Chapitre 1-2 Bas-toi ma fille
Il siffla de stupéfaction tandis qu'une douche glacée me pétrifia.
— Quelle chance, dis-donc, persifla-t-il le second homme de la ruelle. Quand il saura qui on lui rapporte, Leander se rendra enfin compte de la place qu'on mérite. Fini les bas-fonds de ce pays pourris !
Bien que la fréquence des battements de mon cœur grimpe crescendo à mesure que je percevais l'ampleur du bourbier dans lequel je m'étais fourrée, pas question de me laisser avoir comme une bleue ! Puisque j'étais découverte, autant tomber le masque.
Toujours au sol, les yeux clos, je plaquai ma paume contre le pavage. Aussitôt, un grondement sourd enfla des profondeurs de la terre et des pavés s'éjectèrent à quelques pas de nous. Je profitai de la diversion pour attraper une dague dans une de mes bottes et me relevai d'un bond souple. Le monde tangua un instant, mais j'eus le temps de ficher ma dague dans l'épaule de ma première cible.
Un cri de douleur déchira la nuit, puis le véritable combat s'engagea. Je laissai Dumë prendre les rênes, trop affaiblie par mes blessures internes pour accorder une confiance aveugle en mes vieux réflexes de survie. Enfin, pas si vieux que ça, en réalité, rectifiai-je avec amertume. Les premières bourrasques s'effritèrent contre mon bouclier liquide, tandis que mes lianes fauchaient leurs jambes, lorsqu'ils ne les esquivaient pas d'un bond souple.
Ils avaient tous les deux déjà combattu des Mages de la Terre. Un frisson d'horreur remonta mon échine et hérissa les poils de ma peau. La rage m'envahit à son tour, pulvérisant mon sang-froid. Ils payeraient pour leur crime !
Une pluie de stalactites s'abattit sur les silhouettes des mercenaires qui grognèrent douleur. L'un d'eux, jusque-là immobile, saisit deux couteaux puis disparut soudain de mon champ de vision. Blessée et fragilisée mentalement, j'en perdis mes automatismes. Je me focalisai sur le premier homme, le Mage, et le harcelai sans cesse, les lianes fouettant l'air à quelques centimètres de son visage, et les pics de glace entaillant ses bras et ses jambes insatiablement.
Sous le feu de ma colère, je vis la fureur puis la frustration crisper ses traits. Il faiblissait et serait bientôt à ma merci. Je compris mon erreur lorsque le premier couteau effleura le lobe de mon oreille. Le second se planta dans mon omoplate dans un sifflement mortel. Un liquide trempa ma chemise alors que j'accusai le coup silencieusement. Mon bouclier s'effondra comme un fétu de paille et je titubai en arrière, la vision trouble.
Je les avais sous-estimés. Au bord de l'inconscience, je les entendis vaguement approcher et anticipai le coup fatal, qui ne vint pas. Une vive lumière aveugla brutalement mes rétines alors qu'un frottement de tissu bruissa devant moi. Sous des hurlements de douleur, une vague de chaleur envahit la ruelle, lampa jusque mes pieds sans ne serait-ce que m'effleurer.
Je me risquai à ouvrir les paupières seulement lorsque le silence remplit à nouveau l'obscurité. Les mercenaires n'étaient plus là, ils s'étaient enfuis. Le sol, recouvert d'une pellicule de suie, exhalait une forte odeur de fumée. Ce qui m'emplit d'effroi, en revanche, fut la silhouette de dos, encapuchonnée, qui se retourna lentement. J'aperçus simplement un éclat doré, puis le noir obscurcit ma vision, et m'emporta dans les limbes.
Une vive douleur à la poitrine me tira violemment du sommeil profond et réparateur, dans lequel j'avais sombré. Je me redressai précautionneusement en grimaçant. Mon regard violet dériva sur les draps propres et blancs dont j'étais recouverte ainsi que de la chemise en flanelle beige dont j'étais vêtue. Méfiante, j'observai attentivement la petite chambre d'auberge sans rien remarquer de suspect. Sans bruit, je soulevai délicatement ma chemise et sifflai de mécontentement en découvrant l'hématome pourpre qui dépassait du bandage enserrant mon buste. J'en découvris un second sur mon épaule blessée, qui m'élançait furieusement. Je n'osai pas les retirer tant que je ne serais pas à l'abri.
