Chapitre 12 Reste sur tes gardes

Les contours du mur de pierre se dessinèrent dans la semi-obscurité. Je descendis silencieusement du dos de ma monture, attachai solidement les rênes à une souche d'arbre dissimulée par un bosquet. Mon arc sanglé dans mon dos, l'épée à la main, je m'approchai de la propriété. Une forte odeur de moisi polluait l'air ambiant, ainsi qu'un effluve plus ténu et très différent. L'odeur diffuse m'était inconnue, bien que curieusement étrange. Elle semblait détonner avec le reste, comme une présence étrangère.
L'avertissement de ma magie de la tête bien en tête, je m'approchai du haut mur le plus discrètement possible.

Je repérai la porte principale, close, et m'en éloignai intentionnellement. Des sentinelles ne devaient pas manquer s'y trouver. Je posais une paume contre un pavé grossièrement assemblé aux autres avec un enduit à la chaux. L'eau s'infiltra dans les interstices et ruissela sur mes doigts.

Quelques minutes plus tard, je retirai prudemment les pierres descellées et les déposai en ligne au pied de la muraille. Le trou aménagé tout juste à ma taille béait dans l'obscurité. J'enjambai le rebord et me glissai à l'intérieur de la propriété. Je m'accroupis aussitôt dans les hautes herbes. D'un côté, je distinguai aisément les contours lointains d'une modeste bâtisse. Aucune lumière n'était visible, aucun chemin non plus. De l'autre, la surface du lac miroitait sous le soleil couchant. Les contours des larges bassins qui abritaient les poissons se dessinaient à peine dans la pénombre.

Je me dirigeais vers ceux-ci, après m'être assuré du silence ambiant. L'exploitation paraissait déserte, mais rien n'était moins sûr. Alors que les bassins n'étaient plus qu'à un demi-kilomètre, un détail attira mon attention. Je m'immobilisai promptement. À mon pied, une mince bande de terre meuble à nue matérialisait la jonction entre le terrain en friche et un champ, lui aussi recouvert d'herbe haute.

Non, pas de l'herbe, réalisai-je avec circonspection. Je m'agenouillai face au premier plan et approchai ma main sans toutefois toucher les feuilles à l'aspect duveteux. Une dryade aurait d'ores et déjà su si du poison la recouvrait, mais ma magie n'étais pas suffisamment intuitive pour cela. J'en distillai un soupçon dans l'air afin de concentrer l'odeur qui s'en dégageait.

J'eus un sursaut en reconnaissant celle-là même que j'avais humé à mon arrivée à l'exploitation. Le soleil, qui venait de se coucher, ne facilitait pas mon analyse, mais ma magie palliait en partie ma vision déclinante. Le fumet qui se dégageait de la mystérieuse plante était légèrement sucré et piquant. Je tirai un gant de ma besace que j'enfilai et caressai enfin une feuille que j'effritai. Elle était épaisse et parfaitement lisse, bien qu'un fin duvet la recouvrit effectivement. La tige presque transparente se distinguait à peine des mauvaises herbes, mais ce qui retint mon attention fut la myriade de fleurs qui parsemaient les milliers de plants cultivés ici. Large comme mon poing, son pistil au cœur d'un orange luisant, presque fluorescent dans la nuit, était entouré d'une corole de fin pétales pourpre cerclés de noir et d'aussi menus sépales rose pâle liserés de doré. Une merveille.

Une sublime créature de notre Mère Nature qui m'était parfaitement inconnue. Cette plante ne poussait pas à Tirawan, encore moins en Eldöryan j'en aurais mis ma main à couper. Ce qui signifiait qu'elle avait été importée volontairement en Vëonar pour servir j'ignorais quels intérêts. J'en cueillis un que j'emmitouflai dans un mouchoir de soie glissé dans ma besace.

Puis, je me relevai souplement, préoccupée. Il n'était pas improbable que cette plante fut l'origine même du poison, même si le procédé d'inoculation m'échappait pour le moment. Je poursuivis mon inspection tout en me rapprochant des bassins. Je découvris avec non moins de stupeur les champs suivants dépourvus de fleurs, ce qui conforta ma sombre intuition.

D'autant plus que l'odeur infecte de décomposition semblait s'accentuer à mesure que je comblais la distance qui me séparait de la rive du lac. Des sacs de toiles avaient été entreposés en tas à intervalles réguliers. De la mousse épaisse recouvrait la surface de l'eau croupie, même la terre paraissait gluante et malodorante. Une nausée me souleva l'estomac, tandis que je comprenais la source de cette infâme odeur.

Tous les poissons de l'exploitation avaient été laissés à l'abandon dans les bassins. Leurs restes flottaient à la surface de l'eau brunâtre. Probablement morts de faim, les pauvres bestioles gisaient là, en pleine décomposition. Ecœurée, je plaquai le col de ma cape contre ma bouche en masque de fortune, fort peu efficace, je devais l'avouer.

