas mécontente de pouvoir enfin souffler, ris-je. La journée ne va pas être de tout repos, demain.
Le sourire de l’adolescent se crispa. Il me tendit une es deux tasses fumantes de chocolat chaud saupoudré de cannelle et s’assit dans le fauteuil en face de moi.
— J’ai vu Caleb entrer dans l’aile d’enseignement au dernier intercours. Ta nouvelle mission débute demain ?
Je soupirai, déjà lasse à l’idée d’endurer des journées entière à dos de cheval. A dos de cerfang, c’était bien plus confortable. Mais ils ne vivaient qu’à l’intérieur de Tirawan.
— Pour quatre jours, confirmai-je. Ensuite, je vais devoir me rendre à Othien avec le mage de Feu.
— Je t’accompagne, décrété Lay.
J’arquai un sourcil, mi amusée mi sévère.
— Certainement pas. Tu es plus en sécurité entre les murs de l’Académie que là-bas.
— Sans toi ? Je ne crois pas.
Le garçon me fixait du regard sans ciller, déterminé. Ses yeux gris brûlaient d’audace. Il refusait de me laisser partir une seconde fois.
— Lay, tu oublies une chose, me radoucis-je. Je vais à Othien. Je suis née là-bas. Ce n’est peut-être pas chez moi, mais j’y serais au moins autant en sécurité qu’à Tirawan. Il ne peut réellement rien m’arriver. Pas si je suis prudente.
— Comme à Ports Bahiri ? répliqua effrontément mon protégé
J’ignorai son ton sarcastique, un tantinet accusateur. Sans me départir de mon calme ni de mon intransigeance, je posai ma tasse sur la table de salon et me tournai complètement vers lui. Je tendis la main et caressai sa pommette.
— Que t’ai-je appris, déjà ?
Il maugréa dans sa barbe, mais ne baissa pas les yeux.
— Qu’il faut toujours avoir confiance dans la Terre.
— Isadora nous protège, renchéris-je.
— Mais elle n’est pas toute puissante !
— Elle est notre Protectrice, Lay. Nous nous devons d’avoir foi en elle, comme nous avons foi en Mère Nature. Elle m’a sauvée. Elle ne m’abandonnera pas.
Mes doigts glissèrent sous menton.
— As-tu confiance en moi ?
Il expira un souffle tremblotant, paupières closes. Lorsqu’il les rouvrit, ses iris argentés brillaient d’une lueur nouvelle. La peur avait déserté son esprit. Pour l’instant.
— Plus qu’en n’importe qui d’autre.
Je souris à mon tour, l’attirai dans mes bras.
— Je reviendrai, assurai-je. Te chercher. Nous fuirons ensemble lorsque l’heure sera venue. Ensembles, pour toujours.
— Et ton frère ?
— Vous allez vous adorer, pouffai-je. Oh oui ! Il te plaira.
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