Je m'attendais à tout moment à ce que mon mystérieux sauveur apparaisse dans l'entrebâillement de la porte, un plateau repas à la main, comme dans un mauvais roman, mais il n'en fit rien. Je me levai doucement, soulagée de pouvoir me mouvoir sans trop de douleur, puis attrapai des vêtements de rechange dans mon sac de voyage au pied du lit. Je me vêtis ensuite de ma cape qui reposait sur le dos d'une chaise et ajustai mon ceinturon, puis mon arc et mon carquois adossés au mur.
Un malaise palpant alourdissait l'atmosphère pourtant sereine de la chambre silencieuse. L'inconnu m'avait ramené ici et ainsi que toutes mes affaires qu'il avait récupérées dans mon ancienne chambre louée pour la semaine. Soit il m'avait pisté, soit il me connaissait. En tous les cas, je n'avais pas été assez attentive car j'étais toujours incapable de l'identifier.
L'idée d'être ainsi surveillée me répugnait tant que je me hâtai de quitter l'auberge sans profiter de cet instant de repos. Je jetai simplement un coup d'œil par la fenêtre avant de m'engouffrer hors de la chambre. Le bâtiment se trouvait à gauche de l'entrée de la ville, qui grouillait de soldats agités. Les évènements de la nuit étaient forcément à l'origine de l'affolement général que j'aperçus dans la rue principale.
Je remontai le couloir désert et descendis l'escalier d'un pas rapide, mais mesuré. La salle de restauration était vide et personne ne s'affairait au comptoir. Je fronçai les sourcils, ce silence était étrange pour une auberge à l'aspect plus luxueux que la plupart de cette ville de malfrat. Je haussai finalement les épaules et poussais le battant, résolue.
— Attendez, Madame !
Je sursautai avant de reprendre aussitôt contenance et me retournai avec méfiance. Une jeune fille venait de jaillir de la réserve dissimulée derrière le comptoir par un simple rideau coulissant. Les joues rouges et le col de sa robe décolletée mal ajustée, elle brandit devant elle un morceau de papier froissé. Le pan de tissu dissimulait le contenu de la réserve, mais j'avais eu le temps d'apercevoir une silhouette aux vêtements sombre.
Je m'approchai du comptoir en soupirant, pas dupe. Je saisis le billet avec un hochement de tête gratifiant, puis sortit enfin de ce lieu troublant. Toutefois curieuse, je dépliai le papier chiffonné. Quelques mots y étaient griffonnés à la hâte : « Cheval attaché - 500m - NO entrée ville »
J'en déduisis aussitôt que l'inconnu avait récupéré mon cheval à l'écurie et l'avait dissimulé à proximité de l'entrée de la ville. Rusé, le joli-cœur, songeai-je, amusée malgré moi. Bien que le mystère de son identité me tracasse fortement, je ne pouvais que le remercier pour son aide. Il m'avait sauvé la vie.
Je me faufilai à travers la foule hétéroclite massée devant la porte de la ville, et parvins à accoster un soldat aux traits tirés par la fatigue.
— Faut-il un laisser passer pour sortir de la ville ? m'enquis-je d'une voix ferme, mais posée.
Il me jeta un regard soupçonneux avant d'hocher la tête. Je sortis aussitôt un coupon de papier marqué du sceau du Haut-Conseil sans plus de cérémonie. Je devais quitter Diell au plus vite et m'éloigner du danger mortel que représentaient les Mages de l'Air encore présents.
L'homme enrôlé parcouru les quelques lignes à la hâte et s'attarda un instant sur la signature en bas de la page, puis me rendit le passe-droit.
— Suivez-moi, bougonna-t-il.
Je lui emboîtai le pas jusqu'au barrage de militaire qu'il me fit franchir avec un signe de tête entendu à ses collègues en faction. Puis, il repartit sans un mot, visiblement fort occupé par la panique générée par notre affrontement de cette nuit.