Je déambulai l'épée au poing, effarée, au milieu du macabre décor. Les filets empêtrés dans la mousse, les sauts empilés le long des bassins, les outils laissés pèles-mêles à même le sol, tout témoignait de l'abandon de la structure. Ce qui dénotait clairement au soin apporté aux fleurs dans les champs environnants. Horrifiée, je me résignai à faire demi-tour et gagner la demeure afin de l'examiner pièce par pièce, lorsque la chute d'une pierre me figea sur place.

Je scrutai les alentours, et m'avançai même jusqu'aux pontons en bois pourris qui donnaient sur le lac. Le silence s'alourdit subtilement. Je fis volte-face vers les champs. Une silhouette disparut dans l'obscurité. Je me jetai à sa poursuite, ravie de quitter les bassins répugnants. Un sabre manqua soudain de me décapiter. Je me figeai brusquement avec un haut le cœur, tandis que la silhouette se redressait derrière le tas de sac où elle était dissimulée.

Dos aux bassins, je perçus des bruits de pas de mauvais augure. Je pivotai doucement pour réaliser avec stupeur les dizaines d'autres tas n'étaient que des leurres. Une poignée de mercenaires se débarrassa des toiles de camouflage et m'encercla lentement.

- Ça pour une surprise, claironna l'homme qui me tenait en joue, c'est une surprise ! Je dirais même, une divine surprise.

Il conclut son exclamation en glissant sournoisement son autre main dans mon dos. Je le repoussai d'un coup de coude, mais le fil de son sabre sur ma gorge me dissuada de tenter le diable.

- Ce n'est pas très prudent de se rendre ici toute seule, jeune fille, je vous aurais cru plus maligne.

- Si vous le connaissiez si bien que ça, vous sauriez qu'encercler une Thessar n'est une tactique très payante, rétorquai-je, un sourire en coin.

L'homme ne répliqua pas. Je notai qu'ils ne portaient pas d'armure, simplement des habits de paysan. Les muscles de celui qui me tenait en joue saillaient par-dessous sa chemise blanche et sa forte carrure m'incitaient à ne pas le sous-estimer.

- Une Thessar ? s'esclaffa-t-il. Ne te moque pas de moi !

J'inclinai doucement la tête, feignant l'incompréhension.

- Qui pensiez-vous capturer ? Vous n'imaginez toute de même que je sois une menace.

Ses pupilles noisette se durcirent.

- Tu ne nous mèneras pas en bateau. Regarde autour de toi, espionne de pacotille, tu arrives trop tard.

Son sourire s'accentua, cruel.

- Cette exploitation nous est inutile désormais, nous n'avons plus rien à faire ici. Et tu vas gentiment repartir avec nous ou ce n'est pas la force qui nous manquera.

Un lien glacial s'enroula autour de mes chevilles. Je tombai à genoux. Cette fois, il y avait des mages de l'Air parmi eux. Un sous-fifre s'avança pour me lier les mains derrière le dos. Un éclat de glace fusa de ma paume lorsqu'il les attrapa. Il bondit en hurlant, son moignon sanguinolent serré contre son torse.

Je transperçai la poitrine d'un second mercenaire et pivotai sur mes appuis hors de portée de leur chef. J'eus tout juste le temps de bloquer un coup de sabre du tranchant de mon épée. Puis, je me baissai, poignardai l'homme et repoussai son corps sur un de ses coéquipier. Je courus jusqu'au bout du ponton où je m'immobilisai paume tendue.

Une violente bourrasque balaya mes jambes et je m'effondrai sur le ponton glissant, puis dégringolai dans l'eau froide. Dumë, à toi de jouer. Une sphère d'eau s'enroula autour de moi, j'inspirai à plein poumons. Le bouclier remonta à la surface et se stabilisa juste au-dessus de la surface du lac. Le chef d'escouade m'observait, droit comme un I, à l'entrée du ponton. Cinq autres hommes attendaient ses ordres.

Il leva deux doigts à droite, deux d'entre eux obtempérèrent. À peine eussent-ils fait un pas qu'une vague les cueillit et les emporta funestement au milieu du lac. Aussitôt, l'homme leva le bras et une multitude de serpentins luminescents s'enroulèrent autour de mon bouclier. La pression augmenta alors, me forçant à redoubler d'efforts pour ne pas finir broyée.

Dumë déploya toute sa force, les liens cédèrent un à un, face au mercenaire fou de rage. Je remarquai alors deux choses. La première, c'était qu'il était seul face à moi. La deuxième, c'est que les champs rougeoyaient tout en libérant dans l'air une fumée opaque. Ils foutaient le feu à l'exploitation !
Vive comme l'éclair, je projetai une immense vague d'eau sur les terres enflammées. À son tour, mon adversaire passa à l'attaque. Son épée ricocha sur mon bouclier, mais il ne s'en ému guère et l'assenait de coup de plus en plus violent.