Un poil coupable, je suivis la route principale quelques temps avant de bifurquer à travers champ vers l'orée d'un bois, au nord-ouest de Diell. Comme convenu, un étalon scellé à la robe noire broutait l'herbe tendre, un licol attaché à un tronc d'arbre. Une unique tache blanche parait le haut de sa tête fuselée, qui étincela à la lueur du soleil lorsqu'il releva les naseaux de la barrique d'eau posée au sol.
Je lui flattai l'encolure avec tendresse, heureuse de le retrouver en vie. Je l'avais échappé belle cette nuit. Je m'empressai de le détacher et de monter en scelle, puis de le talonner jusqu'à regagner la route menant tout droit à l'Académie. Une fois éloignée de plusieurs kilomètres de la ville faucheuse, comme elle était surnommée, je pus relâcher la pression des dernières heures.
Pourtant, je n'avais pas encore le luxe de ressasser toutes les informations recueillies cette nuit en pleine figure. Je ne devais pas perdre ma concentration avant d'avoir regagner l'Académie. Le trajet me parut interminable. Une journée et demi à dos de cheval entrecoupée de courtes pauses anxieuses. Les champs de lavande défilaient en périphérie de mon champ de vision sans attirer mon attention, alors que ce paysage aux saveurs olfactives unique me comblait d'exaltation d'ordinaire.
Trois ans plus tôt, j'effectuais ce même chemin, tout juste intégrée dans les rangs des militaires, sous les ordres du Directeur de l'Académie. Il faisait déjà nuit lorsque j'étais arrivée aux portes du havre de paix, mon nouveau chez-moi.
J'atteignis l'entrée secondaire, remplie d'un savant mélange d'euphorie et de satisfaction. J'avais accompli ma première mission avec succès, rapportant avec moi des informations cruciale pour faire tomber un réseau de trafiquant implanté en Méthinie et basés à Diell.
Mon arc sur l'épaule, je traversai la pâture déserte en courant, désireuse de regagner les murs de l'Académie. L'herbe haute chatouillait mes mollets à travers mon pantalon fin. Des buissons jalonnaient la prairie çà et là, je les contournais aisément. Pourtant, parvenue jusqu'au battant verrouillé de l'intérieur, je m'immobilisai, les sens aux aguets.
Je tâtai les alentours avec ma magie, à la recherche d'une quelconque aura. Dissimulé derrière un buisson à quelques mètres de moi, une signature magique palpitait faiblement, presque masquée par la volonté du Mage. Aussitôt, je bandai mon arc et encochai une flèche.
— Sortez, sifflai-je.
Le silence m'offrit sa réponse. Impassible, j'ajustai mon tir, et lui laissai une ultime chance.
— Montrez-vous, ou je tire. Je ne rate jamais ma cible, prévins-je, incisive.
— Vous n'en aurez pas besoin, réfuta une voix de femme assurée.
La silhouette se redressa promptement, le menton levé et les yeux teintés de défi. Je soutins son regard, fière et déterminée. J'étais une Héritière, je ne m'inclinais devant personne, hormis une seule dont le cœur ne battait plus depuis longtemps, par ma faute. Elle baissa la tête la première, mais ses poings crispés trahissaient sa position clairement sur la retenue.
— Que voulez-vous ?
Ses yeux noisettes rempli d'une férocité contenue contrastaient avec la finesse des traits de son visage hâlé, encadré par une cascade de boucle brune aux reflets soyeux.
— Simplement un abri, rétorqua calmement la femme.
— Vous croyez que je vais vous laisser entrer à l'Académie sans poser de question ? ricanai-je moqueusement
Un sourire en coin étira ses lèvres pleines, tandis que l'amusement se disputait à la détermination au fond de ses prunelles.
— Il n'y a qu'à vous que je peux demander cela, répliqua-t-elle.
Je haussai un sourcil mesuré. Intriguée, mais pas amadouée.
— Qui êtes-vous ? m'enquis-je, sceptique
— Vous n'avez pas besoin de le savoir.
Une pointe d'agacement perça ma carapace d'impassibilité.
— Je ne reposerai pas la question, cinglai-je. Répondez ou je vous abats sans sommation.
— Vous ne tirerez pas, affirma la femme.
— Vous croyez ?