Eteindre l'incendie demandait un effort conséquent. La vague diminua puis mourut sans avoir couvert un tiers de l'exploitation. Une vague m'écarta du mercenaire enragé et me refoula sur la berge quelque mètre plus loin. Mon bouclier éclata à cet instant. Dumë, épuisée, se retira au fond de ma conscience.

Je me précipitai vers les faux paysans encombrés de barrique d'huile qu'ils répandaient sur le sol. Je fauchai deux d'entre eux sur mon passage, les prochains m'opposèrent leur sabre. Je me glissai derrière un et l'achevai, esquivai juste à temps le fendant d'un second homme. Mon épée heurta la lame d'un troisième. Je feintai à droite, pivotai d'un quart de tour. Son élan l'emporta et il s'embrocha sur mon arme.

Essoufflée, je reculai d'un pas, en profitai pour attraper une dague dissimulée dans ma botte. Le mercenaire m'observait à distance, le sabre levé. Je guettai l'arrivée de leur chef, mais il semblait s'être volatilisé. Si j'éliminais ce dernier homme, j'avais une chance de sauver l'exploitation sans me dévoiler.

J'attaquai la première, comme me l'avait appris Caleb. Nos épées s'entrechoquèrent avec fracas. Mon élan l'obligea à reculer et se décaler maladroitement sur la droite. J'attrapai soudain le rebord d'une carcasse de charrette et me hissai debout d'un bond souple. Décontenancé, il me regarda grimper sur le toit de la structure d'un même mouvement. Ma dague se ficha droit dans son cœur.

Alors que je savourai presque ma victoire, une violente traction sur ma cheville me déséquilibra brutalement. Je chutai en arrière. Ma tête heurta les rayons d'une roue. Sonnée, ma vision se brouilla quelques instants. Un craquement sonore et une forte odeur âcre s'ensuivirent.

- Tu manques de discrétion, ma belle, railla M. Muscle. Dommage, j'aurais pu te donner quelques cours si tu t'étais montrée plus docile.

Je me redressai avec un grognement, pour constater avec effroi que les flammes envahissaient les bassins à une vitesse fulgurante. L'huile les disséminait efficacement jusqu'aux rives du lac. La glace recouvrit le lien opalescent qui m'immobilisait la jambe gauche, qui se brisa en quelques secondes.

Le dernier mercenaire se jeta sur moi à cet instant. J'esquivai son sabre et lui lançai un éclat de glace qu'il pulvérisa habilement. Sans attendre, je courus vers les pontons, pour l'instant épargné par les flammes. Par derrière, il m'assaillait de tir d'air comprimé, qui visaient mes jambes. Je les évitais aidée de Dumë et de mon sixième sens de mage.

Néanmoins, il me forçait à dévier ma trajectoire et me rabattait vers les champs et le brasier. Voyant mon but m'échapper, j'interrompis ma course et croisai les bras. Une rafale de glace le cueillit à quelques pas de moi, qu'il contra par une bourrasque puissante. Je reculai sur plusieurs mètres alors, qu'il s'effondrait au sol, les jambes sillonnées de coupures plus ou moins profondes.

Je le laissai pour mort et repris ma course folle tandis que les flammes me rattrapaient inexorablement. Ce fut ma seule erreur. Quelques pas plus loin, deux poinçons d'air comprimé se fichèrent, l'un devant mon pied, l'autre dans mon dos. Le premier provoqua ma chute, l'autre coupa ma respiration. La douleur fusa dans mon thorax, tandis que je tentai de me relever, désorientée. Une douleur fulgurante traversa ma cheville probablement foulée, tandis que j'inspirai avec peine.

Je ne sentis que trop tard le souffle du vent brûlant caresser ma peau, emportant avec lui des langues de flammes mortelles en même temps que le dernier souffle du mage de l'Air. La fournaise me recouvrit et dévora mes vêtements et ma peau. Je hurlai. Ma voix mourut en une quinte de toux sanguinolente.

La tête polluée de signaux de douleur, j'eus seulement le réflexe d'appeler l'Eau. Une main liquide m'arracha quelques secondes plus loin au brasier implacable. Elle m'échoua sur la berge, suffocante et la peau à vif.

L'air me manquait et mon corps entier n'était plus que souffrance. Incapable de réfléchir, je percevais le rugissement des flammes dans mon dos, mais je n'avais plus la force de les retenir.
Les ténèbres menaçaient d'emporter mon esprit torturé, lorsqu'une voix sembla héler mon prénom dans le lointain. Puis, une main me retourna doucement et souleva ma tête pour la tenir contre lui.

- Là, tout va bien, Laya, murmura la voix, angoissée. Tout va bien, je suis là. C'est fini, je vais te sortir de là.

Incapable de reconnaître le timbre pourtant si familier de mon subconscient, je sombrai dans l'inconscience.

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