Pour renforcer ma menace, je redressai mon arc et desserrai l'un de mes doigts, droite comme un I.
— Ne lui faites pas de mal ! cria soudain une seconde voix.
La pointe de ma flèche dévia vers le front d'un jeune garçon surgi du buisson, les yeux écarquillés d'horreur. Je baissai instinctivement mon arme face à l'enfant, le regard planté dans le sien, sonnée.
Deux prunelles grises comme un ciel d'orage me dévisageaient, suppliantes. Je me perdis dans leur immensité, tandis que les souvenirs resurgissaient en masse dans ma mémoire à fleur de peau. Le sourire d'un garçon du même âge, souriant et timide, affectueux, mais secret. Un frère, un ami, un confident. Une perte déchirante, un chagrin sans borne et un vide irremplaçable.
Des cheveux noirs corbeaux à la peau hâlée de son visage, ce gamin était son portrait craché. Je repointai mon arc à une allure moins mesurée sur la femme, toujours stoïque. Rien ne laissait à penser qu'elle avait perçu mon trouble, mais je savais que c'était le cas.
— Qui êtes-vous ? articulai-je dans un grognement, suffocante.
Je crus voir une lueur d'excuse traverser ses yeux alors qu'elle secouait la tête en signe de dénégation.
— Je regrette, je ne peux rien vous dire, votre Altesse.
Cette fois, j'entrouvris les lèvres et haletai. Elle savait très bien qui j'étais. Comment m'avait-elle retrouvée, c'était un mystère, mais une sueur froide dégoulina le long de mon dos.
— Je veux que vous protégiez mon fils, reprit-elle d'une voix plus douce. Je veux que vous le mettiez en sécurité et que vous veilliez sur lui jusqu'à ce que je puisse venir le chercher.
Au ton de sa voix et à la résignation qui brillait dans ses prunelles chocolat, je sus qu'elle n'espérait pas le revoir un jour. Mon cœur se serra à cette pensée, je comprenais mieux que personne la souffrance qui attendait cet enfant.
Vous fuyez ?
Ma question sonnait plus comme une affirmation, mais elle opina néanmoins.
— Ils nous cherchent en ce moment, mais ils ne remonteront pas jusqu'ici, précisa la femme. Je serais déjà loin lorsqu'ils se rendront compte qu'ils ont encore perdu la piste. Seule, je parviendrais à leur échapper.
J'acquiesçai d'un discret hochement de tête, sans baisser mon arme. Mon choix était déjà fait, mais je devais profiter de mon avantage une dernière fois. L'enfant s'agitait déjà et je sentais gonfler en lui le désespoir. Son aura en était saturée.
— Qui ça, « ils » ?
La femme pinça les lèvres, réticente. Elle ne souhaitait pas me mettre en danger, mais je méritais de connaitre cette information.
— Le même homme qui vous a chassé de chez vous il y a cinq ans, finit-elle par lâcher du bout des lèvres. Il ne reculera devant rien pour récupérer son...
Elle n'acheva pas sa phrase rempli d'aigreur, mais n'en eut pas besoin. Je serrai les dents face à l'aveu tant redouté et la coïncidence plus que troublante de me retrouver sur la route de sa femme et de son enfant en fuite.
Je m'apprêtai à poser une dernière question lorsque Dumë m'avertit d'un danger imminent. Je sondai le périmètre aux aguets. À cinq ou six kilomètres de là, une vingtaine d'hommes quadrillaient le sous-bois. Il fallait que je prenne ma décision, maintenant.
J'abaissai lentement mon arc et tendis une main vers la femme, dont je ne connaitrai pas le nom. Nous échangeâmes une poignée de main, scellant un accord tacite. Puis, je me détournai pour octroyer à la mère et son fils un dernier instant, un adieu.
Les larmes dévalèrent les joues de l'adolescent, mais pas un son ne franchit ses lèvres tremblotantes. Tête basse, il comprenait la situation et l'acceptait, mais la douleur n'en restait pas moins fulgurante.
Quelques minutes plus tard, la silhouette de la femme disparaissait dans le manteau de la nuit, après un dernier regard reconnaissant. Muette, je guidai le gamin d'une main au bas du dos derrière les murs protecteurs de l'Académie.
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